7.

Où est ce renard de Rommel ?


De Gaulle, dans son bureau de Carlton Gardens, le siège de la France Combattante à Londres, a fait déployer une carte de la Tunisie.

Il pointe du doigt le défilé de Faïd, au nord de Gabès.

Là, le 2 décembre 1942, un bataillon du 7e régiment de tirailleurs algériens, appuyé par des parachutistes américains, a bousculé la Ve armée allemande, première victoire de l’armée d’Afrique depuis son entrée dans la guerre.

Les tirailleurs avaient fait 120 prisonniers.


De Gaulle reste un long moment penché sur la carte, puis d’un mouvement brusque il se redresse.

Il murmure : « Que de temps perdu ! »

Le général Giraud et l’amiral Darlan – ce dernier « exécuté » le 24 décembre 1942 par le jeune patriote Bonnier de La Chapelle qu’on a fait fusiller dans la nuit – ont commencé par résister au débarquement des troupes américaines.

Quel gâchis, que de souffrances vaines : 3 000 Français tués ou blessés, des pertes identiques du côté des Américains.

Et la Tunisie oubliée dans les plans américains ! Les Allemands et les Italiens ont occupé le pays et il faut maintenant les chasser.


Où est ce renard de Rommel ?

Il devra faire face aux troupes américaines venues d’Algérie, appuyées par les « giraudistes », et aux Anglais de Montgomery progressant du sud vers le nord, de la Tripolitaine à la Tunisie.

« Bientôt, dit de Gaulle d’une voix solennelle, la colonne du général Leclerc qui a conquis le Fezzan fera sa jonction avec les troupes britanniques. »


« Que d’années perdues ! » répète de Gaulle.

Si en 1940 l’Afrique du Nord avait refusé de suivre Pétain et Laval, le sort de la guerre, de la France eût été différent.

Or rien n’est réglé en ce début d’année 1943 !


« Ce qui se passe en Afrique du Nord, du fait de Roosevelt, est une ignominie, dit de Gaulle. Une sorte de nouveau Vichy, sans Pétain, est en train de se reconstituer sous la coupe des États-Unis. »

La législation antisémite de Vichy est maintenue. Les gaullistes qui ont préparé le débarquement américain sont menacés, poursuivis, certains incarcérés. La presse est censurée. Les prisonniers politiques, c’est-à-dire les partisans de la France Libre, continuent d’être parqués dans des camps de concentration.

« L’effet de cette situation sur la résistance en France est désastreux, reprend de Gaulle. Quelques gaffes de cette sorte commises par les Américains, et la Résistance ne croira plus à la capacité et à la pureté de la France Combattante. Ce sont les communistes qui se présenteront comme les durs et les purs alors qu’ils ont commencé la guerre en désertant le combat, alors qu’ils ont attendu l’entrée en guerre de l’URSS pour me faire un signe et ne plus m’attaquer. »


De Gaulle marche de long en large, bras croisés, buste penché.

Il sent, il sait que le moment est crucial.

Roosevelt, suivi par Churchill, veut se débarrasser de la France Combattante, s’appuyer sur ce général Giraud qui a fait acte d’allégeance à Pétain mais qui est aussi un adversaire résolu des Allemands.

De cette manière, on écartera de Gaulle et ses ambitions.

Ce de Gaulle, répète le président des États-Unis, personne ne l’a élu, « c’est un fanatique et une nature fasciste ! La légitimité, c’est Pétain qui l’incarne. Il faut briser ce général de coup d’État qui veut reconstituer l’Empire français ».

Mais Roosevelt en est persuadé, l’heure est à la fin des colonies. Maroc, Algérie, Tunisie, Afrique-Occidentale ou Équatoriale, tous ces territoires doivent accéder à l’indépendance ou la retrouver !

Quant à Churchill, dans un grand discours à la Chambre des communes réunie en comité secret, il a justifié les choix de Roosevelt.

Le Premier ministre anglais a déversé toutes ses rancœurs accumulées contre de Gaulle, évoquant le « caractère difficile du général », l’« étroitesse » des vues de cet « apôtre de l’anglophobie ».

« Je ne vous recommanderai pas de fonder tous vos espoirs et votre confiance sur cet homme, a-t-il dit aux députés. Il ne faut pas croire qu’à l’heure actuelle notre devoir serait de lui confier les destinées de la France, pour autant que cela soit en notre pouvoir… Nous ne l’avons jamais reconnu comme représentant de la France… Je ne puis croire que de Gaulle incarne la France. »


Qu’opposer à ce réquisitoire de Roosevelt et de Churchill ?

La vague patriotique qui en cette mi-janvier 1943 soulève la France se tourne vers de Gaulle.

À Londres, de Gaulle reçoit le socialiste Christian Pineau, d’autres résistants du mouvement Libération qui arrivent du pays occupé qui tous réclament la constitution d’un Comité national où se regrouperaient les représentants des partis et des mouvements de résistance.

Il écoute. On lui apporte, ce 16 janvier, une longue lettre de Léon Blum qui, de sa prison, insiste pour qu’il mette sur pied un « programme de rassemblement national ». Blum indique qu’il a écrit à Churchill et à Roosevelt : « On sert la France démocratique en aidant le général de Gaulle à prendre dès à présent l’attitude d’un chef. »

De Gaulle ferme à demi les yeux.

Il se souvient de ce jour de 1936 où Blum, président du Conseil, l’avait reçu, harcelé par les téléphones, impuissant à entreprendre la réforme de l’armée. De Blum, acceptant et même se félicitant de Munich. De Blum favorable, le 16 juin 1940, à la constitution d’un gouvernement Pétain. Et ce Blum aujourd’hui, homme honnête, soucieux de l’avenir du pays et apportant son concours à la France Combattante.


De Gaulle, allant et venant dans son bureau, fumant cigarette sur cigarette, médite longuement. Il se sent capable de gagner cette partie, parce qu’il ne joue que pour la France et en son nom.


Mais il faut être sur ses gardes à chaque instant.

Que veut Eden, le ministre des Affaires étrangères anglais, qui le convoque le 17 janvier 1943 à midi au Foreign Office pour une « communication hautement confidentielle » ?

Eden paraît gêné, lançant des coups d’œil à sir Alexander Cadogan, qui l’assiste, expliquant que le Premier ministre et le Président Roosevelt sont au Maroc depuis quatre jours.

Puis il tend un télégramme de Churchill. De Gaulle lit en silence.

« Je serais heureux que vous veniez me rejoindre ici par le premier avion disponible – que nous fournirons. J’ai en effet la possibilité d’organiser un entretien entre vous et Giraud dans des conditions de discrétion complète… »

De Gaulle regarde Eden. Il ne lui remettra sa réponse qu’après réflexion, dit-il. Qui invite ? Churchill seulement, ou bien le Premier ministre et le président des États-Unis ?

Veut-on qu’il soit le « poulain » des Britanniques parce que Giraud est celui des Américains ? Est-ce ainsi que l’on traite la France ? Dans un territoire sous souveraineté française ?

À 17 heures, il est de retour au Foreign Office. Il lit à Eden sa réponse à Churchill.

« Votre message est pour moi assez inattendu… Je rencontrerais volontiers Giraud en territoire français où il le voudra et dès qu’il le souhaitera… mais l’atmosphère d’un très haut aréopage allié autour de conversations Giraud-de Gaulle et d’autre part les conditions soudaines dans lesquelles ces conversations me sont proposées ne me paraissent pas les meilleures pour un accord efficace. »

Il lève la tête. Eden paraît accablé. Sans doute Churchill a-t-il affirmé à Roosevelt qu’il convoquerait son « coq » puisque Roosevelt a le sien. Car Giraud, naturellement, a obtempéré. Le Premier ministre doit craindre de perdre la face devant le président des États-Unis. Il va donc réagir avec violence.

« Des entretiens simples et directs entre chefs français seraient, à mon avis, poursuit de Gaulle, les plus propres à ménager un arrangement vraiment utile. »

Il va à nouveau télégraphier à Giraud qu’il est prêt à le « rencontrer en territoire français entre Français ».

Que veulent les Alliés ? interroge-t-il. Une « collaboration » ? Un nouveau « Montoire » à leur profit ?

Il sort du Foreign Office en compagnie de son aide de camp, le capitaine Teyssot.

« Ils essaieront de me mêler à leur boue et leurs saletés en Afrique du Nord, dit-il. Ils veulent me faire avaler Vichy : il n’y a rien à faire, je ne marcherai pas. »

Il va quitter Londres demain, se rendre auprès des Forces navales Françaises Libres à Weymouth. Peut-être réussira-t-il à dire quelques mots à Philippe. En tout cas, il verra des combattants. Et il respirera l’air libre de la mer.


Il fait froid, ce 18 janvier 1943, sur l’appontement de Weymouth. Il bruine. De Gaulle aperçoit au dernier rang des marins et des aspirants qui l’entourent son fils Philippe. Un bref regard. Une émotion qu’il faut contenir pour s’adresser à ces hommes, leur expliquer en quelques mots qu’aucun compromis n’est possible entre la France Combattante, eux, et les anciennes autorités de Vichy. Puis un aspirant de grande taille lui prête son ciré. Car de Gaulle veut partager, ne fût-ce que quelques heures, la vie de ces marins, connaître l’existence que mène Philippe. De Gaulle monte à bord de la vedette du chef de patrouille.

Le vent, les embruns, l’horizon gris qu’il scrute avec des jumelles depuis l’étroite passerelle. La vedette creuse son sillon à grande vitesse. Et ce n’est qu’au bout de trois heures que de Gaulle donne le signal du retour. Il aperçoit, au moment où la vedette stoppe le moteur, Philippe qui, sur son navire, commande la manœuvre.

Mais il faut déjeuner à l’hôtel Gloucester, avec les autorités de la base. Et l’heure du départ approche.

De Gaulle s’isole un quart d’heure dans un petit bureau. Voici Philippe, enfin ! Si frêle d’apparence, mais qu’il sent vigoureux cependant. On n’échange que quelques phrases. Une accolade un peu plus longue qu’à l’habitude.



Il regarde son fils s’éloigner. Quand le reverra-t-il ? À la grâce de Dieu !


Il s’attend, dès son retour à Londres, à recevoir un nouveau message de Churchill, qui sera, il en est convaincu, menaçant.

Mais la colère bouillonne en lui quand il lit, le 19 janvier, le texte du télégramme de Churchill : « Je suis autorisé à vous dire que l’invitation qui vous est adressée vient du président des États-Unis, aussi bien que de moi-même… Les conséquences de ce refus, si vous persistez, porteront un grave dommage à la France Combattante… Les conversations devront avoir lieu même en votre absence… »

Menace ! Chantage ! De Gaulle ne peut pas décider seul, le moment est trop grave. Il réunit le Comité national. Il est réticent, mais la majorité se prononce pour la participation aux conversations. Il grimace.

« J’irai au Maroc pour me rendre à l’invitation de Roosevelt, dit de Gaulle. Je n’y serais pas allé pour Churchill seul. »

Il lit lui-même à Eden, d’une voix sèche et méprisante, le texte de sa réponse :

« Vous me demandez de prendre part à l’improviste… à des entretiens dont je ne connais ni le programme ni les conditions, et dans lesquels vous m’emmenez à discuter soudainement avec vous de problèmes qui engagent à tous égards l’avenir de l’Empire français et celui de la France…

« Mais la situation générale de la guerre et l’état où se trouve provisoirement la France ne me permettent pas de refuser de rencontrer le président des États-Unis et le Premier ministre de Sa Majesté… »


De Gaulle s’installe dans l’avion. Le siège est étroit, le froid vif. Boislambert, l’un des premiers Français Libres, ne peut trouver place que sur un tas de cordages aux pieds de De Gaulle.

De Gaulle se retourne. La cabine est encombrée, le capitaine Teyssot est assis au fond, à même le plancher.

De Gaulle ne souffre pas physiquement de cet inconfort. Il ferme les yeux. Il somnole. Boislambert s’est endormi et appuie sa tête sur son genou. Mais cet avion glacé où les Anglais ont entassé des représentants de la France Combattante est le symbole de la faiblesse française, du mépris britannique.


À Gibraltar, dans la douceur du climat qui contraste déjà avec l’humidité londonienne, le général MacFarlane est aimable. Mais à l’arrivée, le 22 janvier, à l’aéroport de Fedala, de Gaulle se sent à nouveau humilié. Cette terre marocaine est sous la souveraineté française, et cependant il n’y a pas de garde d’honneur pour accueillir le chef de la France Combattante. Seulement le général américain Wilbur, que de Gaulle reconnaît. Wilbur était élève à l’École de guerre. Il y a un représentant de Churchill et le colonel de Linarès, qui transmet une invitation à déjeuner de Giraud. Et partout, des sentinelles américaines. Au moment où il monte dans la première voiture, de marque américaine remarque-t-il, de Gaulle voit Wilbur tremper un chiffon dans la boue et barbouiller les vitres du véhicule. La venue de De Gaulle doit demeurer secrète.

On arrive dans le quartier d’Anfa, situé sur une colline. De grandes villas sont dispersées dans un parc. De Gaulle descend. Il remarque les postes de garde américains, les barbelés, les sentinelles qui vont et viennent, empêchant quiconque de sortir ou d’entrer sans l’autorisation du commandement américain.

Il est sur une terre « française » et il se sent captif. On lui inflige une « sorte d’outrage ».

Donc, ici, plus que jamais, face à ce Premier ministre et à ce Président qui agissent en souverains, il ne faut pas céder d’un pouce. Question de dignité. Et choix politique : que serait demain la France libérée si elle avait commencé d’accepter la loi de deux « protecteurs » ?

Nous battons-nous pour changer d’occupants et de maîtres ?


Il salue Giraud, qui n’a pas changé depuis qu’ils s’étaient croisés à Metz, en 1938, avec sa vanité à fleur de peau, ce ton de condescendance et cette assurance presque naïve.

« Bonjour, Gaulle, lance Giraud.

— Bonjour, mon général, répond de Gaulle. Je vois que les Américains vous traitent bien ! »

Giraud ne paraît pas avoir saisi la critique. Soyons plus précis !

« Eh quoi, reprend de Gaulle, je vous ai par quatre fois proposé de nous voir et c’est dans cette enceinte de fil de fer, au milieu des étrangers, qu’il me faut vous rencontrer ! Ne sentez-vous pas ce que cela a d’odieux au point de vue national ? »

Boislambert s’approche, lui dit à voix basse que la maison est surveillée par des sentinelles américaines.

Inacceptable. Deux chefs français ne peuvent être gardés par d’autres troupes que celles qui relèvent de leur commandement. De Gaulle ne passera à table que lorsque des soldats français auront remplacé les Américains.

Une heure et demie d’attente. Enfin, voici la Légion qui prend position.

On peut commencer à déjeuner. Giraud raconte son « évasion extraordinaire » d’Allemagne.

« Mais comment avez-vous été fait prisonnier, mon général ? » demande de Gaulle.

Puis il se tourne vers Boislambert. Que le commandant raconte ce qu’il a vu dans les prisons de Vichy et en France occupée. Que Giraud comprenne ce qui se passe dans le pays.

Boislambert parle des cheminots, des masses ouvrières qui se soulèvent contre l’occupant. Giraud hausse les épaules. La Résistance, dit-il, ce sont les élites. Puis il évoque les gouverneurs des colonies. Boisson, Noguès, tous ces hommes de Vichy dont la collaboration lui paraît indispensable.

À quoi bon poursuivre ?


Dans l’après-midi, Churchill.

Le Premier ministre est tendu.

De Gaulle s’emporte. Il ne serait pas venu, dit-il, s’il avait vu qu’il serait « encerclé en terre française par des baïonnettes américaines ».

« C’est un pays occupé ! s’écrie en français Churchill. Si vous m’obstaclerez, je vous liquiderai. »

Puis il se calme, esquisse sa solution au problème français. Un triumvirat, de Gaulle, Giraud et le général Georges que l’on ferait venir de France.

Georges ! L’adjoint de Gamelin !

« Pour parler ainsi, répond de Gaulle, il faut que vous perdiez de vue ce qui est arrivé à la France… »

Il écoute silencieusement quand Churchill menace, prétend qu’il faut accepter la présence des hommes de Vichy, Noguès, Boisson, Peyrouton, ancien ministre de l’intérieur de Vichy, Bergeret. Ils entreraient au Comité national.

« Les Américains les ont maintenant adoptés et veulent qu’on leur fasse confiance », conclut-il.

De Gaulle se lève.

« Je ne suis pas un homme politique qui tâche de faire un cabinet et tâche de trouver une majorité… », dit-il.

« Ce soir, reprend Churchill, vous conférerez avec le président des États-Unis et vous verrez que, sur cette question, lui et moi sommes solidaires. »


Qu’imaginent-ils ? Qu’il va céder ?

Il apprend que, avant de le recevoir, Roosevelt a donné un grand dîner en l’honneur du sultan du Maroc et laissé entendre que la France ne pourra plus être une grande puissance assumant un protectorat.

Que croit donc Roosevelt ?

De Gaulle parcourt à grands pas en compagnie de Boislambert les quelques centaines de mètres qui séparent sa villa de celle du Président. Il entre dans le salon, qu’il traverse de trois longues enjambées. Roosevelt, vêtu d’un costume blanc, est à demi étendu sur un vaste canapé qui occupe tout le fond de la pièce. Il ouvre les bras pour accueillir de Gaulle.

« Je suis sûr que nous parviendrons à aider votre grand pays à renouer avec son destin, dit-il.

— Je suis heureux de vous l’entendre dire », répond de Gaulle.

Il s’est assis près du Président. Il distingue des silhouettes derrière le rideau au-dessus de la galerie du living-room. Il lui semble même que ces hommes, sans doute les membres du service de protection, sont armés.

On le tient en joue, comme si l’on craignait qu’il n’agresse Roosevelt !

« Les nations alliées, reprend Roosevelt, exercent en quelque sorte un mandat politique pour le compte du peuple français. »

De Gaulle le dévisage. Roosevelt sourit, prononce quelques phrases aimables. Il veut séduire. Se rend-il compte qu’il « assimile la France à un enfant en bas âge qui a absolument besoin d’un tuteur » ?

« La volonté nationale a déjà fixé son choix », dit de Gaulle.

L’entretien est terminé.


De Gaulle rentre à pas lents avec Boislambert. Il fait beau. La vue est vaste et calme. De Gaulle s’assoit quelques instants sur un banc. « Il faut, dit-il à Boislambert, que vous franchissiez secrètement le réseau de barbelés et apportiez une lettre au commandant Touchon. »

Cet officier a été élève de De Gaulle à Saint-Cyr et il réside à Casablanca.

Dans la nuit, d’une tiédeur exceptionnelle pour ce 23 janvier 1943, de Gaulle écrit :

« Mon cher ami,

« Comme vous vous en doutez, je me trouve ici depuis hier, attiré par l’aréopage anglo-américain qui s’est enfermé dans cette enceinte… Il s’agit d’obliger la France Combattante à se subordonner au général Giraud… Le désir des Américains… vise à maintenir Vichy pour le ramener dans la victoire… et établir un pouvoir français qui ne tienne que grâce à eux et n’ait par conséquent rien à leur refuser… J’ai vu le général Giraud… dans l’ambiance qu’ils ont créée ici pour la circonstance et qui rappelle celle de Berchtesgaden. Giraud me fait l’effet d’un revenant de 1939… Je crains qu’on ne le manœuvre aisément en pesant sur sa vanité… Je n’accepterai certainement pas la combinaison américaine… Dans l’hypothèse extrême d’une rupture, Washington et Londres présenteront les choses à leur manière, c’est-à-dire en m’accablant. J’aurai alors peu de moyens d’informer la France et l’Empire. C’est pourquoi je vous écris cette lettre en vous demandant d’en faire et d’en faire faire état le plus publiquement possible si les choses se gâtaient tout à fait… Les bons Français d’Afrique du Nord pourront voir ainsi que je ne les aurai pas trahis. »

Il confie la lettre à Boislambert. Il se sent mieux. Demain, il verra Giraud.


Pénible discussion. Il montre à Giraud la déclaration de fidélité à Pétain que celui-ci a signée en 1942.

« C’est vrai, j’avais oublié », dit négligemment Giraud.

Et pourtant, cet homme est un patriote. Mais il est satisfait du plan anglo-américain : le triumvirat Giraud, de Gaulle, Georges, où naturellement il jouerait le rôle principal.

De Gaulle dit d’une voix ironique :

« En somme, c’est le Consulat, à la discrétion de l’étranger. Mais Bonaparte obtenait du peuple une approbation pour ainsi dire unanime… »

Il ne signera pas le communiqué que préparent le consul américain, Robert Murphy, et l’Anglais MacMillan. Il ne se prêtera pas à cette « combinaison » dictée par l’étranger.

« Mais, dit-il, j’accepterai de revoir le Président et le Premier ministre. »


Dès les premiers mots, le 24 janvier, il mesure la véhémence de Churchill. Il reste impassible.

« Je vous accuserai publiquement d’avoir empêché l’entente avec Giraud, tempête Churchill. Je dresserai contre votre personne l’opinion de mon pays et j’en appellerai à celle de la France. Je vous dénoncerai aux Communes et à la radio. »

De Gaulle le toise.

« Libre à vous de vous déshonorer », dit-il.

Maintenant, il faut voir Roosevelt, refuser encore, malgré le ton énergique du Président, qui tout à coup se calme.

« Dans les affaires humaines, il faut offrir du drame au public, dit Roosevelt.

— Laissez-moi faire, dit de Gaulle, il y aura un communiqué, bien que ça ne puisse être le vôtre. »


Ce sont les derniers moments de la conférence. Churchill arrive en même temps qu’une foule de chefs militaires et de fonctionnaires alliés qui se rassemblent autour de Roosevelt.

Churchill est rouge de colère. De Gaulle le voit s’avancer, l’index levé. Churchill crie en français :

« Mon général, il ne faut pas obstacler la guerre ! »

Pourquoi répondre ?

De Gaulle lui tourne le dos. Roosevelt est aimable, souriant.

« Accepteriez-vous tout au moins, dit-il, d’être photographié à mes côtés et aux côtés du Premier ministre britannique en même temps que Giraud ?

— Bien volontiers, car j’ai la plus haute estime pour ce grand soldat.

— Iriez-vous jusqu’à serrer la main du général Giraud en notre présence et sous l’objectif ?

I shall do that for you. »

On sort dans le jardin. On installe des fauteuils. On porte Roosevelt, qui sourit, la tête levée.

Churchill, le chapeau enfoncé jusqu’aux sourcils, mâchonne son cigare, s’efforce lui aussi de sourire. Comédie.

De Gaulle serre la main de Giraud à l’invitation de Roosevelt, puis recommence à la demande des photographes.

L’essentiel est d’avoir su dire non.


Il reste, pour conclure la pièce, à rédiger un texte anodin. De Gaulle l’écrit, mais Giraud récuse l’expression « libertés démocratiques ».

Il marmonne : « Vous y croyez, vous ? »

Il propose « libertés humaines ». Va pour ces mots-là. Le texte est enfin rendu public.

« Nous nous sommes vus. Nous avons causé. Nous avons constaté notre accord complet sur le but à atteindre, qui est la libération de la France et le triomphe des libertés humaines par la défaite totale de l’ennemi. »


De Gaulle va et vient dans le jardin de la villa.

Il a demandé qu’on lui procure un avion pour se rendre auprès des troupes de Leclerc. La réponse tombe, sèche. Le seul appareil disponible pour quitter le Maroc est britannique et il a Londres pour destination.

C’est un premier signe. De Gaulle sait que Londres et Washington vont désormais entraver chacune de ses initiatives.

On lui rapporte déjà que Roosevelt raconte aux journalistes que de Gaulle lui a déclaré : « Je suis Clemenceau, je suis Jeanne d’Arc, je suis Colbert et je suis Louis XIV. »

On veut l’atteindre, le ridiculiser.

Alors, en cette fin janvier 1943, au moment où les Russes remportent la victoire de Stalingrad, où il est évident que la guerre est à terme gagnée, ce sont peut-être les jours les plus difficiles qui commencent pour la France Combattante.

Mais il se battra. Et la France l’emportera.


Rentré à Londres, de Gaulle, assis à son bureau de Carlton Gardens, parcourt les premières pages des journaux. Les photos de la conférence d’Anfa couvrent plusieurs colonnes des quotidiens américains parvenus avec quelques jours de retard à Londres.

Humiliation, colère, révolte.

La mise en scène photographique laborieuse dans les jardins marocains est devenue le symbole des prétentions et de la victoire américaines. Roosevelt, souriant, assis, paternel, est le maître qui oblige les deux généraux français à se réconcilier, tels deux garnements que l’on tire par l’oreille. Churchill, bougon, est à droite de la photographie, comme s’il était las d’avoir tenté, en vain, de rapprocher deux personnages insupportables, si ridicules, si démodés dans leurs uniformes d’un autre âge !



Voilà l’image que l’on veut donner de la France !

Il lit quelques lignes des correspondances des envoyés spéciaux. Les journalistes rapportent les bons mots de Roosevelt sur la « capricieuse lady de Gaulle », Jeanne d’Arc ! Le Président a dit à Churchill :

« J’ai amené le marié – Giraud –, où donc est la mariée ? »

Et comme de Gaulle se faisait attendre, le Président a poursuivi :

« Qui paie la nourriture de De Gaulle ?

— Eh bien, c’est nous, a répondu Churchill.

— Pourquoi ne pas lui couper les vivres ? Il viendra peut-être », a renchéri Roosevelt.

« La mariée est venue », conclut l’article.


De Gaulle a besoin de se calmer. Il se lève, fume devant la fenêtre. Londres est écrasé sous des nuages bas. Il se sent enfermé dans cette ville. La France Combattante est devenue trop grande pour y demeurer, entravée, calomniée. Car, avec les matières premières et les produits alimentaires venus d’Afrique, elle n’est plus dépendante des crédits de l’Angleterre. Mais on la tient pourtant serrée au cou. On veut la contraindre, l’étouffer.

Il convoque son aide de camp. Voilà des jours déjà qu’il a demandé au gouvernement britannique un avion afin de se rendre au Caire. Il veut inspecter les troupes qui combattent aux côtés de la 8e armée britannique au sud de la Tunisie. Aucune réponse ? Il faut donc attendre.

Il s’assied, découvre les journaux venus d’Afrique du Nord. Ils publient les mêmes photos, mais on n’y voit que Giraud ! De Gaulle a disparu des clichés. Effacé de l’Histoire, avec la France Combattante. Voilà l’intention. Il faut alerter tous les compagnons, écrire au général Leclerc et au gouverneur général Éboué. Il faut que tous sachent quel est l’enjeu : « Nous faire disparaître dans un système local africain… En outre, la chose française serait, comme Giraud lui-même, à la discrétion des Américains. »


Tout cela est si évident ! Et pourtant, ici même, à Carlton Gardens, de Gaulle perçoit chez certains des commissaires nationaux – ainsi René Massigli, un ambassadeur qu’il a nommé aux Affaires étrangères –, dans ce milieu français de Londres, André Labarthe, Muselier, Raymond Aron, les journalistes et certains des hommes politiques venus de France – ainsi le socialiste Félix Gouin – des réticences ou même une opposition. Massigli et, à Alger, le général Catroux sont pour la réconciliation. Et les autres, pour soutenir Giraud afin qu’il les débarrasse de De Gaulle, alimentent en ragots, en calomnies les services de l’ambassade américaine à Londres. De Gaulle n’est qu’un Bonaparte, susurre Raymond Aron. Il a exigé, dit-on, un serment d’allégeance personnelle, comme le fait le Führer pour ses fidèles, et le BCRA (Bureau Central de Renseignements et d’Action) agit comme la Gestapo, enlève, torture. Le service secret de la France Combattante serait un repaire de cagoulards ! Et le Tout-Londres politique bruisse de ces rumeurs, des propos de Churchill qui se dit « écœuré par le général de Gaulle ». Le Premier ministre répète qu’il a pris soin de De Gaulle « un peu comme on élève un jeune chien… qui mord maintenant la main qui l’a nourri ». « Tout en affectant des sympathies communistes, assure-t-il, de Gaulle a des tendances fascistes ! »


Supporter tout cela.

Heureusement, il y a les Français qui se battent. Et ces ralliements de plus en plus nombreux. Des marins par centaines – ceux du cuirassé Richelieu, de paquebots, de cargos, d’avisos – qui quittent le bord, à New York ou dans les ports d’Écosse, qui refusent d’être au service des autorités d’Alger et demandent à s’engager dans la France Combattante. Ils télégraphient : « Dès que vous en aurez donné l’ordre, la marque à croix de Lorraine sera hissée sur ce bâtiment. »

Et les autorités américaines emprisonnent ces marins, dénoncent la propagande gaulliste ! Et les Anglais hésitent à les accueillir !

Il faut tenir. Tout le visage de De Gaulle exprime la volonté. Il dit, les dents à demi serrées :

« Restons fermes. Marchons droit. Vous verrez qu’on reconnaîtra que nous fûmes les plus habiles parce que nous fûmes les plus simples. »


Mais jamais, depuis juin 1940, il n’a ressenti une telle pression. Il se souvient des semaines qui ont suivi Mers el-Kébir ou l’échec de Dakar, ou il y a quelques mois seulement le débarquement en Afrique du Nord. Chaque fois, la tempête était forte. Maintenant, c’est le cap Horn. Si la France Combattante le double, si Giraud la rallie, alors plus rien ne pourra empêcher le navire d’aller jusqu’à la victoire.

Mais pas d’union avec Giraud à n’importe quel prix. Pas de compromis avec l’« idéologie de Vichy ».

Il faut marteler à Catroux, qui se trouve à Alger, qui négocie avec Giraud, cette exigence.

« Nous n’entendons pas nous présenter en Afrique du Nord autrement que nous ne sommes… Le pays se fait de nous une certaine conception et met en nous une certaine confiance, non seulement pour le présent mais aussi pour l’avenir. Nous n’avons pas le droit de le priver nous-mêmes de cette foi et de cette espérance. »

Il hausse les épaules, il a un mouvement d’impatience.

« Ce n’est pas notre faute si la France est en crise politique et morale, autrement dit en révolution, en même temps qu’elle est en guerre. »


Catroux comprendra-t-il ? De Gaulle a confiance en ce général habile, diplomate-né, fidèle et qui connaît bien Giraud. Mais peut-être Catroux ne mesure-t-il pas qu’il faut parfois renoncer aux compromis, demeurer intransigeant.

« Rien ne serait plus fâcheux et, j’ajoute, plus douloureux qu’une discordance entre votre attitude et la mienne dans cette conjoncture capitale », lui écrit-il.

Car de Gaulle sent la tension monter. Chacun perçoit que c’est pour la France le tournant décisif. Si Giraud l’emporte – et derrière lui les Anglais et les Américains –, si l’union se fait selon le diktat de Roosevelt, alors c’en est fini de la souveraineté française.

On murmure que Roosevelt a un projet de partage du monde et que Churchill, à quelques nuances près, l’accepte.

États-Unis, Russie, Grande-Bretagne constitueraient une sorte de directoire. La France et les petits pays européens – dont elle ferait partie désormais – y seraient soumis. On remodèlerait ses frontières.

« Roosevelt a préconisé la création d’un État appelé Wallonie, qui comprenait la partie wallonne de la Belgique ainsi que le Luxembourg, l’Alsace-Lorraine et une partie du nord de la France ! »

La nation, une fois les Allemands chassés et vaincus, resterait pour une année ou deux sous contrôle des armées d’occupation américaines !

Voilà ce qui est en jeu, voilà pourquoi on veut le faire céder.

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