34.
Le Führer écoute, les yeux clos, un officier de son état-major lire un rapport sur la situation en France, et les événements survenus le 11 novembre 1943.
Hitler serre ses mains parce qu’il sait que s’il les laissait libres elles se mettraient à trembler.
Il ne peut plus entendre cette succession de nouvelles noires sans que son corps réagisse indépendamment de sa volonté.
Il interrompt l’officier et, d’un geste, l’invite à quitter la salle.
Il regarde ses généraux, ses maréchaux.
Il n’a aucune confiance dans cette caste militaire.
Tous ces hautains personnages, ces chefs de guerre – Keitel, Zeitzler, Manstein – et avant eux le Reichmarschall Goering, l’ont assuré que Stalingrad serait le tombeau de l’armée Rouge ! Puis que l’opération Zitadelle serait la revanche, et ce fut une défaite complète ! Le gaspillage de la réserve de chars, la chute de Kharkov et de Smolensk, la retraite jusqu’au Dniepr, et cette ligne de défense qu’il avait fallu aussi abandonner.
Et l’Ukraine tout entière reconquise par les Russes, Kiev à son tour perdue !
Les voilà, ces généraux, ces maréchaux !
Il respecte Model et Guderian. Les autres sont de la même espèce que le maréchal Pétain, que le maréchal Badoglio, attendant l’occasion pour le renverser, l’un avait fait arrêter Laval en décembre 1940 et l’autre avait renversé le Duce Mussolini !
Hitler sait qu’ils cherchent à le tuer, qu’ils l’ont tenté déjà cinq fois depuis le mois d’août 1943 !
Il les observe. Il n’ignore rien de leurs conciliabules.
Goering a été approché lors d’un séjour à Vienne par le Gauleiter Halder von Schirach, le fondateur des Hitlerjugend. Von Schirach a invité Goering à « parler à Hitler dans l’intimité ».
« Mes jeunesses hitlériennes et moi, nous sommes avec vous et il y a pléthore de gens qui sont prêts à agir… Nous devons faire cause commune… Voilà ce qu’on attend de vous en tant que Reichmarschall. »
Goering avait – racontait le témoin – allumé une longue et fine cigarette « d’importation » et dit d’une voix lasse, teintée d’amertume :
« Parler seul à Hitler, ça, c’est une idée ! Nous ne nous sommes jamais vus en tête à tête ces derniers temps ! Si vous pensez que ça m’amuse ce sacré métier. »
Emma Goering avait mis sa main sur la bouche de son mari.
« N’en parlons plus, tout finira par s’arranger ! »
Hitler ne veut plus entendre ces rapports. Il s’abandonne aux prescriptions du docteur Morell, il écoute les prophéties de son astrologue, le docteur Wulf.
Il répète à ses maréchaux et généraux qu’il faut résister à tout prix parce que « l’espace c’est du temps » ; et qu’il faut gagner du temps, imposer aux ennemis des batailles si dures qu’ils se décourageront, que la coalition des Alliés sera détruite, éclatera, victime de ses tensions.
Mais c’est déjà l’hiver en Russie, le sol gèle puis se transforme pour quelques heures en un océan de boue, avant de durcir à nouveau.
La Wehrmacht manque d’essence, de tanks, de munitions. Les moteurs poussés à bout tombent en panne.
La retraite se déroule sous un ciel bas.
Consigne est donnée de tout dévaster, de détruire tous les villages, afin que les Russes ne trouvent aucun abri. Et aucune aide puisqu’on tue les hommes, le froid se chargeant d’abattre les femmes, les vieux, les enfants.
Et bientôt, ce sera le plein, l’atroce hiver.
Un officier d’artillerie, le commandant Gustav Krentz, écrit :
« Vers la fin du mois de novembre, nous touchâmes enfin quelques renforts, de nouveaux canons d’assaut, la valeur d’un groupe. Comme personnel, à peu près uniquement des gosses sortis de caserne avec une poignée d’officiers et de sous-officiers arrivent d’Italie. Ils ne se plaignaient pas du froid ; ils entretenaient des feux, le jour aussi bien que la nuit ; et pour avoir du bois, ils démolissaient des hangars qui auraient pu être précieux. Comme je leur en faisais l’observation, l’un d’eux me répondit que la température était descendue ce jour-là à 10 au-dessous de zéro, ce qui était quand même une situation anormale. Je lui dis que bientôt il s’estimerait heureux quand le thermomètre marquerait non pas 10 mais 25 au-dessous de zéro, et qu’il devrait s’attendre à avoir moins 40 en janvier. Du coup, le pauvre s’effondra et se mit à sangloter… »
Hitler n’entend pas ces sanglots d’angoisse et de désespoir. Il n’écoute même plus ceux de ses généraux en qui il a confiance.
Guderian, un jour de décembre 1943, déjeune en tête à tête avec Hitler :
« Autour d’une petite table ronde, dans une pièce assez sombre, raconte-t-il. Nous étions seuls… Il n’y avait que Biondi, sa chienne alsacienne. Hitler la nourrissait de temps en temps avec des morceaux de pain sec. Linge, le valet qui nous servait, allait et venait silencieusement…
« L’occasion rare se présentait d’entamer et peut-être de résoudre les questions délicates… »
Guderian propose un recul de 400 à 500 kilomètres en Russie et la création d’un système de défense échelonné en profondeur, sur le territoire polonais.
Hitler répond avec passion, citant des chiffres :
« Je suis, dit-il, le plus grand bâtisseur de fortifications de tous les temps. Et jamais je ne donnerai un ordre de retraite. Haltbefehl au contraire ! »
Il refuse de même la proposition de Guderian – inspecteur général – de nommer un général en chef pour commander à l’Est. Hitler se dérobe, n’avoue pas qu’il n’a aucune confiance dans un « généralissime », quel qu’il soit.
Quant à Guderian, il ne précise pas au Führer qu’il a déjà évoqué cette question avec Goebbels, Himmler, Jodl, et que tous l’ont écouté sans donner leur sentiment. Goebbels ayant été le plus favorable, Himmler, resté silencieux, fut « impénétrable et fuyant ». Quant à Jodl, il a dit : « Connaissez-vous un meilleur commandant en chef qu’Adolf Hitler ? »
Comment Guderian pourrait-il répondre à cette question, alors qu’il considère – et cela depuis mai-juin 1940 – que Hitler est incompétent, et que sa conduite de la guerre est désastreuse ?
Mais dire la vérité équivaudrait à un suicide, et Guderian est d’autant moins enclin à révéler sa pensée qu’il est convaincu que les armées allemandes, fussent-elles commandées par un fou et un incapable, doivent continuer à se battre.
Ce point de vue est partagé par la plupart des officiers et des soldats.
« Il n’est tout de même pas possible, dit l’un d’eux, à l’automne 1943, que ce soient les Juifs qui gagnent et qui gouvernent. »
Un autre écrit :
« Si l’Allemagne est vaincue, les Juifs s’abattront sur nous et extermineront tout ce qui est allemand, il y aura un massacre cruel et terrible. »
Ceux qui ont assisté aux massacres accomplis par les Einsatzgruppen, ceux qui en ont été les acteurs et les complices, craignent une vengeance à la mesure des meurtres commis par la Wehrmacht et les unités vouées à ces tâches criminelles.
Il faut donc se battre pour préserver l’Allemagne du châtiment et du judéo-bolchevisme.
En 1943, le général Henrici, qui commence à craindre que l’Allemagne ne perde la guerre, écrit :
« Il ne doit pas y avoir de défaite dans cette guerre, car ce qui la suivrait n’est même pas pensable. L’Allemagne sombrerait et nous avec. »
Mais la situation de l’Allemagne, en cette fin d’année 1943, est désastreuse.
Sur le front de l’Est, les deux tiers des territoires occupés au cours des deux années précédentes ont été libérés.
Les Russes traversent le Dniepr. Kiev tombe le 6 novembre 1943. Le bassin industriel du Donetz est perdu, les Allemands évacuent la Crimée.
Les armées soviétiques du sud approchent des frontières polonaise et roumaine.
Cette année 1943 est bien celle du « grand tournant », car les Allemands perdent aussi la bataille de l’Atlantique.
Les Anglais ont équipé de radars leurs avions et leurs bâtiments de surface. Les sous-marins allemands, les U-Boote, sont repérés et détruits. Au cours des quatre derniers mois de 1943, ils coulent 67 bâtiments alliés, mais au prix de la perte de 64 sous-marins.
Hitler refuse de prendre en compte cette situation.
« Il n’est pas question, hurle-t-il, d’un ralentissement de la guerre sous-marine. L’Atlantique est ma première ligne de défense à l’Ouest. »
L’amiral Dönitz, spécialiste de la guerre sous-marine, retire de sa propre autorité les sous-marins de l’Atlantique Nord.
Le 12 novembre 1943, il écrit dans son Journal, après avoir subi la colère du Führer :
« L’ennemi a tous les atouts en main. Il couvre tous les secteurs avec des patrouilles aériennes à longue portée et emploie des méthodes de détection contre lesquelles nous n’avons pas encore de parade… L’ennemi connaît tous nos secrets et nous ne connaissons aucun des siens. »
Les Allemands ignorent cette réalité. Ils croient toujours à l’efficacité héroïque des U-Boote.
Mais dans cette fin d’année 1943, ils comprennent que la Luftwaffe, les batteries antiaériennes de la DCA sont impuissantes.
Ils découvrent qu’ils n’ont connu jusqu’alors que le purgatoire, que les bombardements de nuit et de jour vont plonger les villes allemandes dans les flammes de l’enfer.
Goering, Reichmarschall, avait déclaré en 1940 qu’il changerait son nom en Meier si une seule bombe ennemie tombait sur le Reich.
Or ce sont des milliers de bombes incendiaires, à retardement, à fragmentation, qui brûlent et font exploser les quartiers de Berlin, de Cologne, de Munich, de toutes les villes allemandes.
Goering est devenu M. Meier !
Et M. Meier refuse de voir la réalité.
Lorsque le général Adolf Galland, commandant la chasse aérienne, annonce à M. Meier que des chasseurs américains munis de réservoirs de carburant supplémentaires ont accompagné les bombardiers jusqu’à Aix-la-Chapelle, Goering s’emporte, évoque le « vol plané » de quelques appareils, puis, face à l’obstination de Galland, hurle :
« Je vous ordonne formellement de reconnaître qu’ils n’y étaient pas. »
Galland, un long cigare aux lèvres, dit en souriant et défiant Goering d’un regard insolent :
« À vos ordres, monsieur le Reichmarschall. »
On apprend peu après que le chef d’état-major de la Luftwaffe s’est suicidé en demandant à ce que Goering n’assiste pas à ses funérailles.
Goering passe outre, dépose une couronne au nom de Hitler.
Mais M. Meier ne fait plus illusion parce que les bombardements s’intensifient. Et que l’enfer, tombé du ciel, est quotidien.
Sept cents bombardiers incendient Berlin dans la nuit du 22 au 23 novembre 1943.
Fusées-parachutes éclairant les cibles, faisceaux innombrables des projecteurs fouillant le ciel, explosions, incendies, hurlements des victimes, appareils qui s’abattent enflammés ; et au matin, un nuage de fumée et de poussière épais de 6 000 mètres couvrant la ville tel un linceul gris-noir : voilà la nuit berlinoise !
Kiel, Nuremberg, Aix-la-Chapelle encore, et même les petites villes sont détruites.
Peut-être 100 000 morts en 1943 !
Les immeubles s’effondrent, foudroyés, incendiés, et en même temps les certitudes, le « moral » ne sont plus que décombres.
Comment ne pas s’interroger, ne pas condamner les nazis ?
Les survivants écrivent :
« Qu’ont-ils fait de notre belle, de notre magnifique Allemagne ?
« C’est à pleurer ! Pourquoi des gens laissent-ils nos soldats mourir inutilement, pourquoi laissent-ils ruiner l’Allemagne, pourquoi tout ce malheur, pourquoi ? »
On écoute les diatribes de Goebbels et de son ministère de la Propagande qui répètent que les pilotes américains sont des gangsters tirés de prison, que les Anglais sont des membres d’une aristocratie décadente, criminelle, que tous sont au service de « conspirateurs juifs » qui manipulent Churchill et Roosevelt.
Le service de renseignements SS rapporte que l’opinion réclame des raids de représailles.
« Si nous ne faisons pas quelque chose au plus vite, nous sommes perdus, nous ne pouvons plus rester passifs quand tout ce que nous avons est réduit en poussière. »
Quelques-uns des aviateurs qui ont sauté en parachute ont été lynchés. D’autres torturés et fusillés par la Gestapo.
Les Allemands qui condamnent ces meurtres sont arrêtés et abattus.
Ces actes criminels sont cependant limités.
Les Anglais et les Américains ne sont pas des « Untermenschen » comme les Russes. Une Allemande, dont le service de renseignements SS relève les propos, déclare :
« Ça me fait mal que tout ce que j’avais ait disparu. Mais c’est la guerre. Contre les Anglais, non, je n’ai rien contre eux. »
Ainsi, reste au fond de l’âme allemande, malgré la propagande de Goebbels, le sentiment qu’on appartient à la même civilisation que les Anglo-Américains. On s’indigne, on souhaite des représailles, mais on répète : « Mais c’est la guerre ! »
Et le désespoir gagne.
Les civils décrivent aux soldats les bombardements qu’ils subissent.
Et les combattants du front de l’Est ne peuvent cacher à leurs familles les conditions atroces de leur vie au front.
Ils parlent de vagues d’assaut russes, de ces centaines de milliers de morts – qui sont immédiatement remplacés. L’hécatombe n’arrête pas le flot.
Et les Russes disposent en abondance de tanks, de canons, de munitions, de camions, d’avions, ce qui leur assure la supériorité absolue en matériel. Au contraire, les Allemands manquent d’hommes et de munitions. Ils ne peuvent plus tenir un front continu.
Un général d’infanterie écrit :
« La 39e division n’a au combat ce matin que 6 officiers et environ 300 hommes. Les commandants m’ont fait savoir que l’épuisement a créé une telle apathie chez les soldats que les mesures draconiennes n’aboutissent pas à l’effet immédiat souhaité et que ni l’exemple donné par les officiers ni les encouragements affectueux n’ont le moindre succès. »
Comment recréer l’élan, la volonté de se battre ?
Hitler qui, le 3 novembre 1943, a élaboré une « Directive générale sur la conduite de la guerre », explique à Goebbels qu’il veut constituer une Direction Nationale-Socialiste des Forces Armées.
« Il faut, dit-il, que chaque soldat ait la volonté fanatique de se battre pour le Reich nazi jusqu’au bout. »
Ceux qui portent « atteinte à la puissance de l’armée » – en répandant des propos défaitistes, en désertant, en s’automutilant – doivent être traduits devant des cours martiales.
Vingt et un mille condamnations à mort ont été exécutées ! (48 pendant toute la durée de la Première Guerre mondiale !)
Les instructions du Führer sont brutales :
« Plus vite un élément nuisible à l’armée aura reçu le châtiment qu’il mérite, plus il sera facile d’empêcher d’autres soldats d’agir comme lui ou dans le même esprit, et plus il sera simple de maintenir une discipline virile chez les soldats. »
Que peut faire le soldat allemand pris entre les Russes, dont on sait comment ils traitent les prisonniers, et la « discipline virile » de la Wehrmacht ?
Se battre !
Le doute, au sein des divisions SS, ne s’infiltre pas. Elles sont fanatisées.
Hitler veut qu’on développe cette armée SS, l’armée de la race germanique ouverte aux Européens de race germanique : Flamands, Danois, Norvégiens, Néerlandais.
En 1943, cette armée SS représente 500 000 hommes.
Les généraux de la Wehrmacht n’ont guère de pouvoir sur l’emploi de ces divisions fanatisées, dont les chefs exaltent le courage et le sacrifice.
On n’y économise pas les hommes.
On se vante au contraire de les envoyer à l’offensive sans se soucier des pertes.
Pour un officier traditionnel, économe de ses hommes :
« C’est un point de vue de boucher. »