11.

Jean Moulin s’en va. Il doit regagner la France et de Gaulle est inquiet.


Il suit des yeux la silhouette frêle de celui qui organise l’avenir de la nation et qui, dans quelques heures, sera au milieu des périls. Redevenu Max ou Rex, recherché par toutes les polices allemandes, il sera à la merci du hasard, d’une imprudence, d’une trahison, du non-respect des consignes, des rivalités, des ambitions.

« Ah, je le sais, dit de Gaulle. Du drame atroce que nous traversons tous ensemble, sont sorties, parmi les Français, des divisions passionnées et même parfois des luttes fratricides. Hélas, une fois de plus, nos malheurs dans la guerre étrangère s’accompagnent de luttes intestines. »


Moulin est l’un des Français les plus exposés. Survivra-t-il ?

La libération tant espérée ne peut se réaliser que dans plusieurs mois et « la guerre atteint son paroxysme ».

En dépit des succès des Alliés sur tous les fronts – même les Japonais ont dû reculer, ils ont évacué Guadalcanal –, c’est avec angoisse et anxiété que de Gaulle regarde l’horizon.

Il l’a déjà dit : l’Allemagne nazie est encore menaçante, décidée peut-être à entraîner dans sa défaite ceux qui la combattent.


Et cependant l’offensive russe a, en moins de deux mois, déplacé le front de plus de trois cents kilomètres vers l’ouest.

« C’est presque à en pleurer, écrit un soldat allemand à son épouse, le 16 février 1943, quand on pense à ce que la conquête de ces territoires a coûté de sacrifices et d’efforts ; il ne faut pas y penser. Il semble qu’il y a une crise réelle en ce moment et l’on perdrait presque courage si l’on n’avait pas un cœur de croyant. »


La foi demeure donc, en dépit du fait que ces soldats du front sont inquiets pour leurs familles, dont ils savent qu’elles sont écrasées et décimées sous les bombes.

Mais les femmes qui, survivantes, errent parmi les ruines de Cologne, d’Essen, de Lübeck, de Hambourg, de Berlin, acceptent leur sort, ne manifestent même aucune haine pour ces Anglais et ces Américains qui les bombardent.

« Nous n’avons plus le contrôle de notre destin, écrit l’une d’elles. Nous sommes forcées de nous laisser emporter par lui et de prendre ce qui vient sans confiance ni espoir. »

Elle marche, serrant son enfant contre elle, au milieu des décombres encore brûlants. L’air vibre de chaleur, des explosions font tomber dans un nuage de poussière des pans de mur.



Un soldat en permission, qui parcourt les rues du quartier ouvrier de Hambourg, près du port, note :

« Silence de mort. Ici, on ne voit personne chercher des objets personnels parce que ici les gens aussi gisent sous les décombres. Ici, la rue n’est plus carrossable. Je dois porter mon vélo sur l’épaule et escalader les gravats. Les maisons ont été aplaties. Partout où se pose mon regard, champ de ruines immobile comme la mort. Personne ne s’en est sorti. Ici, les bombes incendiaires, les mines aériennes et les bombes à retardement sont arrivées en même temps. On voit encore l’ancienne surface de la rue, sous les décombres. »

Il espère que « Londres l’arrogante sentira les effets de la guerre et ce sera beaucoup plus dur que ce qui s’est passé aujourd’hui à Hambourg ».

Il est persuadé que la ville sera reconstruite « quand nous aurons gagné la guerre, dit-il. Quand nous pourrons à nouveau faire notre travail en Allemagne sans être dérangés. Quand nous aurons donné un coup d’arrêt à la cupidité des étrangers ».

Goebbels tient de tels propos !


Certes la confiance dans le Führer commence à s’effondrer, mais on ne voit pas d’autre issue que d’accepter son sort, puisque si l’on capitulait on ne sait pas à qui on serait livré.

Les Anglais et les Américains n’exigent-ils pas une reddition inconditionnelle ? Et il y a ces Russes barbares qui voudront se venger !

Alors au lendemain d’un bombardement, on peut lire sur le mur demeuré debout d’un magasin un écriteau :


« Ici, la vie continue. »


Pourtant jamais les bombardements n’ont été aussi fréquents, aussi féroces.


La maîtrise de l’air des Alliés est si grande que les « Forteresses volantes » B17 de l’US Air Force inaugurent le 27 janvier 1943 à Wilhelmshaven les bombardements de jour sur les villes allemandes.

Le 30 janvier 1943, à 11 heures du matin, des Mosquito de la Royal Air Force bombardent Berlin, interrompant la cérémonie marquant le dixième anniversaire de la venue de Hitler au pouvoir.


Les bombardiers arrivent par vagues successives, de jour et de nuit. Les flottes de Lancasters, de Halifax, de Liberator, de Forteresses volantes B17 sont composées de plusieurs centaines d’appareils.

Elles sont précédées par des avions Pathefinders chargés, à l’aide de bombes incendiaires, de localiser les cibles.

Mais les bombardiers, pour éviter les barrages de la Défense Contre Avions (DCA), lâchent leurs bombes loin de leurs cibles, si bien que les villes sont frappées dans tous leurs quartiers, qu’ils soient éloignés ou non des usines, des ports, des gares.

En fait, pour le Bomber Command, le but n’est pas seulement « la destruction et la dislocation progressive du système militaire, industriel et économique allemand », mais aussi l’ébranlement du moral de la population jusqu’au point où sa capacité de résistance armée sera affaiblie définitivement.


« On veut terroriser. »

Des dizaines de milliers d’Allemands sont tués et blessés par ces bombardements qu’aucune DCA, aucune escadrille de chasse ne peut arrêter.

Les bombardiers lâchent des leurres métalliques, ce qui les rend moins vulnérables parce que les radars de la DCA ne sont plus efficaces.

Les bombes, de plus en plus lourdes, tombent en formant un « tapis » de flammes. Le sol « fond ». Les corps se concassent.

C’est l’enfer, que l’on tente de fuir.

On évacue les enfants, les femmes vers les villages, mais en même temps Goebbels, Speer – ministre de l’Armement – décrètent la mobilisation « pour le travail de tous les Allemands » – de 16 à 65 ans pour les hommes, de 17 à 45 ans pour les femmes.


Cela ne suffit pas. Des millions de travailleurs étrangers sont requis, déportés en Allemagne, traités en esclaves, sous-alimentés, battus, exécutés. Les femmes sont vouées, en plus de leur travail, à la prostitution.

Le Gauleiter Sauckel exige que les SS, la Gestapo, les polices, la Wehrmacht lui livrent les travailleurs étrangers indispensables aux usines d’armement allemandes.

« Je parle au nom du Führer, dit-il, vous pouvez être certains qu’en aucun cas je ne me laisserais guider par le sentiment ou par quelque vague de romantisme.

« L’effort sans précédent que nous impose cette guerre EXIGE que nous mobilisions des millions d’étrangers pour travailler en Allemagne à notre économie de guerre totale et que nous tirions d’eux le maximum de rendement. »


Scènes atroces : mères que l’on sépare de leurs enfants, jeunes filles que l’on prostitue, gardiens qui tuent avec sadisme, frappent à grands coups de fouet.

Dilemme : les autorités allemandes, les SS, sont tenues de fournir de la main-d’œuvre, et en même temps d’exterminer les populations !

Ainsi les généraux SS doivent justifier leur faible rendement : ici, dans telle partie de l’Ukraine, ils n’ont tué que 42 000 Juifs sur un total de 170 000 ! Ils répondent : « Dans la région, il n’y a pratiquement que les Juifs comme main-d’œuvre spécialisée. On est bien forcés de les ménager, faute d’autres ressources. »


Mais la pression de Himmler est constante. La logique de l’extermination s’oppose à celle des « recruteurs de main-d’œuvre ».

Les SS massacrent, les représentants de Sauckel s’élèvent contre ces « expéditions » des Einsatzgruppen qui ne laissent que ruines et cadavres.

« Le résultat de tels procédés sur une population paisible est désastreux, en particulier la fusillade de tant de femmes et d’enfants… Ne devrait-on pas tenir compte, dans ces expéditions, de l’âge et du sexe des gens et de la situation économique, par exemple les besoins de la Wehrmacht en spécialistes pour son matériel d’armement ? »


Les commissaires du Reich – dépendant de Sauckel – entrent ainsi en conflit avec les SS « exterminateurs » qui arguent des nécessités de la guerre anti-partisans et de la « solution finale ».


Parfois, on réussit à « exterminer » en « ménageant les ressources ».

« Dans les dix dernières semaines, écrit un officier SS, nous avons liquidé environ 50 000 Juifs… Dans les campagnes autour de Minsk, la “juiverie” a été éliminée, sans compromettre la situation en matière de main-d’œuvre. »


Mais le plus souvent, Sauckel rencontre l’hostilité des SS, de la Wehrmacht.

« Mon Führer ! écrit-il, je vous demande d’annuler ces ordres qui s’opposent au recrutement régulier de main-d’œuvre masculine et féminine dans les territoires soviétiques occupés, et ce afin de permettre de remplir ma tâche. »

Il irrite les autres dignitaires nazis : Speer, Goering, Himmler.

« Sauckel est atteint de paranoïa, écrit Goebbels dans son Journal. Il a rédigé un manifeste pour tous ses subordonnés. Il est écrit dans un style baroque, pompeux et excessif. Il termine son papier par ces mots : “Écrit en avion le jour de l’anniversaire du Führer et en survolant la Russie.” Il est grand temps de lui rabattre son caquet. »


Mais ces divergences ne freinent pas la machine à tuer, à déporter, à exploiter nazie.

Elle a créé au cœur de l’Europe, et pour des millions d’hommes et de femmes, des conditions de vie et de travail qui avaient disparu depuis près de deux millénaires.

Elle massacre dans les camps d’extermination des millions d’autres humains avec une efficacité technique inégalée dans l’histoire barbare des hommes.

Là où cette « machine » est passée, la mort règne.


Les Russes – femmes, vieillards – qui ont survécu, cachés dans les forêts, dans les caves, témoignent de la barbarie nazie. Ils montrent, racontent aux soldats de l’armée Rouge qui les ont libérés ce qu’ils ont subi.

« Les Allemands, écrit un journaliste russe qui parcourt ces régions abandonnées par la Wehrmacht, incendient les villages, scient les arbres des vergers, font disparaître toute trace d’occupation humaine. Dans les fermes, ils prennent charrues, moissonneuses et faucheuses, ils en font des tas et les font sauter. »

Dans la plupart des bourgs, il n’y a plus âme qui vive ; les uns ont été exécutés ou sont morts de faim, les autres ont été déportés pour le travail forcé. Les maisons ont été détruites.

La Wehrmacht a laissé derrière elle une « terre brûlée », des cadavres par dizaines de milliers. Elle a pendu en masse, exécuté, violé ; détruit là toutes les églises, ici, dans la ville de Viazma, sur 5 500 immeubles, il n’en reste que… 51 !

Les prisonniers russes ont été exterminés ou sont morts de faim ou de froid.

La colère, le désir de vengeance emportent souvent les Russes qui tuent à leur tour les blessés allemands et les rares soldats qui ont été faits prisonniers.

On les maltraite avant de les tuer. On les interroge. Ils disent que le Feldmarschall von Manstein prépare pour la fin du mois de février 1943 une contre-offensive vers le Donetz, en direction de Kharkov et de Bielgorod, deux villes que les Russes viennent de libérer.

Est-ce possible ?


Staline le craint.

Il est sombre, plus impitoyable que jamais, comme si la victoire que vient de remporter l’armée Rouge à Stalingrad, puis en repoussant les Allemands de plus de 300 kilomètres vers l’ouest, était déjà effacée.

Aux généraux qui expliquent que le dégel va commencer, que les tanks allemands ne pourront que s’enfoncer dans la boue, Staline répond par quelques phrases méprisantes.

Savent-ils, comme il sait, que von Manstein dispose d’un nouveau char lourd, le Tigre, dont les chenilles sont si larges que le char peut avancer sur n’importe quel terrain ? Son blindage, son canon de 88 le rendent redoutable. Et comme le Donetz est encore gelé, les chars allemands pourront le franchir.

Staline maugrée :

« Nous soutenons seuls le poids de la guerre, dit-il.

« Qu’est-ce que cette guerre que livrent Américains et Anglais en Afrique du Nord, comparée aux batailles qui se déroulent ici, sur notre front !

« Qu’attendent-ils pour débarquer en Europe, en France ? »


Staline lit l’ordre du jour dont il a minutieusement choisi les termes. Il sera publié le 23 février 1943.

En écoutant les premières phrases, les généraux russes se rengorgent. Staline fait l’éloge de la nouvelle armée Rouge, de ceux qui la commandent. Et il conclut :

« L’expulsion en masse de l’ennemi a commencé. »

Mais il ajoute aussitôt :

« L’armée allemande a essuyé une défaite mais elle n’est pas encore écrasée. Elle traverse maintenant une crise mais rien n’indique qu’elle ne puisse pas se ressaisir. La lutte véritable ne fait que commencer. Il serait stupide d’imaginer que les Allemands abandonneront sans combat, ne serait-ce qu’un kilomètre de notre pays. »


Or, l’armée Rouge est épuisée par des semaines d’offensive. Ses lignes de communication s’étirent. Les routes commencent à être des fleuves de boue. Il faut les recouvrir de troncs d’arbres pour pouvoir les emprunter.

Et le 21 février, les premières attaques allemandes de l’offensive de von Manstein sont lancées. Les divisions de l’armée Rouge se désagrègent, se transforment en une masse confuse de petites unités qui, isolées les unes des autres, reculent individuellement, sans coordonner leur retraite et leurs actions.

Les divisions SS – la Grossdeutschland – bien équipées, attaquent au nord, avancent vers le Donetz.

Les Russes évacuent vers Kharkov, le 13 mars 1943, et Bielgorod le 16.

Est-ce possible ?

Le cauchemar des printemps 1941 et 1942 va-t-il recommencer ?


Pour les Allemands, cette offensive Manstein, c’est le « miracle du Donetz ».

Déjà, au grand état-major de la Wehrmacht, on retrouve l’assurance dans l’invincibilité allemande que le désastre de Stalingrad avait mise en cause.


Et les généraux et maréchaux du Führer commencent à envisager une nouvelle offensive d’été.

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