8.

De Gaulle ne cédera pas.


Il a le visage fermé des jours de grande colère. Il sent la France humiliée par ces « deux empereurs », Roosevelt et Churchill.

Il a l’impression que sa bouche est remplie d’une salive amère.

Il a accepté à contrecœur de se prêter à cette mise en scène de la conférence d’Anfa, de la séance de photographie avec le général Giraud, mais la blessure qu’on lui a infligée, qu’il a subie, reste douloureuse.

« Le général de Gaulle est revenu à Londres, note un journaliste du New York Times, avec autant de soufre jaillissant de son nez et autant d’étincelles jaillissant sous ses talons que lorsqu’il était parti pour Anfa. »

Il confie, avec une moue de dégoût et d’une voix méprisante, hautaine :

« Je n’aurais jamais consenti à vivre à Anfa, dans cette maison sous la protection de barbelés et de baïonnettes américaines si je n’avais appris qu’elle appartient à un Danois et non à un Français. »

Et il rappelle qu’il a exigé que les sentinelles américaines soient relevées par des hommes de la Légion étrangère sous commandement français.


Il y a plus grave.

On lui a fait jouer les figurants. Toutes les décisions ont été prises par Roosevelt et Churchill, comme si la France, son Empire, cette Afrique du Nord française n’existaient plus !

Voilà la vraie blessure.


Pire encore.

Il voudrait se rendre en Algérie, voire en Syrie, et pourquoi pas à Moscou afin d’échapper aux pressions et à la surveillance anglo-américaines.

Mais on lui remet une lettre du Foreign Office qui est une interdiction de quitter l’Angleterre en le soumettant à un chantage : on lui fournira un avion après qu’il aura conclu un accord avec le général Giraud !

De Gaulle relit la lettre, dents serrées :

« Le gouvernement de Sa Majesté pense qu’il serait plus sage que le voyage du général de Gaulle ne soit pas entrepris, tant que les relations entre le Comité national – que de Gaulle préside – et l’administration d’Alger – aux mains de Giraud – ne sont pas encore réglées. Le gouvernement anglais regrette donc de ne pouvoir, pour le moment, accorder les moyens que le général de Gaulle a demandés. »

De Gaulle rejette la lettre, rugit :

« Alors, je suis prisonnier ! »

Il sort de son bureau à grandes enjambées.


Il fulmine, il peste parce qu’il sait bien que Churchill et Roosevelt ont pris des décisions majeures, vont déterminer les orientations de la guerre et donc le destin de la France.

« Je vois l’Afrique du Nord comme un tremplin et non comme un sofa », a dit Churchill et, bien que relégué par Roosevelt au rôle de second, il réussit à faire adopter par les Américains ses plans de guerre.


On bombardera l’Allemagne afin de briser la confiance de ce peuple en son Führer. On transformera les villes en champs de ruines.

Churchill ne se fait guère d’illusions sur les conséquences militaires de ces « bombardements stratégiques », mais ils font patienter… Staline attend toujours l’ouverture du second front en France. Et il faut satisfaire Staline, puisque le front de l’Est est le tombeau de la Wehrmacht, qui y déploie 185 divisions.

Alors Churchill appuie le maréchal « bomber » Harris, placé à la tête du Bomber Command.

Churchill fait aussi accepter par Roosevelt le choix de la Sicile comme objectif du prochain débarquement, à réaliser dès que les troupes germano-italiennes auront été chassées de Tunisie. C’est un général américain, Eisenhower, qui est placé à la tête des forces alliées, mais Churchill place autour de lui des Britanniques.


Ces décisions majeures sont préparées par les « experts » militaires, mais elles sont discutées, adoptées ou rejetées dans un tête-à-tête des « deux empereurs ».

« Roosevelt et Churchill se réunissent d’ordinaire tard dans la nuit », note le ministre anglais MacMillan qui, en résidence à Alger, suit toutes les questions d’Afrique du Nord et donc les relations avec de Gaulle.


« L’humeur du président Roosevelt est celle d’un écolier en vacances, ce qui explique la manière presque frivole dont il aborde certains des problèmes difficiles qu’il a à traiter », confie le diplomate américain Robert Murphy, lui aussi en poste à Alger et acteur majeur de la préparation du débarquement en Afrique du Nord, le 8 novembre 1942.

« Tout cela ressemble, confie MacMillan, à un mélange de croisière, de séminaire et de camp de vacances, au milieu de ce décor oriental incroyablement fascinant. La villa de Churchill (Mirador) est gardée par des Royal Marines, mais pour le reste, tout est assez simple. La curieuse habitude de Churchill de passer la plus grande partie de la journée au lit et de veiller toute la nuit éreinte quelque peu son entourage. […] Il mange et boit énormément, à toute heure, règle d’énormes problèmes, joue constamment à la bagatelle et à la bézigue, bref il s’amuse beaucoup. […] La villa de Roosevelt (Dar es-Saada) est difficile d’accès ; si vous l’approchez de nuit, vous vous retrouvez aveuglé par des projecteurs, et une horde de ce que l’on appelle des G-men – pour la plupart d’anciens gangsters de Chicago – dégainent leurs revolvers et les braquent sur vous. […] Mais une fois à l’intérieur, tout devient simple. Les deux favoris de la cour, Harriman et Hopkins, se tiennent à la disposition de l’empereur, de même que ses deux fils, qui servent d’assistants et […] presque d’infirmiers à ce personnage hors du commun. On joue beaucoup à la bézigue, on boit d’énormes quantités de cocktails, les entretiens se succèdent sans discontinuer, et tout cela dans une ambiance bon enfant tout à fait remarquable. »


En fait, Roosevelt règne, impose ses choix politiques, quitte à laisser les militaires britanniques convaincre les généraux américains que les solutions « anglaises » sont les meilleures. Churchill accepte cette domination américaine et cependant il sait bien que le général Giraud n’a pas la dimension d’un homme d’État et que de Gaulle ne peut se soumettre.

Le refus de De Gaulle ne le surprend donc pas, mais le blesse d’autant qu’il a mauvaise conscience face à l’homme du 18 Juin, dont il comprend l’intransigeance et admire la ténacité, le patriotisme.

Aussi la rage saisit Churchill.

« Si vous m’obstaclerez, je vous liquiderai », lance-t-il.

De Gaulle répond, sachant qu’il va atteindre Churchill au cœur, dans son orgueil et son intelligence :

« Pour satisfaire à tout prix l’Amérique, vous épousez une cause inacceptable pour la France, inquiétante pour l’Europe, regrettable pour l’Angleterre. »


Churchill s’indigne mais il est décidé à suivre Roosevelt en toutes circonstances.

Quand le président des États-Unis déclare qu’« il n’y a pas de compromis entre le Bien et le Mal », Churchill partage cette vision morale et religieuse.

Mais autour de lui, certains conseillers regrettent qu’on n’envisage ainsi pour le Reich et le Japon qu’une reddition inconditionnelle.

Churchill s’y rallie pourtant quand, le 24 janvier 1943, lors d’une conférence de presse, Roosevelt, sans l’en avoir averti, déclare :

« Le Président et le Premier ministre, après avoir considéré l’ensemble des opérations de la guerre mondiale, sont plus que jamais persuadés que le monde ne peut retrouver la paix que par l’élimination totale de la puissance de guerre allemande et japonaise, ce qui permet de ramener les buts de la guerre à une formule très simple : la reddition inconditionnelle de l’Allemagne, de l’Italie et du Japon.

« La reddition inconditionnelle implique la ferme assurance de voir régner la paix dans le monde, pendant des générations.

« Elle n’implique pas la destruction du peuple allemand, pas plus que celle des peuples italien ou japonais ; mais elle implique la destruction en Allemagne, en Italie et au Japon d’une philosophie basée sur la conquête et l’asservissement des autres peuples. »


En ce début d’année 1943…

Alors qu’à Auschwitz, à Maidanek, et dans bien d’autres lieux, on extermine des centaines de milliers d’humains…

Alors qu’à Stalingrad des centaines de milliers d’hommes se sont entre-égorgés, massacrés, alors que les bombardements aériens livrent aux flammes des centaines de milliers de personnes, qu’on se bat du Pacifique à l’océan Glacial Arctique, que des millions d’hommes et de femmes sont traités comme des esclaves, la guerre mondiale tombe le masque, elle est une guerre totale.

Et c’est elle qu’au Sportpalast de Berlin exalte Goebbels : guerre totale, Totalkrieg !

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