12.

Hitler se redresse.

Il était voûté, le visage inexpressif paraissant en ces premiers jours du mois de mars 1943 ne pas écouter les exposés des officiers de son grand état-major.

Mais lorsqu’ils ont évoqué le « miracle du Donetz », les projets d’une offensive d’été, il a semblé s’arracher à la lassitude dans laquelle il est enfermé depuis le désastre de Stalingrad.

Il a serré sa main gauche dans sa main droite comme s’il voulait contenir le tremblement de ses doigts, ces symptômes de la maladie de Parkinson, qui parfois font sursauter l’une ou l’autre de ses jambes.


Il se lève, marche de long en large, s’approche de la table des cartes, parle d’une voix saccadée, énergique :

« Offensive d’été ! Bien sûr. »

Un officier lui lit un message du Feldmarschall von Kluge, dont le quartier général est situé dans la région de Smolensk. Kluge l’invite à son quartier général.

Le Führer accepte aussitôt, fixe la date et l’heure.

Les officiers autour de lui ne peuvent dissimuler leur étonnement et leur enthousiasme.

Le Führer rendant visite à Kluge, aux soldats du front, personne n’osait plus l’espérer.


Voilà des semaines que le Führer refuse de quitter son Quartier Général de Rastenburg, comme s’il ne pouvait plus supporter la réalité, le désastre de Stalingrad, les reculs sur tous les fronts, la retraite de Rommel vers la Tunisie, et la capitulation de Paulus, désormais prisonnier des Russes.

Ceux-ci viennent de créer un Comité pour l’Allemagne Libre, animé par des communistes allemands.

Ce comité s’adresse par radio, par des tracts parachutés sur les lignes allemandes, aux soldats, les appelant à la désertion ! Et des officiers capturés à Stalingrad interviennent sur cette radio.

Et Paulus, Feldmarschall, se prête à cette vilenie, trahit son serment de fidélité.


Le Führer, enfermé dans son Grand Quartier Général, apostrophe les officiers, les accuse d’être des lâches. « La formation des officiers de l’état-major, répète-t-il, est une école du mensonge et de la fourberie. »

Il laisse libre cours à des colères qui l’épuisent.

Il n’a que cinquante-quatre ans, mais déjà la silhouette et la démarche d’un vieil homme. Ses cheveux sont gris. Son médecin, le docteur Morell, a diagnostiqué une affection cardiaque, et sans doute un ulcère, une propension à l’indigestion chronique. Mais Hitler est un patient difficile qui refuse tout régime alimentaire autre que le végétarien.

Plusieurs fois par jour, Morell lui administre des cachets et pratique des injections.


Sans doute est-ce pour dissimuler ce vieillissement et cette dégradation que Hitler refuse d’apparaître en public, et passe des semaines au Berghof.

Goebbels tente de l’arracher à cet isolement.

« Je juge de la plus haute nécessité, dit-il, que le Führer parle au peuple allemand pour expliquer la situation actuelle. »

Hitler se dérobe, ne prononçant qu’une très brève allocution, le 21 mars 1943, parlant si vite, d’un ton monocorde, que les auditeurs se demandent si c’est le Führer qui s’exprime ou s’il craint d’être interrompu par une alerte aérienne !

Et il a toujours refusé de rendre visite aux habitants des quartiers bombardés et ce, malgré l’insistance de Goebbels.


« Déjeuner avec lui, dit Albert Speer, est un supplice. Son berger allemand est le seul être vivant au Quartier Général qui lui apporte une diversion. »

Car Hitler ne supporte pas les mauvaises nouvelles, or elles déferlent. Alors on lui cache cette vérité qu’il ne veut pas connaître.


Speer, qui voyage dans le train spécial du Führer, constate que Hitler fait régulièrement baisser les stores des fenêtres donnant sur le quai. Autrefois, il saluait la foule. Maintenant, il craint de voir des réfugiés, des ruines, des blessés.

Angoisse, le train spécial s’est arrêté à une heure tardive sur une voie de garage. Albert Speer témoigne :

« Nous sommes réunis avec Hitler autour d’une table richement garnie dans le wagon-salon lambrissé de palissandre, lorsqu’un train de marchandises s’arrête le long de notre train, sans que personne d’entre nous y prête attention. Dans les wagons à bestiaux se trouvent des soldats allemands qui reviennent du front de l’Est ; dans un état lamentable, blessés pour certains, ils regardent hagards l’assemblée des convives. Hitler a un haut-le-corps en apercevant à deux mètres de sa fenêtre ce lugubre spectacle. Sans esquisser un salut, sans même manifester la moindre réaction, il ordonne à son domestique de baisser les stores au plus vite. »


Lui qui a été un « soldat du front » de 1914 à 1918 ne peut supporter de voir ces hommes qui lui rappellent ses souffrances et ses responsabilités.

Mais ce 13 mars 1943, il se rend au quartier général de von Kluge, proche de Smolensk, parce que le « miracle du Donetz », la perspective d’une offensive d’été lui font espérer un renversement de la situation militaire.

Mais c’est un piège.

Parmi les officiers qui l’y attendent, certains sont persuadés qu’il faut se débarrasser de Hitler avant que sa folie n’entraîne la fin de l’Allemagne.

Les conjurés espèrent que, Hitler disparu, le Reich pourra conclure une paix de compromis avec les Anglo-Américains et peut-être débouchera-t-elle sur un retournement des alliances : tous contre le bolchevisme.

Et ces généraux, ces colonels, qui sont souvent de fervents chrétiens, des aristocrates qui n’ont suivi Hitler que parce que ce Führer – dont tout les séparait – paraissait s’être mis au service de la grandeur de l’Allemagne, craignent que les nazis ne cherchent à conclure avec Staline une paix séparée. Ribbentrop serait en contact avec des agents soviétiques. Il faut donc agir vite.


Les services secrets de l’armée – l’Abwehr, dirigé par l’amiral Canaris – sont au centre de la conspiration animée par les officiers supérieurs – les généraux Olbricht et von Tresckow.

Des liens ont été noués à Stockholm avec des banquiers suédois, Marcus et Jakob Wallenberg.

D’autres ont été établis en Suisse avec Allen Dulles qui dirige les services secrets américains, l’OSS.


Mais les officiers, qui voient se poser, le 13 mars 1943, l’avion du Führer sur la piste proche du quartier général de von Kluge, savent qu’ils doivent d’abord réussir à tuer Hitler.

C’est la condition nécessaire à toute ouverture diplomatique.


« Nous sommes prêts, le moment est venu pour l’opération Flash », dit le général Olbricht.

Les conjurés disposent de bombes fabriquées par l’Abwehr sur le modèle d’explosifs anglais, à mèche lente.

Ce 13 mars, ils pensent les faire exploser dans le Quartier Général, puis au mess.

Mais le Führer, entouré de gardes du corps SS, ne s’attarde jamais.

Il faut donc introduire les explosifs dans son avion.

Les bombes – présentées comme deux bouteilles de cognac – sont confiées au colonel Brand de l’état-major de l’armée qui consent à se charger de ce « cadeau » destiné à un général en poste à Berlin.


Mais les bombes n’exploseront pas.

Les conjurés Olbricht, von Tresckow, un officier subalterne, Fabian von Schlabrendorff, attendront en vain l’annonce de la destruction de l’avion du Führer et donc de la mort de Hitler.

Un message annonce au contraire que le Führer a atterri à Rastenburg.

« Nous fûmes comme assommés », raconte l’un des conjurés.

Il faut récupérer les deux « bouteilles de cognac » car la découverte des bombes entraînerait la mort de dizaines d’officiers. Ils y parviennent.


Le 21 mars 1943, ils font une nouvelle tentative lors de la cérémonie en l’« honneur des héros » qui doit rassembler à Berlin, au musée de l’Armée, le Führer, Himmler, Goering.



Le colonel von Gersdorff, de l’état-major de von Kluge, prêt à mourir, emporte dans chacune des poches de son manteau une bombe. Mais une fois de plus c’est l’échec. Hitler ne passe que quelques minutes au musée, délai trop court pour la mise à feu des bombes.

Les conjurés découvrent à cette occasion que le Führer change à la dernière minute son programme, ce qui lui permet de déjouer les attentats. En outre, les SS l’entourent et il porte un képi doublé de plaques d’acier !

Pourtant, l’échec de ces deux tentatives conforte les conjurés dans leur détermination et d’autant plus que, pour la première fois depuis la guerre, ils constatent un frémissement dans l’opinion.


À l’université de Munich, des étudiants – Hans Scholl et sa sœur Sophie – rédigent des tracts, les diffusent, et créent un petit groupe qui s’intitule « Les lettres de la Rose blanche ».

Le Gauleiter de Bavière, Giesler, les convoque, les menace, les insulte.

Les étudiants inaptes au service armé seront affectés à des travaux utiles à la patrie. Quant aux étudiantes, dit-il, « si certaines de ces demoiselles manquent du charme suffisant pour attirer un compagnon, j’assignerai à chacune d’elles un de mes adjoints et je puis leur promettre une expérience des plus plaisante ».

Giesler est hué. Des étudiants manifestent dans les rues de Munich, Hans et Sophie Scholl jettent des tracts du haut du balcon de l’université.

Le 19 février, ils sont dénoncés et arrêtés.


Ils comparaissent devant le Tribunal du Peuple présidé par Roland Freisler qui vocifère emporté par sa haine et sa rage de fanatique.

Hans et Sophie Scholl ont osé écrire dans un de leurs tracts : « Avec une certitude quasi mathématique, Hitler conduit l’Allemagne dans un gouffre, il ne peut pas gagner la guerre alors il la prolonge. Sa responsabilité morale et celle de ses séides ont passé toute mesure. Le banditisme ne peut donner une victoire à l’Allemagne. Séparez-vous, alors qu’il en est encore temps, de tout ce qui est nazi. »


L’enquête de la Gestapo a permis d’arrêter un professeur, Kurt Huber, maître à penser des étudiants. Certains d’entre eux sont en contact avec des proches de l’« Orchestre rouge », le réseau de renseignements soviétique.

L’interrogatoire par la Gestapo est brutal. Les étudiants et le professeur Huber reconnaissent les faits. Ils ont en effet rédigé et distribué des textes – dont certains, parvenus à Londres, seront imprimés à des dizaines de milliers d’exemplaires et largués au-dessus de l’Allemagne par les… bombardiers de la Royal Air Force.


Le 22 février 1943, le Tribunal du Peuple juge Hans, Sophie Scholl et Kurt Huber coupables de trahison et les condamne à être décapités.

Sophie Scholl, qui a eu la jambe brisée lors des interrogatoires, déclare, appuyée sur ses béquilles, face au président du Tribunal, qu’elle est fière d’avoir écrit sur les murs de l’université « Liberté », « Hitler massacreur ».



Au Président Freisler, qui l’interrompt, elle lance :

« Vous savez aussi bien que moi que la guerre est perdue ! Comment pouvez-vous être assez lâche pour ne pas l’admettre ? »

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