37.
Staline, dans l’avion qui vient de quitter Téhéran, ce 2 décembre 1943, paraît somnoler.
Mais derrière ses paupières mi-closes, il aperçoit le crâne chauve de Beria, la large nuque de Molotov.
De temps à autre, ces deux-là, qui le connaissent bien, se tournent vers lui.
Ils sont sur leurs gardes. Ils savent que leur vie est entre les mains du camarade Staline.
Un battement de paupières peut décider de leur sort.
Il est le grand Staline !
Il se repaît de ces deux mots lancés par Churchill, ce vieux conservateur antibolchevique qui trouvait dans les années 1930 que Mussolini était le plus grand chef d’État du XXe siècle, et osait alors faire l’éloge du fascisme.
Aujourd’hui, il lève son verre à la santé du « grand Staline » et il honore le peuple de Stalingrad.
Les vapeurs de l’orgueil envahissent l’esprit de Staline.
À Bakou, il quitte son uniforme de parade, bon pour M. Churchill et M. Roosevelt.
Il remet son grand manteau sombre, ses bottes souples, sa casquette. Churchill était ridicule avec ses insignes de pilote de la RAF !
Quant à Roosevelt, Staline a le sentiment qu’il a berné ce patricien et ce politicien paralytique.
Il les a vaincus.
Dans le train qui le conduit de Bakou – où l’avion s’est posé – à Stalingrad, le Maréchal éprouve un sentiment d’ivresse.
Lui, le Géorgien, les a dominés comme il avait imposé sa loi à ces vieux bolcheviks léninistes, écartés, soumis, fusillés !
Qui peut lui résister ?
Il regarde défiler les amoncellements de ruines qui constituent Stalingrad. Il entre dans ce qui fut le quartier général de Paulus.
Maintenant, ce Feldmarschall parle à la radio du Comité de l’Allemagne Libre.
Qui peut résister au grand Staline ?
Il donne son accord à Beria pour que les populations des territoires libérés soient épurées de tous ceux qui n’ont pas, pendant l’occupation allemande, montré leur fidélité à l’Union soviétique.
Beria estime qu’il devra arrêter, déporter près d’un million et demi de personnes.
En Ukraine, des bandes de nationalistes ukrainiens attaquent l’armée Rouge et, comme la famine règne, que les habitations sont détruites, le mécontentement gonfle les rangs des ennemis du pouvoir soviétique.
Même chose au Caucase, en Crimée, en Biélorussie. On s’en prend même aux Juifs survivants !
Il faut se méfier aussi des Tchétchènes, des Kalmouks, des Tatars, de tous ces peuples non russes : une partie d’entre eux avait été déplacée dès 1941 ; il faut tous les déporter !
Staline approuve. La terreur est le seul remède efficace. Il faut fusiller sans remords.
Sa voiture roule dans les rues de Stalingrad, ces sortes de vallées entre les ruines.
Elle heurte un véhicule militaire dont la conductrice se met à trembler, à sangloter, quand elle reconnaît le grand Staline.
Staline s’approche de la jeune femme.
« Ne pleurez pas, voyons, dit-il. Ce n’est pas votre faute. Tout ce qui arrive est cause de la guerre. Notre voiture est blindée et n’a subi aucun dommage. Vous n’avez plus qu’à faire réparer la vôtre. »
« Ce Staline est un homme anormal », dit Churchill qui a regagné Le Caire, le 2 décembre 1943.
Le Premier ministre est fiévreux, mais refuse de céder à la maladie.
Il convoque les généraux, leur demande d’étudier la possibilité d’un nouveau débarquement en Italie, à Anzio, près de Rome, puis d’une action dans le nord de la Norvège !
Il sait que le chef d’état-major, le maréchal Brooke, a déclaré à Téhéran, après avoir assisté à des conversations « militaires » entre les Trois Grands :
« J’ai envie de m’enfermer dans un asile de fous ou dans une maison de retraite. »
Churchill s’emporte :
« Staline, lance-t-il, a de la chance de pouvoir faire fusiller tous ceux qui sont en désaccord avec lui ! Et il a utilisé beaucoup de munitions à cet effet ! »
La respiration tout à coup lui manque, la fièvre et une pneumonie le terrassent. On le transporte à Carthage.
Le 15 décembre, alité, il dit à sa fille Sarah :
« Ne t’inquiète pas. Si je meurs maintenant, c’est sans importance. Tous les plans ont été faits pour la victoire, et ce n’est plus qu’une question de temps. »
Mais cet homme de soixante-neuf ans est indestructible. Il a passé quelques jours alité à Carthage, puis il gagne Marrakech où il reprend une activité fébrile.
Il se déchaîne contre de Gaulle qui, à Alger, président du Comité Français de Libération Nationale, serait responsable de l’arrestation de trois anciens vichystes, ministres ou gouverneurs de territoires coloniaux.
Churchill défend ces hommes – Pierre-Étienne Flancin, Peyrouton, Boisson – accusés de collaboration avec l’ennemi.
Le Premier ministre anglais avertit Roosevelt, dont il connaît les sentiments sur de Gaulle.
À Téhéran, Roosevelt s’est souvent exprimé, condamnant de Gaulle, ce militaire traditionnel qui « agit comme s’il était à la tête d’un grand État alors qu’en réalité il n’a guère de pouvoir ».
Staline a partagé ce point de vue.
Roosevelt a même confié à ses généraux chefs d’état-major qu’il voyait la France ravalée pour plusieurs décennies à une condition inférieure. Et l’amiral Leahy – ancien ambassadeur des États-Unis auprès de Pétain – prédit même qu’il y aura, après la fin des hostilités, une guerre civile en France.
Roosevelt approuve et ajoute :
« Il se pourrait fort bien que nous soyons obligés de maintenir certaines divisions en France. […] Il faudra peut-être un État tampon entre l’Allemagne et la France. Il pourrait s’étendre du nord de la France, disons Calais, Lille et les Ardennes, jusqu’à l’Alsace et la Lorraine – en d’autres termes, de la Suisse jusqu’à la Côte. »
Cela correspond presque exactement à la « zone interdite » créée par les autorités allemandes.
Mais cela ne trouble pas Roosevelt.
Pour lui, « le général de Gaulle est un soldat, un patriote certes, dévoué à son pays, mais c’est un politique, un fanatique et je crois qu’il a pratiquement tout du dictateur ».
Ce jugement de Roosevelt porté après la conférence de Casablanca en janvier 1943 est encore plus sévère en décembre.
De Gaulle, en menaçant d’arrestation les personnalités vichystes, montre qu’il veut s’emparer du pouvoir.
« Le moment est venu d’éliminer de Gaulle », dit Roosevelt.
Et Churchill partage ce point de vue :
« Il est essentiel que nous soutenions le Président », dit le Premier ministre anglais.
« De Gaulle est arrogant, il est égoïste, poursuit Churchill. Il se prend pour le centre de l’univers. »
« Je vous assure que cet individu ne reculera devant rien s’il a des forces armées à sa disposition. »
La tension entre de Gaulle et les Anglo-Américains est en ce mois de décembre 1943 à son comble. Les trois vichystes ont été arrêtés.
Mais la situation est délicate pour Roosevelt et Churchill. C’est le Comité Français de Libération Nationale, représentatif de la Résistance, qui a ordonné leur arrestation.
Et le Conseil National de la Résistance est à l’origine de cette mesure.
Alors, en réaliste, Roosevelt recule et Churchill le suit.
« Le Président, note MacMillan, le ministre anglais en poste à Alger, a complètement abandonné la partie. Pas d’ultimatum au Comité Français et à de Gaulle. C’est à nous, diplomates, qu’est laissé le soin de traiter du problème des procès politiques. Un véritable triomphe ! »
C’est aussi un triomphe pour de Gaulle.
À Alger, il reçoit à la villa des Glycines, le 27 décembre 1943, le général américain Eisenhower qui a été choisi comme commandant en chef des troupes engagées pour l’opération Overlord. Il sera assisté du général Montgomery qui commandera les troupes terrestres.
Au moment où le général américain va quitter Alger pour l’Angleterre, il faut que rien ne reste dans l’ombre. Les combats en Italie sont importants, mais il faut des Français, au moment du débarquement en France ! La division de la France Libre commandée par Leclerc !
Eisenhower est un homme direct et lucide. Il devrait comprendre.
« Il nous faut au moins une division française en Angleterre, dit de Gaulle. Je vous le répète, n’arrivez pas à Paris sans troupes françaises ! »
Il observe Eisenhower qui approuve d’un hochement de tête.
« Soyez certain que je n’imagine pas d’entrer à Paris sans vos troupes », dit-il.
Eisenhower semble hésiter, puis reprend :
« Je demanderai maintenant au général de Gaulle de me permettre de m’expliquer avec lui sur le plan personnel. On me fait une réputation de brusquerie… Je n’ai qu’un but : mener la guerre à bonnes fins. Il m’a semblé que vous ne vouliez pas m’apporter votre entier concours… Je reconnais aujourd’hui que j’ai commis une injustice à votre égard et j’ai tenu à vous le dire. »
L’émotion qui tout à coup serre la gorge. Quand enfin un homme apparaît, vrai, juste.
« Je suis très touché de ce que vous venez de dire. You are a man », murmure de Gaulle.
Il toussote.
« Tout cela compte peu… poursuit-il. Nous ferons tout pour vous aider. Quand une difficulté surgira, je vous prie de me faire confiance et de prendre contact avec moi. Par exemple, je prévois déjà, et vous aussi, que c’est cela qu’il faudra faire quand se posera sur le terrain la question de Paris. »
Eisenhower approuve.
De Gaulle sent que se noue avec cet homme une relation franche, il lui semble qu’il peut faire confiance à ce soldat.
« Pour la prochaine campagne de France, dit Eisenhower, j’aurai besoin de votre appui, du concours de vos fonctionnaires, du soutien de l’opinion française. »
Ton nouveau !
Eisenhower poursuit :
« Je ne sais encore quelle position théorique mon gouvernement me prescrira de prendre dans mes rapports avec vous. Mais en dehors des principes, il y a les faits. »
De Gaulle regarde Eisenhower droit dans les yeux. Le général américain ne baisse pas la tête.
« Je tiens à vous dire, continue-t-il, que dans les faits, je ne connaîtrai en France d’autre autorité que la vôtre. »
De Gaulle lui serre longuement la main.
Enfin ! De Gaulle a le sentiment de disposer d’un appui essentiel. Eisenhower est l’homme qui, au moment décisif pour la France, jouera le rôle capital.
« Si nous avons éprouvé quelques difficultés dans nos rapports, ce n’est ni votre faute ni la mienne, dit de Gaulle. Cela a dépendu des conditions qui ne sont pas en nous-mêmes… Quand nous aurons gagné la guerre, il n’en restera plus trace (il sourit) sauf naturellement pour les historiens. »