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Le maréchal Pétain, en cette mi-novembre 1943, n’est plus pour les Français un sauveur.

On ne le hait point ; il arrive même qu’on plaigne ce vieillard auquel on a fait confiance, il y a si longtemps, il y a un peu plus de trois ans.

Mais le « vainqueur de Verdun », tant de fois célébré, l’homme providentiel de juin et de juillet 1940, qui arrêtait la guerre « le cœur serré », celui dont on célébrait le dévouement – n’avait-il pas dit : « Je fais don de ma personne à la France » ? – est à peine un souvenir, une apparence qui ne fait plus illusion.


La réalité de la France, ce ne sont pas les dérisoires, les tortueuses et chimériques manœuvres de Pétain et de ses proches qui l’expriment.

Elle n’est pas non plus dans ces miliciens qui se pavanent en uniforme noir, dont les chefs ont prêté serment à Hitler et se sont engagés dans les Waffen-SS, tout en restant à la tête de la Milice aux côtés de Joseph Darnand.

Ceux-là sont des tueurs sinistres, les autres ne sont que des misérables qui cherchent à survivre à la défaite de l’Allemagne que tout annonce.


Le maréchal Pétain, qui joue encore les nobles vieillards, habité par le sens de l’honneur, n’est pas même capable de protester contre l’interdiction faite par les Allemands de célébrer le vingt-cinquième anniversaire du 11 novembre 1918.

Pire, son « gouvernement » édicte la même mesure d’interdiction de toute manifestation, ce 11 novembre 1943.

Et c’est celui qui se présentait comme le « vainqueur de Verdun » qui couvre ces décisions de son autorité !

Il n’est même plus une apparence.


La réalité de la France, c’est, tout au long de cet automne, les patriotes qui, par dizaines, restent les yeux ouverts face aux pelotons d’exécution.


Martial Brigouleix, socialiste, chef départemental de l’Armée Secrète en Corrèze, écrit aux siens, à la veille de son exécution :

« Conservez un moral à la hauteur du nôtre : que la vie sera plus belle après… Vive la France ! »


Brigouleix est fusillé le 2 octobre 1943, au mont Valérien, en même temps que 49 autres patriotes.

Trente autres tombent le 6 octobre.

Le 7 octobre, 46 « terroristes » sont condamnés à mort.

Le 12 octobre, un tribunal composé d’officiers de la Wehrmacht, de la Luftwaffe, et de la Hitlerjugend, prononce sous la présidence d’un magistrat 23 peines capitales.

Lorsque, avant le verdict, la parole leur est donnée, ils paraissent rayonnants.

« Au moment où vous demandez ma tête, dit l’un, je tiens à vous dire que je n’ai aucune haine contre l’Allemagne… Mon pays est en guerre, n’est-ce pas votre grand Schiller qui a dit : “Avant la vie il y a l’honneur” ? »

Un autre déclare :

« C’est Fichte qui disait à la jeunesse allemande lors de l’occupation napoléonienne : “Devant l’occupant, restez dignes et résistez.” C’est simplement ce que nous avons fait. »


Les patriotes tombent ainsi par centaines.



Et la Gestapo et l’Abwehr « retournent » des résistants capturés que la torture ou la peur ont brisés. Ils parlent, livrent leurs camarades. Les réseaux sont démantelés. De nouveaux martyrs sont exécutés.

Moulin et Delestraint sont tombés en juin. Brossolette, en mission en France, écrit à Passy :

« Je te signale pour terminer que je suis depuis huit jours en état de “grande alerte”. Nos amis qui sont bien avec la Gestapo m’ont prévenu que celle-ci manifeste pour moi en ce moment une conspiration toute spéciale, comportant souricières de luxe et surveillance avec palme de vermeil. Je fais très attention. Et puis la nuit tombe tôt. C’est d’ailleurs ce qui nous sauve tous. Si nous étions en août, nous serions tous en taule ou contraints à l’inaction. Vive la nuit par conséquent !

« Je t’embrasse en bon vieux frère. »


Et cependant, il faut agir, faire du 11 novembre 1943 une journée de manifestations sous toutes les formes.


Les ouvriers des usines métallurgiques de la région parisienne cessent le travail entre 11 heures et midi.

Dans la région du Havre et de Rouen, en Charente, le mouvement de grève est suivi à 80 %. Des drapeaux français ont été accrochés au haut des cheminées. On fleurit les monuments aux morts. On lâche des ballons tricolores que la DCA allemande prend pour cibles.

Dans les prisons, les patriotes détenus ont confectionné de petits drapeaux tricolores que les gardiens tardent à arracher.

À Montpellier, des cartes d’alimentation volées par les résistants sont distribuées à la population, accompagnées d’un tract :


HONNEUR ET PATRIE

Ce cadeau vous est offert par les Mouvements Unis

de Résistance à l’occasion du 25e anniversaire

de la défaite allemande

VIVE LA FRANCE

VIVE DE GAULLE


Dans l’Ain, le capitaine de réserve de l’armée de l’air, Petit, que l’on connaît sous le pseudonyme de Romans, commande les maquis de la région. Il a décidé de faire de ce 11 novembre 1943 une date inoubliable.

Il organise la « prise » de la ville d’Oyonnax, qui compte 12 000 habitants. Des camions transportent les maquisards jusqu’aux abords de la ville qui est isolée afin de la protéger d’une intervention allemande.

Puis les maquisards défilent, précédés du drapeau entouré de sa garde d’honneur.

Il s’agit d’un « vrai défilé militaire », afin de « démontrer, écrit Romans-Petit, que les chefs des maquis sont des officiers pour la plupart ».

« Lorsque je lance d’une voix forte : “Maquis de l’Ain à mon commandement”, à la stupéfaction de la foule succède le délire. Les hommes, les femmes, les enfants crient “Vive le maquis, vive la France”, applaudissent à tout rompre et cela jusqu’au monument aux morts. »

Les sections sont flanquées de leurs cadres en uniforme. Les clairons sonnent. Les maquisards de la garde d’honneur du drapeau sont en uniforme et portent des gants blancs.

Ça l’« armée du crime » ? Non, l’armée française !

La démonstration de Romans-Petit est spectaculaire.

« Je dépose une gerbe en forme de croix de Lorraine avec la mention “Les vainqueurs de demain à ceux de 14-18”. Je demande une minute de silence. Après la sonnerie aux morts, j’entonne La Marseillaise, reprise avec ferveur par toute la foule, soit par plusieurs milliers de personnes. »


Un journal clandestin, Bir Hakeim, publie le reportage photographique de cette « prise d’armes », et la presse anglaise et américaine le reproduira.


Les Allemands ne réagissent pas, laissant les « forces de l’ordre » de Vichy intervenir. En fait, un accord est conclu entre un officier des gardes mobiles et les maquisards qui se sont repliés, évacuant la ville sans dommage.

« Cet épisode de notre action faisait désormais partie de l’imagerie populaire… écrit Romans-Petit. Nous avions, nous, résistants, à prouver notre existence afin de recevoir une aide accrue. C’était un de nos objectifs. Il a été atteint. »


De Gaulle félicite Romans-Petit.

Il déclare à Alger :

« Ce 11 novembre 1943, vingt-cinquième fête de la Victoire, nous sentons tous que la France l’a choisi comme la date du rassemblement national… »

« Vingt siècles d’Histoire sont là pour attester qu’on a toujours raison d’avoir foi en la France. »

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