2.

« Stalingrad, c’est le moment décisif de la guerre », dit Staline, ce vendredi 1er janvier 1943.

Il montre le rapport du maréchal Vassilievski, chef d’état-major général qui, ordre de Staline, a installé son poste d’observation à Stalingrad même, à quelques centaines de mètres de la ligne de front.

« Moment décisif », répète Staline.


L’atmosphère dans le bureau d’angle du Kremlin se détend. Il y a là le général Joukov, les hommes liges de Staline – Molotov, Mikoyan, Beria, ses trois chiens de garde qui ne quittent jamais leur chef – et quelques autres visiteurs, militaires et civils relégués dans l’antichambre.

Le rapport de Vassilievski que Staline vient de lire et qu’il brandit aurait dû arriver à midi et il est arrivé à 16 heures. L’attente a été interminable. Staline ne supporte pas les retards.


Durant ces quatre heures il a dévisagé chacun des présents, s’attardant longuement, paraissant rechercher un responsable, se tournant vers Beria comme s’il s’apprêtait à lui lancer un nom, celui du coupable à jeter dans un camp, une cellule, à tuer d’une balle dans la nuque.


« Son regard tenace et perçant semble voir à travers l’âme des visiteurs », confiera Joukov qui se souvient de ces heures. Staline interroge les uns et les autres, menaçant. Il marche de long en large, mâchonnant le tuyau de sa pipe éteinte. Il la pose finalement dans le cendrier, signe qu’il va se laisser emporter par la colère.

« Ses crises de colère, dit Joukov, le métamorphosent littéralement. Il pâlit de rage et son regard se fait lourd et haineux. »

Staline se tourne vers le commissaire aux Transports qui vient d’être nommé.

« Les transports sont une question de vie ou de mort, dit-il. Garde ceci en mémoire : si tu n’exécutes pas les ordres, ce sera le tribunal militaire. »

Le jeune commissaire sort du bureau, en sueur.

« Essayez de ne pas cafouiller, lui murmure Alexandre Poskrebychev, chef de cabinet de Staline et général du NKVD – la police politique –, le patron est au bout du rouleau. »


Staline est insomniaque, travaillant, à soixante-trois ans, seize heures par jour, menant une vie recluse, imposant ses horaires à ses collaborateurs, régnant sur eux par la terreur.

Ils savent tous qu’ils peuvent être livrés à Beria, qui règne sur le NKVD, sur le Goulag, et fait travailler 1 700 000 détenus à la construction des chemins de fer et à la production d’armement. Plus de la moitié de ces « zeks » – déportés – sont voués à la mort tant les conditions du système concentrationnaire sont inhumaines.

Chacun se souvient – et d’abord les généraux – des « purges » de 1937, des séances de torture dans la prison du NKVD à Moscou, la Loubianka.

On ne veut pas « prendre le café avec Beria », comme le propose Staline, cyniquement, semblant jouir de la terreur despotique qu’il utilise.


Mais c’est pourtant au général Rokossovski – torturé par le NKVD en 1937, puis libéré en 1941 – qu’il confie le soin de mener jusqu’à son terme la bataille de Stalingrad – la destruction de la VIe armée allemande et la capture du général Paulus.

Cette nomination humilie le général Eremenko, commandant à Stalingrad : Staline fait une moue de mépris, se tourne vers Joukov qui a évoqué la déception d’Eremenko.

« Ce n’est pas le moment de se sentir humilié, dit Staline, nous ne sommes pas des enfants mais des bolcheviks. »


Mais depuis l’attaque allemande de juin 1941, Staline se réfère presque toujours au passé glorieux – et « terrible » – de la Russie d’avant la révolution. Lui, le Géorgien, il se veut « grand-russe », héritier des tsars et de la tradition russe.

Il réunit le Comité national de défense, qui compte autant de civils que de militaires, dans une salle où sont accrochés les portraits des vainqueurs de Napoléon – Koutousov et Souvarov – et des tableaux représentant Marx et Lénine.

Les civils du Comité sont assis face aux deux héros de la grandeur militaire russe, et les généraux du Comité ont devant eux les tableaux des « fondateurs du communisme ».


Ce vendredi 1er janvier 1943, Staline a donc attendu le rapport du maréchal Vassilievski sur la situation à Stalingrad. Il laisse libre cours à sa colère, terrorisant les présents, fixant à plusieurs reprises le général Joukov, puis tout en marchant de long en large, dicte un message à transmettre aussitôt à Vassilievski :

« Il est déjà 15 h 30 et tu n’as pas encore daigné envoyer ton rapport. Tu ne peux pas invoquer l’excuse que tu n’as pas de temps. Joukov abat autant de travail que toi au front et pourtant il m’adresse son rapport chaque jour. La différence entre vous deux est que Joukov, lui, est discipliné. Tu manques de discipline… C’est mon dernier avertissement : si tu négliges ton devoir encore une fois, je te limoge de ton poste de chef d’état-major et tu seras envoyé en première ligne. »


La terreur comme méthode de gouvernement. La mort comme châtiment. Chacun sait Staline impitoyable, brisant les vies, despote qui se donne tout entier à sa tâche de « généralissime », travaillant soit dans ce bureau d’angle du Kremlin, soit dans sa datcha de Kountsevo, située à quelques kilomètres de Moscou.

Il gagne alors le Kremlin – où il arrive au début de la soirée – dans un « convoi » de voitures Packard qui roulent à vive allure sur les routes qui ont été vidées de toute circulation.

Les « visiteurs » convoqués au bureau afin de comparaître devant Staline attendent dans l’antichambre, rongés par l’inquiétude.

Poskrebychev, qui les introduit, leur prodigue des conseils qui les paralysent.

« Ne vous énervez pas, dit-il, évitez de le contredire, le camarade Staline sait tout. »


Il se préoccupe de tout, contrôle l’exécution de chacun de ses ordres.

Il ne néglige rien.

L’un de ses interlocuteurs réguliers – Baïbakov, chargé des questions du pétrole – note :

« Quand il donne des instructions, il vous aide toujours à les remplir en vous donnant les moyens de le faire. Aussi, je n’avais pas peur de Staline, nous étions francs l’un vis-à-vis de l’autre. J’ai toujours exécuté mes tâches. Staline avait cependant le don de repérer les points faibles d’un rapport et tombait à bras raccourcis sur celui qui ne maîtrisait pas parfaitement son sujet en proférant d’une voix grave à dessein : “Eh bien, comment se fait-il que tu ignores cela ?”

« Et Beria derrière son lorgnon fixe le fautif. »


Puis Staline congédie sans un mot de plus le visiteur et aborde d’autres sujets, transmettant ses instructions, parlant au téléphone, signant des ordres, rédigeant un communiqué de presse, forgeant les slogans que la presse et la radio vont marteler. Ainsi « le sang appelle le sang ».

Il trouve le temps d’appeler le secrétaire du Parti d’une province géorgienne, lui demandant d’augmenter les envois de tabac.

« Nos soldats n’ont plus rien à fumer, dit-il. Les troupes du front ont absolument besoin de tabac. »


Un lien profond, contradictoire, se noue ainsi entre Staline et ceux qui le servent, et avec le peuple.

On l’admire, ce tsar « rouge », on le vénère et on le craint.

Il peut briser la vie d’un général, mais reconnaître les mérites de tel autre qu’en même temps il jalouse et fait surveiller, prêt à le démettre, à le livrer à Beria et aux bourreaux du NKVD.

Il marie le despotisme d’un grand tsar – il commande au cinéaste Eisenstein un film sur Ivan le Terrible – et la violence haineuse, sans retenue morale, d’un « bolchevik » qui a commencé sa vie en hors-la-loi, attaquant les banques.

Aucun scrupule ou principe de morale ne le retient. Il est le pouvoir absolu, prêt à faire exécuter des milliers d’hommes, ou à déporter des peuples entiers. La fin justifie les moyens. Et souvent les moyens barbares dessinent la fin.

Le révolutionnaire pillard se présente en homme d’ordre et de discipline qui ne quitte que rarement son uniforme de généralissime.

Car en ce début d’année 1943, comme pour souligner ce « moment décisif de la guerre » qui s’opère à Stalingrad, Staline rétablit les galons et les épaulettes dorés que portaient les officiers de l’armée tsariste.

Il élève Joukov au grade de maréchal et devient, lui-même, le maréchal Staline. La mue de Joseph Djougachvili, bolchevik géorgien, s’achève ainsi avec la bataille de Stalingrad, qui change le cours de la guerre[1].

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