22.

L’impatience et l’espérance, en cet été 1943, ne peuvent effacer la souffrance qui s’impose à tous les peuples des nations en guerre.


D’un bout à l’autre du monde, des îles du Pacifique à l’océan Glacial Arctique, des collines caillouteuses de Sicile à la région de Smolensk, les hommes, les peuples – quelles que soient leurs responsabilités dans la naissance du conflit – souffrent.


On meurt sous les coups de matraque dans les camps de concentration.

On meurt étouffé dans les chambres à gaz d’Auschwitz, de Birkenau ou de Treblinka… On hurle sous les tortures dans les caves de la prison de Montluc à Lyon. Un ouragan de feu dévore les villes bombardées, allemandes, françaises, italiennes, anglaises ou japonaises.

Et puis il y a la souffrance individuelle, celle des hommes illustres comme des anonymes.


De Gaulle apprend ainsi que le 20 juillet 1943, sa nièce, Geneviève de Gaulle, est tombée dans une souricière tendue par les « Français » de l’équipe Bony-Laffont, la bande « gestapiste » de la rue Lauriston.

Un traître les a renseignés.

Ils se sont mis à l’affût dans une librairie, Au vœu de Louis XIII, 68, rue Bonaparte à Paris.


C’est une des boîtes aux lettres de Défense de la France, ce mouvement de résistance qui, le 14 juillet 1943, a eu l’audace de distribuer dans le métro son journal clandestin Défense de la France.

Geneviève de Gaulle fait partie de ce mouvement.

Elle va être déportée au camp de Ravensbrück, elle va voir des animaux à visage humain, elle va voir les yeux des bêtes traquées.

Souffrance pour Charles de Gaulle.


Et ces jours-là, d’autres humains, à Hambourg, à Berlin, à Essen, dans la plupart des villes allemandes, sont enveloppés par les flammes des bombardements.

La nuit, ce sont des escadrilles anglaises de plusieurs centaines d’avions qui bombardent les villes.

Le jour, les mêmes villes sont écrasées sous les bombes que larguent les Forteresses volantes américaines.

Combien de morts dans le bombardement de Hambourg lors de la nuit du 24 au 25 juillet 1943 ? Il y avait au-dessus de la ville 791 bombardiers. Les raids se sont succédé jusqu’aux 2 et 3 août. Les avions ont déversé 8 300 tonnes de bombes, 900 000 personnes se sont retrouvées sans abri et il y a eu 40 000 morts et 125 000 blessés.

L’incendie de la ville propage une chaleur de 800 degrés et crée une aspiration d’air qui a la force d’un vent de cyclone. Au moins 20 000 immeubles sont en feu.



Une adolescente de quinze ans raconte que sa mère l’enveloppe dans des draps mouillés, la pousse hors de l’abri en lui criant : « Cours ! » Une chaleur intense la saisit. Elle se trouve plusieurs fois face à un mur de flammes. « J’avais l’impression d’être emportée par la tempête », dit-elle.

L’asphalte a fondu.

« Il y a des gens sur la route, certains déjà morts, d’autres encore vivants mais pris dans l’asphalte… Leurs pieds s’y sont collés, puis ils ont pris appui sur leurs mains pour essayer de se dégager. Ils sont là, sur les mains et les genoux, à hurler… »

Si les mots ont un sens, c’est l’ENFER. ENFER.


« Nous nous trouvons dans une situation d’infériorité impuissante, écrit Goebbels dans son Journal, et il nous faut encaisser les coups des Anglais et des Américains avec rage et opiniâtreté. »


Le ministre de l’Armement, Albert Speer, se rend plusieurs fois dans la Ruhr.

Des avions « destructeurs de digues », volant à basse altitude, ont fait exploser les barrages construits sur le cours des fleuves principaux, l’Eder et la Möhne. Les masses d’eau libérées ont inondé la région, noyé les récoltes, détruit des usines, tué les travailleurs étrangers et les prisonniers de guerre qui y étaient employés.


La production d’acier s’effondre. De nouveaux raids, au mois d’août, endommagent les usines de roulements à billes.

Albert Speer explique au Führer que l’on va atteindre une limite « au-delà de laquelle l’industrie qui fournit le matériel d’armement peut s’effondrer complètement… À un moment donné, nous allons avoir des avions, des chars ou des camions auxquels manqueront certaines pièces détachées… ».


Mais l’Allemand qui a retrouvé les corps de ses proches brûlés, identifiés seulement par un bijou et une dent en or qui n’ont pas fondu, ne se soucie que de sa survie, de la possibilité de quitter les villes, afin de se réfugier dans les villages.

On n’écoute plus les harangues de Goebbels. On ne lit plus les journaux : « ce sont des absurdités, des mots creux ». Le service de sécurité des SS constate que de « larges secteurs de la population se ferment volontairement à la propagande sous sa forme actuelle ».

« Les histoires que les camarades évacués ont répandues ont créé un effet de choc et d’immense consternation sur tout le territoire du Reich. »

Des membres du Parti se font insulter. Personne ne répond à leur « Heil Hitler ».


Le général Jodl, parlant devant les Gauleiters nazis réunis à Munich, peint la situation avec des couleurs sombres.

« Ce qui pèse le plus lourdement sur le pays et en conséquence par réaction sur le front, dit-il, ce sont les raids de terreur de l’ennemi sur nos foyers, sur nos femmes et nos enfants. À cet égard, la guerre a pris par la seule faute de l’Angleterre un caractère que l’on ne croyait plus possible depuis le temps des guerres raciales et des guerres de Religion.

« L’effet psychologique, moral et matériel de ces raids de terreur est tel qu’il faut absolument les enrayer, si on ne peut totalement les empêcher. »

Jodl n’hésite pas à ajouter alors qu’un silence pesant écrase la salle :

« Le démon de la subversion circule dans le pays entier. Les lâches cherchent un moyen d’en sortir ou, comme ils le prétendent, une solution politique. Ils disent que nous devons négocier pendant que nous avons encore quelque chose en main. »

Загрузка...