3.

Le vendredi 8 janvier 1943, à la fin de la matinée, alors que l’obscurité s’est dissipée, trois jeunes officiers de l’armée Rouge, brandissant un drapeau blanc, s’avancent vers les lignes allemandes et remettent le texte de l’ultimatum du général Rokossovski, commandant des armées russes du Don, au général Paulus, commandant de la VIe armée allemande.

Il a vingt-quatre heures pour répondre.


Paulus, terré dans son quartier général improvisé dans le sous-sol de l’Univermag – un grand magasin réduit à un amoncellement de décombres –, lit le texte ; puis le commente avec ses officiers. Paulus parle avec difficulté. Il est épuisé, exsangue, hirsute, il tremble.


« La situation de vos troupes est désespérée, écrivent les Russes. Elles souffrent de la faim, de la maladie et du froid. Le cruel hiver russe ne fait que commencer. Le gel, les vents polaires, les tempêtes de neige approchent. Vos soldats sont démunis de vêtements chauds et vivent dans des conditions inhumaines.

« Vous n’avez aucune chance de briser les cercles qui vous entourent. Votre situation est sans espoir et il est désormais inutile de poursuivre la résistance.

« Pour toutes ces raisons et afin d’éviter d’inutiles effusions de sang, nous vous soumettons les conditions de capitulation suivantes. »

Elles sont traditionnelles et le général Paulus, comme s’il voulait convaincre ses officiers, lit lentement, s’arrêtant après chaque phrase.

« Les armes, le matériel et les munitions seront livrés aux Russes en bon ordre et en bon état.

« La vie et la sécurité seront garanties à tous les soldats et officiers qui cesseront le combat et, dès la fin de la guerre, ils retourneront en Allemagne ou dans tout autre pays où les prisonniers de guerre choisiront de se rendre.

« Tous les prisonniers peuvent garder leurs uniformes, leurs insignes, leurs décorations et leurs objets personnels ; quant aux officiers supérieurs, ils conserveront leurs armes blanches. Tous les prisonniers recevront une alimentation normale, et des soins médicaux seront fournis à ceux qui en ont besoin. »


La réponse doit être remise le lendemain, samedi 9 janvier, à 10 heures. Le lieu, les conditions – une voiture arborant un drapeau blanc – sont précisés.

Si l’ultimatum est rejeté, l’artillerie et l’aviation russes annihileront les troupes allemandes encerclées. Les chefs allemands porteront la responsabilité de cet anéantissement.


Silence d’abord dans ces sous-sols surpeuplés, puis des voix que Paulus ne cherche pas à identifier. L’une dit que les suicides se multiplient, que les Roumains se rendent déjà.

D’autres voix disent qu’on ne peut faire confiance aux Russes. Ils massacreront. Ils laisseront mourir.

Paulus se lève. Il va câbler l’ultimatum au Führer auquel tous les soldats allemands sont liés par le serment. Il ne l’oublie pas.

Chacun imagine la réponse du Führer. Mais Paulus précise qu’il demandera au Führer de lui accorder sa pleine liberté d’action.


La réponse est un nein brutal.

Mais le silence, le samedi 9 janvier, a enseveli Stalingrad.

Personne ne tire.

Des officiers russes s’aventurent dans le no man’s land, s’adressent à quelques Allemands qu’ils conjurent de déposer les armes. En vain.


Le dimanche 10 janvier, cette trêve de fait cesse.

Sept mille canons et mortiers russes (170 par kilomètre dans certains secteurs) écrasent les positions allemandes.

La résistance est acharnée, mais les Allemands sont submergés, l’avance russe est irrésistible. En moins de six jours, la poche allemande est réduite de moitié.

Le dimanche 17 janvier, les Russes renouvellent leur offre de capitulation.

Des soldats allemands résistent jusqu’à leur avant-dernière cartouche puis se suicident ou achèvent les blessés pour qu’ils ne tombent pas aux mains des Russes.

D’autres sortent de leurs bunkers, s’avancent, chancelants, sans armes, et se rendent.


Le général Paulus câble au Führer :

« Commandement devenu impossible. Troupes sans munitions ni vivres. Dix-huit mille blessés privés de secours médicaux, pansements, médicaments. Insensé continuer, résistance, écroulement inévitable. Requiers autorisation capituler immédiatement pour épargner destruction troupes survivantes. »


Le Führer répond aussitôt :

« Vous interdis capituler. La VIe armée tiendra ses positions jusqu’à son dernier homme et sa dernière cartouche. Son héroïque endurance apportera une inoubliable contribution à l’établissement d’un front défensif et au salut du monde occidental. »


Le vendredi 22 janvier, les Russes lancent l’assaut final. Ils coupent en deux la « poche » allemande.



Le vendredi 29 janvier, Paulus adresse un télégramme au Führer, la veille du dixième anniversaire de la nomination de Hitler à la chancellerie du Reich.

« En ce jour anniversaire de votre prise de pouvoir, la VIe armée salue son Führer. Le drapeau à croix gammée flotte toujours sur Stalingrad. Puisse notre lutte servir d’exemple à la génération présente et aux générations futures et leur apprendre que nous ne devons jamais capituler, même quand nous n’avons plus d’espoir. Alors l’Allemagne vaincra. Heil mon Führer ! Paulus, colonel général. »


Entre la demande d’autorisation de capituler et cette soumission à Hitler, il y a la personnalité ambiguë du général Paulus, son incapacité à trancher et peut-être ses calculs : ménager l’avenir, obtenir du Führer le grade de Feldmarschall.

Et avec son message d’anniversaire, il en a déjà payé le prix. La propagande de Goebbels célèbre l’héroïsme de la VIe armée.

Goering s’écrie :

« Le combat de la VIe armée appartient désormais à l’Histoire. À côté des noms de Langemark, d’Alcazar, de Narvik, symboles de folle audace, de ténacité, de bravoure, Stalingrad demeurera à jamais pour les générations futures celui du sacrifice de soi… Dans mille ans d’ici, le peuple germanique parlera de la bataille de Stalingrad avec un respect mêlé d’effroi… Au long des années à venir, évoquant l’héroïque campagne de la Volga, on pourra s’écrier : “Passant ! Va dire à l’Allemagne que tu nous as vus gisant à Stalingrad pour obéir à l’honneur, aux ordres de nos chefs et pour la plus grande gloire du Reich.” »


Le samedi 30 janvier, Paulus envoie au Führer le message suivant :

« Effondrement final ne peut être retardé que de vingt-quatre heures. »

Hitler cherche à pousser au sacrifice – au suicide ! – les officiers et Paulus en multipliant les promotions ce 30 janvier 1943.

Cent dix-sept officiers montent en grade et Paulus est promu Feldmarschall !


Le dimanche 31 janvier, Paulus adresse un dernier message à Hitler :

« Fidèle à son serment et pleinement consciente de la grandeur de sa mission, la VIe armée a tenu ses positions jusqu’au dernier homme et jusqu’à la dernière cartouche. Pour le Führer et pour la patrie… jusqu’au bout. »

Quelques minutes plus tard, à 7 h 46 du soir, l’opérateur radio ajoute :

« Les Russes sont à la porte de notre abri. Nous détruisons les appareils. » Il ajoute « CL » qui signifie dans le code international : la station n’émettra plus.


Un jeune lieutenant russe, Fidor Mikhailovtch Yelchenko, entre avec quelques hommes dans le sous-sol de l’Univermag et recueille la reddition de Paulus et de tous les Allemands – généraux, officiers, soldats – qui s’entassent dans l’abri.

C’est le général Schmidt, chef d’état-major de la VIe armée, qui a parlementé avec Yelchenko.

Paulus, les yeux vides, est assis sur son lit de camp.

« N’avez-vous rien à ajouter, monsieur le maréchal ? » demande Schmidt.

Paulus ne répond pas.

On le conduira avec quelques officiers au siège de l’état-major de Rokossovski.


Mais à l’extrémité nord de Stalingrad, des Allemands continueront à combattre. Ils reçoivent le lundi 1er février un message du Führer :

« Le peuple allemand attend que vous fassiez votre devoir à l’exemple des soldats qui défendent encore la forteresse sud. Chaque jour, chaque heure de votre combat contribue à faciliter la création d’un nouveau front. »

Ils résisteront jusqu’au mardi 2 février :

« Avons combattu jusqu’au dernier homme contre un ennemi d’une écrasante supériorité. Vive l’Allemagne ! »


Un avion allemand de reconnaissance survole les décombres de la ville.

« Plus aucun indice de bataille », signale-t-il.


Ce jour-là, la température est descendue à 37 degrés au-dessous de zéro.

Quatre-vingt-onze mille soldats et 24 généraux forment dans la neige une colonne noire qui avance lentement.

Enveloppés de couvertures, ils ont souvent les membres gelés, ils sont blessés, affamés, hébétés.

Ces spectres sont ce qu’il reste d’une armée de 285 000 hommes. Ils marchent vers les camps de Sibérie, ils sont rongés par les poux, la gangrène, les abcès, les plaies purulentes.

Cinq mille d’entre eux seulement retrouveront un jour l’Allemagne.



Le général Rokossovski écrit à Staline :

« Conformément à vos ordres, les troupes du front du Don ont achevé le 2 février 1943 de mettre en déroute et de détruire les forces ennemies encerclées à Stalingrad. »

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