28.

La déception qu’éprouvent le Führer, Goebbels et les dirigeants du Reich à l’égard de Mussolini, le peuple italien va en subir les conséquences.

Mussolini, pleinement italien, dit Goebbels, n’est plus qu’un fantoche méprisable, son peuple est donc composé de Untermenschen, de « bohémiens ». Ces hommes-là, à l’est de l’Europe, on les tue, d’une balle dans la nuque ou dans les chambres à gaz.

Or précisément les divisions SS qui occupent l’Italie arrivent du front de l’Est. Les hommes sont épuisés, harassés. Ils découvrent, en pillards, en tueurs qu’ils sont devenus depuis des années, ce pays dont la « traîtrise » autorise toutes les violences.

Ils vont jouir de l’Italie comme des violeurs et des soudards qui ne respectent rien, ni les jeunes filles, ni les manuscrits anciens, ni les œuvres d’art.


Hitler et l’état-major allemand ont d’abord craint que les Alliés allaient débarquer au nord de Rome et peut-être parachuter des troupes dans la plaine du Pô, voire tenter de s’emparer des cols alpins.

Inquiétudes vaines.

Les troupes alliées – Anglais, Américains, Néo-Zélandais, et bientôt divisions de Français d’Afrique du Nord – progressent lentement, occupant bientôt le tiers sud de la péninsule.

Les Allemands ont pu fortifier les Apennins, créer une ligne Gustav, sur laquelle viennent se briser les attaques alliées.


Seule mauvaise surprise, l’insurrection de la population de Naples contre les Allemands.

Durant quatre jours, en octobre 1943, les Napolitains, avec des armes abandonnées par les troupes italiennes ou arrachées aux Allemands, harcèlent les soldats de la Wehrmacht, dont le chef, le major Scholl, est contraint de se rendre avec tout son état-major. La capitale du Mezzogiorno est déjà libre quand les Anglo-Américains y font leur entrée.


Les Allemands se replient sur les Abruzzes, et la ligne Gustav dans cet automne 1943 est infranchissable.

« Tout va bien ici, écrit Rommel, auquel le Führer hésite à confier le commandement en chef en Italie. Les traîtres ont été désarmés et beaucoup sont déjà en route. »

Ces prisonniers, ces Badoglio Truppen, seront en Allemagne presque aussi maltraités que les Russes.

La tentative de créer une armée autour de Mussolini, et de la République sociale italienne, échoue.

Les jeunes, requis, préfèrent gagner les montagnes, former dans le nord de l’Italie les premières Brigades de partisans. D’autres sont raflés, envoyés comme ouvriers en Allemagne.

Et quel que soit leur sort, traités comme de la main-d’œuvre servile.


Rommel qui reçoit le maréchal Graziani, demeuré auprès du Duce, mesure l’impuissance et l’humiliation italiennes.

« Graziani possède une personnalité impressionnante, écrit Rommel, bien différente de celle de tous les autres officiers italiens que j’ai connus. Mais il ne dispose naturellement d’aucune autorité pour le moment. Même la police italienne est aujourd’hui totalement impuissante. »

« Il est triste et indigne pour nous, dit le maréchal Graziani, de voir des soldats italiens employés à soigner les jardins et les potagers des villas réquisitionnées par les commandants allemands, de les voir porter les bidons d’essence et nettoyer les automobiles et autres tâches semblables. »

Rommel écoute Graziani, mais il n’éprouve aucune compassion pour ces « traîtres » d’italiens, et en outre il est préoccupé par son avenir.

Le sort de Rommel est en effet incertain.


Dans l’attente de la décision du Führer à propos de sa nomination comme commandant en chef, Rommel parcourt l’Italie.

« En me rendant hier sur la côte adriatique, écrit-il à son épouse, j’ai visité au passage le petit État de Saint-Marin qui est neutre. J’étais en train d’acheter quelques timbres après avoir jeté un rapide coup d’œil sur la ville quand un ministre est venu me trouver de la part du Régent… »

Rommel est invité au château. On voulait l’assurance que la neutralité de Saint-Marin serait respectée par le Reich allemand.

Comment Rommel pourrait-il la garantir ?


Dans le Sud-Tyrol, les Allemands ont chassé les autorités locales représentant Rome. Les carabiniers et policiers italiens ont été internés en Allemagne.

Des Gauleiters, anciens fonctionnaires de l’Empire austro-hongrois, ont été nommés.

Les monuments aux morts italiens de la Première Guerre mondiale, ou ceux célébrant les victoires italiennes de 1918 sont dynamités !

Goebbels confie, le 23 septembre 1943 :

« Selon les idées du Führer, nous devrions avancer jusqu’aux frontières de la Vénétie, et la Vénétie elle-même devrait être incluse dans le Reich sous un régime d’autonomie. »


Quant à Rommel, il écrit à sa « très chère Lu » :

« Ma désignation n’a pas été confirmée. Le Führer a fini par changer d’avis, à ce que l’on dit… Peut-être n’ai-je pas donné beaucoup d’espoir sur la possibilité de tenir la position… Kesselring reste donc en place pour le moment. Quoi qu’il en soit, je prendrai la chose comme elle vient. »

Il ajoute, ne cachant pas son pessimisme :

« La situation est très critique à l’Est. Il semble bien que nous allons être contraints d’abandonner la grande boucle du Dniepr dans des conditions très difficiles. Dans ce cas, nous ne pourrons conserver la Crimée. À ce qu’il paraît, la supériorité de l’ennemi est trop grande là aussi. Je me demande où nous irons ensuite. »


Mais en Italie, les Allemands, sous les averses d’automne qui transforment les chemins des Abruzzes en torrents de boue, tiennent la ligne Gustav, de Cassino à Orsena.

Au sud, l’Italie – un tiers de la péninsule – est « libre ».

Libre de mourir de faim, de misère, de corruption, de prostitution, d’humiliation.

À Naples, les Allemands ont brûlé 50 000 livres et manuscrits de la bibliothèque de l’université. Ils ont détruit 80 000 livres et archives mis à l’abri à Nola. Et jeté des dizaines de tableaux dans les brasiers.

En se repliant, ils ont pillé les châteaux, saccagé, brisé les meubles précieux, répandu des immondices.


Puis les Américains ont occupé Naples, ville affamée, insalubre – une épidémie de typhus y fait des ravages.

Tout s’y vole et s’y vend. Les soldats américains sont dépouillés, leurs armes, leurs camions volés, vendus et revendus.

La mafia prospère dans cette situation. Elle contrôle la prostitution, les vols et les trafics.

Il en est de même en Sicile, où un parti réclame l’indépendance et un autre demande le rattachement de l’île aux États-Unis.

Partout, des nuées d’enfants mendient, volent, s’offrent aux soldats. La dignité se dissout dans la faim, la misère, la corruption. On cire les chaussures – « Shoes shine ! » – et on tend la main et on offre son corps.


Pendant ce temps, le roi d’Italie et le gouvernement Badoglio sont installés à Salerne, cependant qu’un Comité de Libération Nationale conteste un monarque qui a, en 1922, installé le fascisme au pouvoir.

Et lorsque ce roi-là, ce maréchal Badoglio-là déclarent, le 13 octobre 1943, la guerre à l’Allemagne, personne n’oublie que ces hommes-là ont été les alliés du Reich jusqu’à l’été 1943, quand le glas de la défaite résonnait pour l’Allemagne.


Le gouvernement de la République sociale italienne qui rassemble, autour du lac de Garde, Mussolini et ses derniers fidèles n’est ni plus représentatif ni plus honorable.

Toute la région est bloquée par les Allemands.

Les « ministères » sont dispersés dans des villas luxueuses échelonnées le long de la rive du lac, de la petite ville de Salò jusqu’à Gargnano où habite Mussolini.

Les SS patrouillent partout, y compris dans le jardin de la villa Feltrinelli, celle qu’a choisie Mussolini. Un canon antiaérien est mis en batterie sur le toit.

Les trente SS de la garde personnelle du Führer, installés dans les étages, écoutent les criailleries des petits-enfants du Duce, les malédictions que lance Rachele, l’épouse du Duce, qui voue aux enfers Claretta Petacci, la maîtresse de Mussolini.


Les intrigues opposent les « ministres » et leurs clans les uns aux autres, surveillés par le général SS Wolff et l’ambassadeur du Reich, Rahn.

Mussolini, épié, joue à gouverner, condamne le « complot maçonnique », la « ploutocratie internationale », prépare le premier congrès du Parti fasciste républicain qui doit se réunir à Vérone le 14 novembre 1943.

« Le peuple, de nouveau en armes, écrit Mussolini, doit tenir sur les fonts baptismaux notre République Sociale, c’est-à-dire fasciste, dans le sens premier de notre révolution. »


En fait, derrière les mots sonores et creux – « abolition du système capitaliste et lutte contre les ploutocraties mondiales » – les repubblichini se vengent, préparant le procès du comte Ciano.

Ils ont peur. Ils traquent avec les SS les partisans. Et les Allemands n’hésitent pas à massacrer, à brûler des villages, en Émilie, dans le Piémont.

Les repubblichini sont souvent des jeunes gens d’à peine dix-sept ans, enfants perdus que grisent cette violence, ces armes, dont ils peuvent faire usage et qui, quand ils sont vaincus, pleurent, supplient, demandent grâce.


L’Italie du Nord s’enfonce ainsi dans une guerre civile doublée de l’oppression qu’exercent avec sauvagerie les SS.


À Rome, Herbert Kappler, le chef du service de sécurité SS dans la capitale, ordonne à la communauté juive – 34 000 se trouvent dans la zone allemande – de livrer 50 kilos d’or si elle veut échapper à la déportation.

L’or est remis le 7 octobre mais les assassinats de Juifs (au bord du lac Majeur), les arrestations, puis les déportations vers Auschwitz commencent.

Des milliers de Juifs sont recueillis par des Italiens, d’autres se réfugient dans les couvents ou au Vatican. Mais le pape Pie XII ne prononce pas la protestation solennelle que redoutaient les Allemands.

Dans le nord de l’Italie, le gouvernement de Mussolini décrète l’internement de tous les Juifs en camp de concentration et la police fasciste procède à leur arrestation.

Près de 4 000 Juifs sont envoyés à Auschwitz, d’autres – près de 4 000 encore – sont tués dans un camp de concentration près de Trieste, certains dans un camion à gaz.

Cependant, 80 % des Juifs italiens survivront à la guerre grâce à l’aide que leur apportent les Italiens, et à l’accueil des institutions catholiques.

Mais cette persécution antisémite menée par les Allemands et les fascistes italiens révèle la nature de ce dernier régime Mussolini et la violence de l’occupation nazie.


Les Allemands vont jusqu’à détruire le système de pompes qui avait été le grand œuvre de Mussolini, fier d’avoir asséché les « marais pontins ».

Les Allemands réintroduisent même dans les marais la malaria en veillant à réquisitionner tous les stocks de quinine.

Pour les scientifiques allemands – deux médecins – qui « organisent » ce retour de la malaria, les Italiens qui ont trahi sont des êtres inférieurs qui doivent être châtiés, exterminés.


On ne se contente pas d’humilier, de rafler les jeunes hommes pour les envoyer travailler en Allemagne, de déporter, de massacrer.

On met au point des projets de démontage des principales usines pour les installer en Allemagne. Les soldats de la Wehrmacht se servent dans les magasins sans payer : « Paga Badoglio » (« c’est Badoglio qui paie »). Et Hitler ordonne le transport des réserves d’or de la banque d’Italie – 95 tonnes – en Allemagne. Elles sont loin les années 1930 quand Hitler admirait Mussolini et – en 1934 – lui rendait visite à Venise, se comportant comme un élève attentif et respectueux qui rencontre son inspirateur et son maître.

Dix ans se sont écoulés et Hitler, méprisant, vulgaire et brutal, dit à Goebbels :

« Que ce soit nous qui leur enlevions les pantalons ou que ce soit les Anglais, c’est la même chose. »

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