15.

Les Juifs du ghetto de Varsovie, ceux-là mêmes que l’écrivain yiddish Yehoshua Perle accuse de n’avoir songé qu’à « sauver leur peau », ont su mourir les armes à la main, résister aux SS, et combattre avec la seule volonté d’affirmer leur dignité et de laisser une trace héroïque dans la mémoire des hommes.

« Nos vies ont la résistance de la pierre, et nos pierres l’éternité de la vie », a dit l’un de ces combattants, en luttant jusqu’à la mort dans ce champ de ruines qu’était devenu le ghetto de Varsovie.


Le 1er mai 1943, Goebbels écrit dans son Journal :

« Les rapports en provenance des territoires occupés n’apportent rien de nouveau ni de sensationnel.

« Il y a tout juste à noter des combats particulièrement violents à Varsovie entre notre police et même notre armée d’une part et les Juifs en rébellion. Ces derniers sont parvenus en fait à mettre le ghetto en état de défense. Il s’y déroule de durs combats, au point que les dirigeants juifs émettent quotidiennement des communiqués militaires. De toute façon, cette plaisanterie ne va pas durer bien longtemps. Mais on voit à quoi il faut s’attendre de la part des Juifs quand ils sont en possession d’armes. Malheureusement, ils en possèdent un certain nombre de bonne fabrication allemande. Dieu sait comment elles leur sont parvenues. »

Le 22 mai, Goebbels est contraint de noter que « les combats pour le ghetto de Varsovie continuent. Les Juifs résistent encore ».


Les responsables nazis, le 31 mai, font le bilan de l’insurrection dont « la liquidation a été très difficile… On a vu des femmes en armes combattre jusqu’au bout contre les Waffen-SS et la police ».


C’est en janvier 1943 que Himmler, en visite à Varsovie, découvre qu’il reste encore dans le ghetto 60 000 Juifs.

Ils étaient 400 000 en 1940, enfermés derrière un mur ceinturant l’ancien ghetto où vivaient 160 000 personnes. Tous les Juifs de Varsovie avaient été contraints d’y résider.


Le ghetto est donc surpeuplé.

On y meurt de faim, de froid. On y vit dans la promiscuité.

Les Allemands tuent tous ceux – souvent des enfants – qui tentent de franchir le mur, de passer dans la Varsovie aryenne, pour s’y procurer des denrées alimentaires. La contrebande est de règle. On vend des oranges dans le ghetto pour les privilégiés et on crève sur les trottoirs.

Une police juive, exigée par les Allemands, dresse les listes de ceux qui doivent quitter le ghetto pour l’Est, le camp d’extermination de Treblinka. Ce sont les nazis qui en fixent le nombre. Aux Juifs de choisir les « transférés ».


On sait vite dans le ghetto comment l’on tue à Treblinka. Quelques rares évadés du camp sont revenus au ghetto, ont raconté.

« Les femmes entrent nues dans les douches : leur mort. » « Quitter cette vie n’est qu’une affaire de 10 à 15 minutes à Treblinka, ou à Auschwitz. »

On essaie par tous les moyens de ne pas être inscrit sur les listes de ceux qui doivent partir pour Treblinka et que la police juive du ghetto rafle, traque, frappe à coups de matraque pour les entasser dans les wagons.

Que vaut la vie ?

« Personne ne sait ce que demain nous apportera et nous vivons dans une peur et une terreur perpétuelles. »

Les Allemands viennent filmer les rues du ghetto pour montrer ces « poux » de Juifs dans leur misère. Et les SS paradent au milieu de cet enfer où l’on veut retirer à l’homme sa dignité.


Himmler a décidé de « transporter » les Juifs du ghetto de Varsovie.

Ils ne sont donc plus que 60 000 en janvier 1943 dans un espace muré de 1 000 mètres sur 300 mètres. Mais il est sillonné d’égouts, de caves, de souterrains.

Là sont ceux qui veulent mourir en combattants : Juifs de l’Organisation Juive de Combat (ZOB) et ceux de l’Union Militaire Juive (ZZW). Ils disposent de quelques armes, certaines vendues ou données par l’AK, l’Armée Intérieure Polonaise.


Mordechaï Anielewicz, le chef de l’Organisation Juive de Combat, comme ses camarades, ne s’illusionne pas sur l’issue des combats.

« Il a une appréciation exacte du combat inégal », note après une conversation avec lui Emanuel Ringelblum, qui s’emploie à écrire l’histoire du ghetto, dans l’espoir que ces « archives » seront découvertes, un jour, la guerre finie.

« Mordechaï Anielewicz prévoit la destruction du ghetto et est certain que ni lui ni les combattants ne survivront à la liquidation du ghetto.

« Il est certain qu’ils vont mourir comme des chiens errants et que personne ne connaîtra leur dernière demeure. »


Mais tous voulaient mourir en combattant. Et que pour la première fois dans l’histoire du IIIe Reich des Juifs résistent, les armes à la main, à leurs bourreaux.

Alors chaque cœur de Juif, celui d’un homme juste, deviendrait pour l’éternité leur dernière demeure.


Ils voient s’avancer ce 19 avril 1943 – veille de Pâques – les 2 000 SS et policiers disposant de chars, de lance-flammes, d’artillerie, d’automitrailleuses.

Ils sont commandés par le Brigadeführer et major général de la police, Juergen Stroop.

Le général SS estime que trois jours suffiront pour en finir avec le ghetto.

Il méprise trop « ce rebut, ces êtres inférieurs » pour les imaginer capables de résister à ces hommes bardés de cuir, casqués, bottés, armés, soldats expérimentés, décorés. Et aux SS se sont joints 355 miliciens lithuaniens, et même quelques policiers et pompiers polonais.

Le général Stroop est si sûr de lui qu’il n’a pas tenu compte de l’exécution par les combattants de l’Organisation Juive de Combat de plusieurs « traîtres juifs », informateurs des SS.

Il ne prête pas attention au fait que le ghetto semble vidé de ses derniers occupants qui se sont terrés, refusant de quitter les lieux.

Stroop donne donc le signal de l’attaque.


« L’opération venait à peine de commencer, écrira-t-il, quand nous nous trouvâmes sous un feu nourri et concerté des Juifs et des bandits. Le char et deux automitrailleuses furent criblés de cocktails Molotov. Devant cette contre-attaque ennemie, nous fûmes contraints de nous replier. »

Jour après jour, durant plus de quatre semaines, les combattants juifs résistent.

« Les Juifs et les criminels se défendent pied à pied, réussissent à s’échapper au dernier moment », note Stroop.

Les Juifs refusent de se laisser « regrouper ».


« Sans cesse de nouveaux groupes de combat, composés de 20 à 30 hommes accompagnés d’autant de femmes, opposaient une nouvelle résistance. »

Les femmes tirent à « deux mains », font exploser des grenades qu’elles ont dissimulées dans leurs jupes.

Stroop décide alors de mettre le feu à tous les immeubles du ghetto. Mais les Juifs se battent jusqu’au bout, préférant sauter du haut des immeubles en flammes plutôt que de se rendre.

Certains s’enfoncent dans les égouts.

Des familles, pour éviter de voir périr leurs enfants dans les flammes, se rendent.

Et l’on voit ces enfants faméliques, mains levées face à ces molosses humains que sont les SS.

Stroop capture ainsi 27 464 Juifs.

« Je vais essayer d’obtenir un train pour Treblinka, écrit le général SS. Sinon dès demain nous opérerons ici même la liquidation. »

Il fait inonder les souterrains, laisse tomber des bombes fumigènes dans les égouts.

Quelques combattants réussissent cependant à fuir, atteignant, en rampant dans les canalisations, les berges de la Vistule.


Le 16 mai 1943, le général Stroop écrit dans l’un de ses derniers rapports intitulé « Le ghetto de Varsovie n’est plus » :

« L’action de grande envergure entreprise a pris fin à 20 h 15 en faisant sauter la synagogue de Varsovie. Nombre total de Juifs dont le sort est réglé : 56 065, comprenant à la fois les Juifs faits prisonniers et les Juifs dont la mort peut être prouvée. »

Trente-six mille d’entre eux ont été gazés à Treblinka.


Tous les autres ghettos – à Bialystok, Minsk, Vilna… – furent liquidés avant l’été 1943. Leur population « transférée » dans les camps d’extermination.

Les quelques Juifs qui avaient réussi à fuir furent presque toujours livrés – contre récompense – aux nazis par les paysans polonais ou ukrainiens, après avoir été dépouillés de ce qu’ils possédaient.


Le 11 juin 1943, Himmler ordonne – une nouvelle fois ! – que « le quartier de l’ancien ghetto soit totalement rasé, chaque cave et chaque égout comblé. Ce travail achevé, on recouvrira la zone de terre végétale pour y aménager un grand parc ».



En ce même juin 1943, un sergent de la Luftwaffe qui survole la ville écrit :

« Nous avons effectué plusieurs cercles au-dessus de Varsovie. Et c’est avec une grande satisfaction que nous avons pu constater l’extermination complète du ghetto juif. Là, les nôtres ont accompli un boulot fantastique. Il n’y a pas une maison qui n’ait été totalement détruite. C’est ce que nous avons vu avant-hier. Et hier, nous sommes partis pour Odessa. Nous avons reçu des aliments spéciaux, du rab de biscuit, un supplément de lait et de beurre et, par-dessus tout, une très grosse barre de chocolat doux-amer[4]. »


Ce soldat jubile et ne se soucie pas de la souffrance juive, de cette plaie ouverte que fut le ghetto dans Varsovie. Les Polonais chrétiens qui vivent dans la partie « aryenne » de la ville manifestent, pour la plupart, la même indifférence à ce qui se passe au-delà du mur.

Un manège tourne, place Krasinski, du côté aryen. Le mur sépare la joie de vivre, les rires des enfants, les chants, du désespoir, des flammes, de la mort.

Il y a pire.


« Des milliers de Polonais, souvent des adolescents, occupent leurs journées à observer tous les passants avec méfiance ; ils sont partout mais surtout à proximité du ghetto. À l’affût des Juifs ? Cette chasse est leur profession et sans doute aussi leur passion.

« Ils reconnaissent les Juifs sans se tromper. À quoi donc ? Quand il n’y a pas d’autres traits caractéristiques, on dit que c’est à leurs yeux tristes. »

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