30.

Staline n’a pas assisté à la soirée donnée au Kremlin le 7 novembre 1943 par Molotov.

Mais les agents du NKVD, aussi nombreux que les invités, lui ont remis des rapports sur les comportements, les propos des diplomates, des généraux, des artistes, qui, en costume d’apparat, s’abandonnaient à l’ivresse, oubliant leur prudence.


« On dirait des petits garçons sautant de joie dans leurs déguisements de pompiers qu’ils venaient de trouver sous l’arbre de Noël », dit Kathleen, la fille du diplomate américain Averell Harriman.

Un autre diplomate américain, Chip Bohlen, ignorant lui aussi qu’il se confie à un agent du NKVD, déclare :

« C’est une soirée folle et extravagante, un peu comme les nuits de Moscou avant la Révolution. Regardez Molotov, son uniforme noir festonné d’or avec un petit poignard à la ceinture ressemble à celui des SS de la garde personnelle de Hitler. »

L’ambassadeur britannique Clark Kerr s’écroule, ivre mort, sur la table couverte de verres et de bouteilles et s’entaille le visage.


Staline a interrogé lui-même des agents du NKVD sur ces « hautes personnalités » qui se sont retirées dans le grand salon Rouge où les attendent des prostituées. Mikoïan en prend deux sur ses genoux !


Staline a eu une moue de mépris.

Il tient le destin de ces hommes-là serré dans son poing. Et qu’ils fussent généraux, maréchaux, membres éminents du Parti, tous savent que leur vie peut être brisée sur un simple battement de paupières de Staline.

Il les méprise pour leur servilité.


Staline s’est rendu avec certains d’entre eux sur le front, à quelques kilomètres des premières lignes.

Il a visité un hôpital et il a fui ce spectacle effrayant.

Sur le chemin du retour, il a été saisi de coliques. Le cortège des voitures s’est arrêté. Tous ces généraux, ces maréchaux sont descendus. Staline les a interrogés : « Où pouvait-il chier ? Ces fourrés, est-on sûr qu’ils ne soient pas minés ? »

Personne n’a répondu.

Et Staline s’est déculotté devant eux, au milieu de la route, accroupi sous les regards de ces dignitaires.

C’est comme s’il leur avait dit : « Vous n’êtes rien, de la merde. »


Il se souvient de l’attroupement de ce groupe d’hommes en uniforme, la poitrine constellée de médailles, et lui qui remontait sa culotte.

Il s’est rencogné dans sa voiture américaine, une lourde Packard, aux vitres teintées.

Il a pensé à son fils Yakov, fait prisonnier par les nazis.


Le comte Bernadotte, émissaire de la Croix-Rouge, a proposé d’échanger le fils de Staline contre le maréchal Paulus.

« La guerre, c’est la guerre, a dit Staline à sa fille Svetlana, avant de refuser toute tractation avec les Allemands. Si je fais cet échange, je cesse d’être Staline, confie-t-il. Que diraient les millions de pères de famille appartenant au Parti et dont les enfants sont prisonniers ? Je les considère tous comme mes fils. »



Yakov s’est suicidé en se jetant contre les barbelés du camp où il est retenu, dans la région de Lübeck.

« Ça, c’est un homme, un vrai, courageux jusqu’au bout. Le destin a été injuste avec lui », a murmuré Staline d’une voix sourde.

Et ce fut là l’oraison funèbre de son fils.


On a informé Hitler du suicide de Yakov Staline. Le Führer est resté un long moment silencieux, puis il a eu un hochement de tête, a invité Goebbels à poursuivre.


Or Goebbels, en cet automne 1943, est décidé à évoquer avec le Führer l’hypothèse d’une paix séparée.

Il dit que Staline est un révolutionnaire, au caractère trempé. Ne l’a-t-il pas montré en 1939, en signant un pacte de non-agression avec le Reich, puis en prenant les mesures les plus strictes pour colmater les brèches ouvertes par l’offensive allemande de l’été 1941 ?

Ni Moscou, ni Leningrad, ni Stalingrad n’ont ouvert leurs portes comme l’a fait Paris !

« La question commence à se poser de savoir de quel côté nous devrions nous tourner en premier, poursuit Goebbels. Les Moscovites ou les Anglo-Américains ! D’une manière ou d’une autre, nous devons comprendre qu’il sera très difficile de faire la guerre avec succès des deux côtés à la fois ! »


Goebbels s’interrompt. A-t-il été trop loin ? La colère du Führer va-t-elle se déchaîner ?

Mais Hitler demeure calme, avouant son inquiétude devant le risque d’ouverture d’un second front, à l’Ouest.

« Ce qui est déprimant, dit-il, c’est que nous n’avons pas la moindre idée des réserves dont dispose encore Staline. Je doute fort que, dans ces conditions, nous soyons en mesure d’enlever de l’Est des divisions pour les envoyer sur les autres théâtres d’opérations en Europe. »

Goebbels s’obstine.

« On ne peut donc gagner la guerre en combattant sur deux fronts, reprend-il. Ne devrait-on pas tenter quelque chose du côté de Staline ?

— Le moment n’est pas venu, répond le Führer. De toute façon, il serait plus facile de conclure un accord avec les Anglais qu’avec les Soviets. À un moment donné, les Anglais vont retrouver leurs esprits. »

Goebbels imagine les Anglais prenant conscience du risque que représenterait pour eux une Europe bolchevique. Et dès lors devenant accommodants à l’égard du national-socialisme.

Puis Goebbels s’interrompt :

« Je suis cependant plus tenté de croire que Staline sera plus facile à approcher, car c’est un révolutionnaire à l’esprit plus pratique que Churchill. Churchill est un aventurier romanesque avec lequel on ne peut parler raisonnablement. »

Le Führer se lève. Les mains croisées derrière le dos, il va et vient, soliloque.

« Le Führer ne croit pas que l’on puisse aboutir actuellement à quelque chose par des négociations, note Goebbels dans son Journal. L’Angleterre, dit-il, n’est pas encore assez assommée… À l’Est, de toute évidence, le moment est fort mal choisi… Staline possède actuellement l’avantage. »


Le Führer a prononcé les derniers mots avec une fureur contenue.

Il serre les poings, le corps penché en avant, le visage parcouru de tics.

« Il faut éliminer tous ceux qui doutent, dit-il, être impitoyable, tuer dans l’œuf toute tentative de subversion, toute ébauche de conspiration.

« Le national-socialisme n’est pas cette construction en carton-pâte qu’était le fascisme. Et le Führer n’est pas ce Duce qui n’a même pas le courage de se venger. Ce qui s’est passé à Rome, en Italie, ne peut, ne doit pas arriver en Allemagne. »

Il faut des hommes décidés, sans retenue, ni remords. Et c’est pourquoi le Führer a choisi de nommer, en cette année 1943 – le 20 août –, Himmler, ministre de l’intérieur.


« Totalkrieg », répète le Führer et c’est une façon de rappeler le discours de Goebbels, qui se rengorge.



Le ministre de la Propagande a le sentiment qu’il n’a jamais été plus proche du Führer, partageant des soupers en tête à tête avec lui, l’accompagnant dans ses promenades, osant évoquer avec lui les perspectives d’une paix séparée avec Churchill ou Staline.

Mais le Führer le martèle : il faut se battre, écraser l’adversaire. Et il fait confiance à Himmler.


Celui-ci, le 4 octobre 1943, a rassemblé les généraux SS à Posen.

Ici, c’est la discipline militaire qui impose ses lois. Nuques rasées, uniformes noirs, têtes de mort, salut bras tendu, et voix viriles qui lancent leurs « Heil Hitler ».

Himmler prend la parole. La voix est sourde, le ton grave.

« Les Juifs, dit-il, sont la menace la plus dangereuse pour le Reich. »

Mais cette guerre-là est souterraine, inexpiable et inexprimable.

« L’élimination des Juifs est une page glorieuse de notre histoire qui n’a jamais été écrite et ne doit jamais l’être. »

Mais il veut, pour les officiers supérieurs SS, rompre le silence.

Deux jours plus tard, devant les chefs régionaux du Parti, et en présence de Joseph Goebbels et Albert Speer, Himmler prend à nouveau la parole.

« Il faut tuer les Juifs, dit-il, et pas seulement les hommes.

« On nous a posé la question : et les femmes et les enfants ?

« J’ai décidé de trouver une solution absolument claire sur ce point aussi. Je ne me suis pas senti le droit d’exterminer – disons de tuer et de faire tuer – les hommes tout en laissant leurs vengeurs, sous la forme de leurs enfants, grandir et les venger sur nos fils et nos petits-fils.

« Il fallait prendre la décision réellement difficile de faire disparaître ce peuple de la surface de la Terre.

« Pour l’organisation qui devait accomplir la tâche, ce fut la plus difficile que nous avions eue jusque-là. »


Le 9 octobre, Goebbels note dans son Journal que Himmler « brosse un exposé franc et sans fard. Il est convaincu que nous pouvons résoudre la question juive à travers l’Europe d’ici la fin de la guerre ».

« Il propose la solution la plus dure et la plus extrême : exterminer les Juifs radicalement. C’est assurément une solution logique même si elle est brutale. Nous devons prendre sur nous de résoudre complètement ce problème à notre époque. Les générations ultérieures ne traiteront certainement pas ce problème avec l’ardeur et le courage qui sont les nôtres. »


« Ardeur » et « courage » !

La vérité de ces mots, ce sont les cris des victimes de ces meurtres de masse, ce sont les chambres à gaz des camps d’extermination, ce sont les « tueurs d’âmes », ces wagons, ces camions où l’on gaze aussi.

Mais c’est encore la corruption généralisée.

Himmler menace de mort tous ceux qui utiliseraient l’extermination à leur profit : « Même une fourrure, même une montre, même un mark ou une cigarette volés entraîneront la mort. »

Mais la corruption est au cœur du massacre de masse. Le commandant d’Auschwitz, Rudolf Höss, doit être démis de ses fonctions pour n’avoir pas su éviter la corruption dans le camp… Il est transféré à un poste… plus élevé à Berlin…


C’est toute la société allemande qui est infestée par le meurtre de masse. On n’ignore pas l’extermination, mais on ne la condamne pas, on s’efforce de l’oublier, de la refouler.

Les gestes de solidarité sont rares, et parfois le Juif qui porte l’étoile jaune se fait insulter, interpeller :

« Pourquoi t’es encore en vie, espèce de salopard ? »


En août 1943, Conrad, comte Preysing, évêque catholique de Berlin, rédige une pétition aux autorités. Il condamne l’« évacuation des Juifs », sans mentionner leur extermination. Il demande seulement que les droits humains des déportés soient respectés.

Mais les évêques refusent de signer, préférant une lettre pastorale qui rappelle qu’il faut respecter le droit à la vie des personnes d’autres races.

Alors l’évêque de Berlin s’adresse au nonce apostolique, qui répond :

« La charité est belle et bonne, mais la plus grande charité consiste à ne pas susciter de problèmes à l’Église. »


Mais le souverain pontife – qui a publié de nombreuses condamnations vigoureuses du programme d’euthanasie dans des lettres envoyées aux évêques ou a manifesté sa compassion pour les souffrances infligées au peuple polonais – reste silencieux.

Il n’ignore pas qu’en Italie de nombreux prêtres, des moines – et ce au sein même de la cité du Vatican – accueillent et sauvent des milliers de Juifs, mais il craint que les Allemands ne pénètrent au Vatican, et n’ouvrent une période de persécution contre l’Église catholique.

Pie XII veut agir au mieux des « intérêts » de l’Église catholique. En cet automne 1943, il craint la victoire de l’armée Rouge, donc du communisme athée. Il a vécu, à Munich en 1919 comme nonce, les révolutions communistes.

Il confie à l’ambassadeur du Reich auprès du Vatican, Ernst von Weizsäcker, qu’il est favorable à une paix de compromis entre le Reich et les Anglo-Américains.

Il n’est donc pas favorable à l’exigence d’une capitulation sans condition, qui favoriserait la Russie communiste. Et que deviendrait la Pologne catholique ? Pie XII agit en diplomate mais son silence sur l’extermination est assourdissant.


Chez les protestants, les voix qui s’élèvent contre les persécutions ne sont guère plus nombreuses.

L’évêque protestant Theophil Wurm, figure de proue de son Église, essaie de faire parvenir à Hitler – à l’automne 1943 – une lettre rappelant qu’il avait perdu son fils et son gendre sur le front de l’Est, il écrit que la rudesse croissante des mesures prises contre les non-Aryens sont « en contradiction absolue avec le commandement de Dieu et violent le principe de base de toute la vie et la pensée occidentales : le droit fondamental, que chacun tient de Dieu, à la vie et à la dignité humaine ».


Theophil Wurm fait recopier sa lettre et la diffuse au sein de son Église.

La lettre n’est sûrement pas parvenue jusqu’au Führer.

Lammers, le chef de la chancellerie du Reich, invite Wurm à « rester dans les limites de sa profession ».

« Je vous demande de vous abstenir de répondre à cette lettre », conclut Lammers.

Et l’Église protestante est réduite au silence.


Ces protestations isolées n’inquiètent pas le Führer.

Il a confiance dans la police et les SS de Himmler. Il tient le Reich et le peuple allemand.

En cet automne 1943, il dîne souvent en tête à tête avec Goebbels.

« J’ai demandé au Führer s’il était prêt à entamer des négociations avec Churchill, raconte Goebbels. Il ne croit pas que des négociations avec Churchill aboutissent à un résultat quelconque étant donné qu’il est trop profondément ancré dans ses idées hostiles et qu’en outre il se laisse guider par la haine et non par la raison. Le Führer préférerait, quant à lui, négocier avec Staline, mais il ne pense pas que ce soit possible…

« Quelle que soit la situation, j’ai dit au Führer qu’il fallait que nous concluions un arrangement avec un côté ou l’autre. Jamais encore le Reich n’a pu gagner une guerre sur deux fronts. Il faut donc que nous étudiions comment sortir d’une manière ou d’une autre de cette guerre sur deux fronts. »

Le Führer écoute Goebbels, puis paraissant changer d’avis il dit à mi-voix :

« Churchill est lui-même un vieil antibolchevique, et sa collaboration avec Moscou n’est qu’une question d’opportunisme. »

Le Führer ferme les yeux, murmure qu’il « aspire ardemment à la paix ».

Après un long silence, il ajoute :

« J’aimerais reprendre contact avec des cercles artistiques, aller au théâtre le soir et fréquenter les artistes. »

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