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En juillet 1943, le Führer, ses généraux et maréchaux pensent encore qu’ils ont entre leurs mains ce « quelque chose » qui leur permettra de rétablir la situation du Reich, et ainsi de pouvoir négocier avec l’un ou l’autre de leurs ennemis.


Ce « quelque chose », c’est l’attaque qu’ils préparent sur le front de l’Est, entre Orel et Bielgorod, contre le « saillant de Koursk », cette avancée russe, comme une tumeur, qu’il faut cisailler en l’attaquant à sa base, au nord vers Orel, au sud vers Bielgorod.


« Nous devons rattraper en été ce qui a été perdu en hiver », répète le Führer. Ce sera l’opération Zitadelle.


Aucun des officiers de son Grand Quartier Général ne peut résister au Führer, dont ils perçoivent pourtant l’angoisse.

À la veille de lancer l’offensive décisive qui peut effacer les désastres de Stalingrad ou au contraire sceller le sort de la guerre à l’Est, le Führer n’a-t-il pas confié à Guderian : « Chaque fois que je pense à Zitadelle, j’ai mal au ventre » ?

Mais en dépit de cela, et des réticences des généraux Jodl et Model, du scepticisme de Guderian, la décision est prise : attaquer !


On attend que parviennent aux Panzerdivisionen les nouveaux modèles de chars lourds – Tigre et Panther – qui doivent dominer les T34 et les KV soviétiques.

On concentre sur moins de 50 kilomètres de front neuf des plus belles divisions de l’armée allemande, parmi lesquelles les divisions SS Leibstandarte, Das Reich, Totenkopf.

Les officiers de chars abandonnent, pour se rendre en première ligne afin d’observer le terrain, leur uniforme noir comme si les Russes pouvaient ignorer la présence de Panzerdivisionen.

Ces officiers découvrent devant eux une vaste plaine coupée de nombreuses vallées, et dont le sol monte en pente douce vers le nord, favorisant la défense russe. Partout s’étendent de grands champs de blé qui limitent la visibilité.


Ces officiers et leurs généraux n’imaginent pas que l’état-major russe a percé les plans du Führer et qu’il a fait du saillant de Koursk, en effet, une citadelle où s’entassent 20 000 pièces d’artillerie – dont 6 000 canons et antichars, des centaines de lance-fusées Katioucha !

Les champs de mines antichars et antipersonnel atteignent une densité de 2 500 engins au kilomètre !

D’immenses fossés antichars – de 4,50 mètres de profondeur – ont été creusés. Des tranchées étroites permettent aux fantassins de progresser dans les champs de mines et d’attaquer les tanks allemands qui auront échappé aux canons antichars et aux mines.

Les tanks T34 sont à l’affût en arrière de ce réseau défensif. Des centaines de milliers d’hommes sont concentrés, prêts à s’élancer.

« Le terrain dont nous avons effectué un relevé topographique, explique un capitaine de l’armée Rouge, est piqueté et plein de repères. Les chemins que nous devons prendre pour aller occuper nos tranchées et nos abris sont jalonnés. »

Ordre est donné aux unités d’artillerie antichars de n’ouvrir le feu qu’au dernier moment.

« Au début de la guerre, souligne un officier russe, c’était la bousculade générale, on n’avait jamais le temps… Aujourd’hui, on va au feu posément. »


Dans la nuit du 3 au 4 juillet, les guetteurs russes voient se dresser devant eux une silhouette, bras levés. C’est un déserteur tchèque d’un bataillon du génie.

Il raconte que l’on a distribué à chaque soldat une ration spéciale de schnaps et cinq jours de vivres. L’attaque serait donc imminente, et ce renseignement confirme les informations dont dispose la Stavka – le comité militaire que préside Staline – selon lesquelles les Allemands déclencheraient leur attaque entre le 3 et le 6 juillet.

Dans la nuit du 4, les Russes décident d’ouvrir le feu avec leur artillerie de moyenne portée qui doit viser les premières lignes allemandes et les zones de rassemblement. Mais les pièces antichars ne se dévoileront pas.


Les soldats allemands comprennent qu’ils ne bénéficieront pas de l’effet de surprise. Les officiers les rassemblent et leur lisent le message personnel que le Führer adresse à ses troupes :

« Soldats du Reich !

« Vous participez aujourd’hui à une offensive d’une importance considérable. De son résultat peut dépendre tout le sort de la guerre.

« Mieux que n’importe quoi, votre victoire montrera au monde entier que toute résistance à la puissance de l’armée allemande est vaine. »


Au même moment, L’Étoile rouge – le journal de l’armée Rouge – en appelle au patriotisme russe, face à cette attaque allemande qui menace le cœur même de la Russie, la région natale de l’écrivain Tourgueniev, le chantre de la Russie.

« Nos pères et nos ancêtres ont fait tous les sacrifices pour sauver leur Russie, leur patrie, écrit L’Étoile rouge. Nous n’oublierons jamais Minine et Pojarski, Souvorov et Koutousov et les partisans russes de 1812.

« Nous nous sentons fiers à la pensée que le sang de nos glorieux ancêtres coule dans nos veines et que nous nous montrerons dignes d’eux. »


À 14 heures, ce 4 juillet 1943, les 2 000 chars allemands de la première vague se hissent hors de leurs abris dans les creux du terrain et s’engagent, hublots et volets fermés, au milieu des blés.

Et tout à coup, des milliers de pièces antichars russes ouvrent le feu.

« Nous avons l’impression d’avancer dans un cercle de feu », note l’opérateur radio d’un char Tigre !

L’artillerie allemande n’a pas été capable de repérer et d’écraser les canons russes. Et les champs de mines n’ont pas été nettoyés.

« Les premiers rapports, disent les officiers d’état-major russes, établissent que 586 tanks ennemis ont été endommagés ou détruits », dès les premiers cent mètres.


Les consignes allemandes sont implacables et condamnent à mort les équipages dont les chars immobilisés deviennent une cible offerte aux canons antichars et aux fantassins russes enfouis dans des tranchées étroites ou des trous individuels creusés au milieu des champs de mines.

Mais les équipages allemands obéissent aux ordres :

« Si un char se trouve immobilisé mais que son canon est encore en état de tirer, l’équipage continuera sur place à appuyer l’échelon de combat avec le feu de sa pièce… En aucune circonstance, les chars ne s’arrêteront pour prêter assistance à ceux qui seraient en difficulté. »


Après vingt-quatre heures de combats, le front russe n’a cédé – sur quatre kilomètres – que dans le sud du saillant sous la poussée des panzers et des fantassins SS.

Mais les Russes ont fortifié des petits villages situés le long d’une rivière que des rafales de pluie, dans la nuit du 5 au 6 juillet, grossissent, rendant son passage difficile.

Et les SS découvrent que ces Russes qu’ils méprisent, qui sont à leurs yeux des Untermenschen, sont de rudes et tenaces combattants aussi bien armés qu’eux. Impitoyables aussi avec tout combattant allemand qui porte une tête de mort comme emblème, et qu’ils abattent aussitôt se serait-il rendu. Les SS se battent donc jusqu’à la mort.



Le 12 juillet, la IVe armée allemande lance ses 600 chars dans une attaque frontale contre la 5e armée blindée soviétique.

Cette « chevauchée de la mort » des panzers et la bataille qui s’engage se déroulent sous un épais nuage de poussière et par une chaleur étouffante.

L’affrontement dure huit heures.

Un survivant allemand se souvient de la surprise qu’il a éprouvée.

« D’après ce qu’on nous avait dit, nous pensions trouver en face de nous des canons antichars fixes, quelques chars semi-enterrés et peut-être des brigades indépendantes de vieilles machines comme le tank KV. En fait, nous nous trouvâmes avoir affaire à une masse, apparemment intarissable, de blindés ennemis. Jamais comme ce jour je n’eus l’impression d’être écrasé par le nombre et la force des Russes. Les nuages de poussière empêchaient la Luftwaffe de nous aider ; de nombreux T34 ne tardèrent pas à filtrer à travers notre écran et à se répandre partout, comme des rats, sur l’ancien champ de bataille… »


Les jeux sont faits.

« Les Tigre brûlent », titre L’Étoile rouge. Les soldats allemands sont saisis de stupeur devant l’équipement et la combativité des Russes.

Un caporal déclare :

« On n’a jamais vu pareil carnage dans les troupes allemandes… Un hôpital de campagne avait l’air d’un abattoir. »


Mais les pertes russes sont gigantesques. L’état-major soviétique n’est pas économe des hommes.

Des conducteurs de chars, fatigués d’avoir roulé trois jours et peut-être échauffés par la vodka, précipitent leurs T34 dans des tranchées antichars, et sont incendiés par les tirs allemands.

Les Russes auraient perdu 320 000 soldats et les Allemands « seulement » 54 000.

Qui connaîtra avec précision l’état réel des pertes en hommes et en tanks, dans ce qu’on considère comme la plus grande bataille de chars de l’Histoire ?

Une seule certitude : les Allemands ont été vaincus. Certes, à l’annonce du débarquement anglo-américain en Sicile, le 10 juillet, Hitler retire des divisions engagées dans la bataille de Koursk pour les diriger vers l’Italie.

Mais ce sont d’abord les Russes qui ont gagné, devinant les intentions de Hitler, s’y adaptant, arrêtant les panzers et les fantassins des divisions SS.


Le 5 août 1943, dans un ordre du jour spécial, Staline peut annoncer la libération d’Orel et de Bielgorod.

Autour de ces villes, des centaines de tanks calcinés et de carcasses d’avions jonchent le champ de bataille et sur plus de dix kilomètres à la ronde l’air est empesté par l’odeur de milliers de cadavres russes et allemands à moitié enterrés.


Ce 5 août, Staline conclut son ordre du jour par cette déclaration inattendue :

« Cette nuit, à 0 heure, la capitale de notre pays, Moscou, saluera de douze salves d’artillerie tirées par cent vingt canons, les vaillantes troupes qui ont libéré Orel et Bielgorod. J’exprime ma gratitude à toutes les unités qui ont pris part à l’offensive…

« Gloire éternelle aux héros qui sont tombés dans la lutte pour la liberté de notre patrie.

« Mort aux envahisseurs allemands.

« Le commandant en chef suprême

« Maréchal de l’Union soviétique Staline. »

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