32.

Ce mois d’octobre 1943, Vichy est noyé sous la grisaille pluvieuse d’un automne froid.


Les rues, parcourues par des patrouilles de gardes mobiles, mousquetons à l’épaule, sont désertes.

Devant l’hôtel du Parc, on a dressé des chicanes, gardées par des miliciens armés de mitraillettes.

Le temps des prises d’armes, des promenades bon enfant du maréchal Pétain, chef de l’État, et de Pierre Laval, chef du gouvernement, n’est même plus un souvenir.

On vit terré. Le ciel, la ville semblent trembler de peur.


On murmure dans le secret des appartements que Joseph Darnand, secrétaire général de la Milice « française », et 14 chefs miliciens se sont engagés dans la Waffen-SS et ont donc prêté serment au Führer.

On exprime par une mimique son dégoût pour cette trahison, et on condamne ce maréchal Pétain, ce Pierre Laval dont on se souvient que l’un et l’autre ont serré la main de Hitler, il y a trois ans à Montoire. Laval a même proclamé qu’il souhaitait la victoire de l’Allemagne.

Et le 30 septembre 1943, dans un discours prononcé à l’Hôtel de Ville de Paris, il s’est vanté d’avoir « osé prononcer cette phrase qui a été comme une goutte d’acide sulfurique sur l’épiderme de certains Français ».


Certains ?


Presque tous les Français, à l’exception de cette poignée de « collabos », de dévoyés, de déclassés, de gredins auxquels la Milice garantit l’impunité et donne un sentiment de puissance.

On peut, en uniforme noir, faire trembler et humilier les « notables ». On peut persécuter, voler, torturer les « professeurs ». On peut traquer les Juifs.

Cependant il y a encore des jeunes gens persuadés qu’ils participent à la construction d’un ordre nouveau, d’une jeune Europe, contre les Juifs, les ploutocrates.


Mais la succession des défaites allemandes, le basculement de l’Empire, de l’Afrique du Nord dans la France Libre, la création du Comité Français de Libération Nationale, la chute de Mussolini et du fascisme, le débarquement allié en Italie, la libération de la Corse ouvrent les yeux à de nombreux pétainistes.

Et les revirements sont sincères.

François Valentin, qui a fondé la Légion Française des Combattants, explique qu’il a « pu contribuer à tromper sur leur devoir de bons Français légionnaires ou non. C’est à eux spécialement que je veux adresser cet appel pour libérer ma conscience… ».

« Notre erreur a été de croire qu’on pourrait relever un pays avant de le libérer. On ne reconstruit pas une maison pendant qu’elle flambe. » L’écrivain Drieu la Rochelle, devenu directeur de la Nouvelle Revue française dès les débuts de l’Occupation, explique sa déception sans renier son « national-socialisme ».

« Nous avons mis notre espoir, écrit-il, non pas dans l’Allemagne mais dans le socialisme hitlérien.

« Nous avons espéré en 1940 et en 1941 que le socialisme hitlérien, suscité par l’occasion merveilleuse qui s’offrait à lui, allait se renforcer et s’amplifier dans les deux directions d’une économie sociale européenne et d’une internationale des nationalismes.

« Mais la guerre en Russie a absorbé toutes les pensées, toutes les vertus, toutes les actions du mouvement hitlérien. Nous n’avons rien vu apparaître de ces mesures audacieuses, bouleversantes, transfigurantes, qu’en Français, habitués au coup d’œil universaliste, nous attendions. »


Ce qu’on découvre en 1943, c’est un régime terroriste qui ne se dissimule plus.

Les miliciens et les agents de la Gestapo fondent de nuit sur un village, fracassent les portes, arrêtent les Juifs dont un délateur, anonyme, a indiqué la présence.

Les femmes, les enfants sont entraînés comme les hommes. Et au matin, on retrouvera leurs corps martyrisés jetés au fond d’un puits.


« Terreur contre terreur », disent les miliciens, et certains policiers et magistrats les approuvent et les aident.

Les uns torturent, les autres – procureurs – condamnent à mort. Les guillotines sont dressées dans les cours des prisons, à Paris, à Toulouse, dans de nombreuses autres villes de France.

Les procureurs assistent au supplice. Ce sont des magistrats français et la méthode d’exécution est française.

On condamne ces « terroristes », communistes, étrangers, apatrides, Juifs qui abattent des militaires allemands.


Le maréchal Pétain, qui reçoit les procureurs à Vichy, les encourage, leur recommande la sévérité.

Et de sa voix chevrotante, il dit, lui que l’on présente comme un « sage » au-dessus des sanctions :

« Vous avez les honnêtes gens avec vous, vous devez agir avec autorité. »


Les procureurs « s’exécutent ».

Et dans l’émission de la BBC, « Les Français parlent aux Français », Maurice Schumann, le porte-parole inspiré de la France Libre, avertit les procureurs généraux de Douai, de Lyon, de Montpellier qui ont envoyé des patriotes à la mort :

« Désormais, quoi que vous puissiez faire, il est trop tard pour vous racheter. »


À Toulouse, l’avocat général Lespinasse, qui a requis et obtenu la condamnation à mort du commandant des Francs-Tireurs et Partisans Français (FTPF), Marcel Larger, accusé d’avoir transporté des explosifs, est abattu en pleine rue de quatre balles de pistolet alors qu’il se rend à la messe, le dimanche 10 octobre 1943.

Les camarades de Larger, ces membres de la Main-d’Œuvre Immigrée (MOI), l’ont vengé.

Le 23 octobre, l’intendant de police, Barthelet, qui avait offert une prime très importante en argent « à quiconque permettrait d’identifier le ou les auteurs de l’attentat commis par arme à feu au cours de la nuit du 23 au 24 courant contre un militaire allemand, rue de Bayard à Toulouse », est abattu à son tour.


C’est bien la logique sanglante de la guerre civile, « terreur contre terreur », qui, en cet automne et hiver 1943, entraîne résistants et collaborateurs.

Dans la région parisienne, le groupe FTP-MOI, dirigé par Missak Manouchian, est d’une audace et d’une efficacité redoutables.

Le 6 octobre 1943, au cœur de Paris, place de l’Odéon, un groupe de partisans attaque une soixantaine de soldats allemands.

En province – dans le Sud-Ouest, dans la région lyonnaise – les militaires allemands sont assassinés, leurs casernements attaqués, les trains dynamités.

On lit presque chaque jour dans les journaux des « Avis » encadrés de noir annonçant des exécutions de Français par les autorités allemandes ou incitant à dénoncer les « terroristes », cette « armée du crime ».


La presse lyonnaise publie ainsi en novembre 1943 l’Avis suivant :

« Ces jours derniers, des misérables ont commis, sous le prétexte des mots d’ordre politiques, des actes de terrorisme, sabotage de voies ferrées, dépôt de bombes, brigandages, incendies. Ce sont surtout des Français qui ont été victimes de cette activité.

« En conséquence, les éléments réfléchis de la population sont invités à transmettre sans délai toutes les indications susceptibles de permettre l’arrestation de ces terroristes, soit aux services allemands, soit aux services français. Une discrétion absolue est garantie.

« Au surplus, le Kommando de la Sicherheitspolizei SD à Lyon offrira une récompense de 100 000 francs chaque fois que la découverte et l’arrestation de terroristes auront été rendues possibles à la suite de renseignements fournis par la population aux services allemands.

« Les Français qui manifesteraient de la complaisance à l’égard des terroristes, ou qui tarderaient à signaler les plans de sabotage des terroristes et toutes les circonstances suspectes dont ils auraient pu avoir connaissance, se feraient les complices de ces individus et seraient passibles de peines sévères.

« Lyon, novembre 1943. »


La guerre est donc là, écrasant le pays, répandant la « terreur ».

Les bombardements aériens – de nuit, de très haute altitude – provoquent des milliers de victimes : plus de 2 000 en un seul raid, à Nantes, en septembre 1943.

Paris est frappé pour la première fois ce mois-là : 105 morts, 205 blessés.

Lyon, Marseille, Nice, Chambéry, Saint-Étienne, Avignon, Nîmes, Grenoble, Rouen sont bombardés à leur tour et ce sont là, chaque fois, des centaines, des milliers de victimes.

Au total, de 1941 à 1944, on dénombre 67 078 morts et 75 660 blessés.

Les collaborateurs, la Milice, les autorités organisent de grandes cérémonies funèbres et stigmatisent les « criminels » anglais et américains qui frappent la population civile.

Mais au lieu de dresser l’opinion contre les « Anglo-Américains », ces bombardements sont acceptés, comme une fatalité que seuls le « Débarquement » – le mot est répété comme un viatique – et la « Libération » feront cesser.


Pétain et ses proches mesurent l’opprobre qui les frappe.

Ils veulent se séparer de Pierre Laval, symbole de cette collaboration sanglante dont le pays ne veut pas et qui fait du chef du gouvernement un homme haï par la majorité des Français.

Il ne faut pas que le naufrage de Laval entraîne celui du Maréchal.


En novembre 1943, les proches du Maréchal le poussent à affirmer son hostilité à Laval et à sa politique de collaboration. Des conciliabules rassemblent des élus du Parti radical – près de 200 – qui en appellent au Maréchal.

« Où en êtes-vous, monsieur le Maréchal, après quarante mois de pouvoir légal ? »

« Il est temps, monsieur le Maréchal, d’acheminer la France de la colère à la justice et de réaliser notre pacification intérieure par le retour à la vie normale d’une République… »

« […] L’adresse que voici est une sommation respectueuse mais ferme. Nous vous invitons à nous convoquer dans la même forme et aux mêmes fins que nos aïeux de 1871. »

La manœuvre se veut habile : on rompt avec Laval, et on devance de Gaulle.

On rêve de s’appuyer sur le général Giraud.

« En se désolidarisant de M. Laval, écrit ainsi un conseiller de Pétain, devenu attaché d’ambassade à Berne… en dénonçant la collaboration, en prenant vis-à-vis d’Alger la position que nous avons dite, le Maréchal tend la main discrètement au mouvement autochtone de résistance. »


Il est bien tard pour conduire cette manœuvre !

De Gaulle a écarté Giraud, et les résistants sont unis dans le Conseil National de la Résistance.

Les Allemands sont sur leurs gardes : ils ne laisseront pas Pétain chasser Laval.

Hitler l’écrit lui-même.

« Le gouvernement du Reich ne permettra pas le retour d’incidents analogues à ceux du 13 décembre 1940 et ne laissera pas mettre à nouveau en question la continuité du développement politique entre la France et les puissances de l’Axe. »

Marcel Déat, Philippe Henriot, Doriot, Marion, et les autres membres des partis collaborationnistes, alertés, dénoncent ces cabales.

Laval est serein : la Milice de Darnand, Obersturmführer des Waffen-SS, est à ses ordres.

Et les projets de « révision constitutionnelle » élaborés par l’entourage de Pétain afin de l’écarter font sourire le politicien madré qu’est Laval.


Pétain s’impatiente, convoque Laval, fin octobre 1943.

« Vous n’êtes plus l’homme de la situation, vous êtes incapable de maintenir l’ordre dans le pays, lui lance Pétain. Vous êtes suspect aux Allemands, vous les avez déçus ! »

Laval ne répond pas, ne rend plus visite au Maréchal, mais il se tient informé des intentions de Pétain, enfermé lui aussi – mais à l’étage supérieur ! – à l’hôtel du Parc.

Pétain rédige une lettre à Laval, lui rappelant les termes de leur entretien, et surtout Pétain prépare un appel au pays qui doit être radiodiffusé le 13 novembre 1943.

Pétain en a corrigé plusieurs fois les termes.


« Français,

« Le 10 juillet 1940, l’Assemblée nationale m’a donné mission de promulguer par un ou plusieurs actes une nouvelle Constitution de l’État français…

« J’incarne aujourd’hui la légitimité française. J’entends la conserver comme un dépôt sacré et qu’elle revienne à mon décès à l’Assemblée nationale de qui je l’ai reçue si la nouvelle Constitution n’est pas ratifiée.

« Ainsi, en dépit des événements redoutables que traverse la France, le pouvoir politique sera toujours assuré conformément à la loi… »


Pétain s’illusionne. Le temps s’est écoulé depuis juillet 1940. Les Allemands n’ont plus besoin de ménager Pétain. Ils occupent toute la France. L’État français de Vichy ne représente plus rien. Ils n’ont plus d’égards pour ce vieillard de quatre-vingt-sept ans qui se proclame encore chef de l’État.

Ils exigent de connaître les termes de l’appel du Maréchal aux Français.

Pétain cède en maugréant, disant au représentant allemand à Vichy, Krug von Nidda :

« Cette histoire ne vous regarde pas ! »

Et, faisant allusion aux défaites allemandes sur le front de l’Est, il ajoute :

« Est-ce que je vous demande pourquoi vous avez évacué Jitomir ? »


Les autorités allemandes n’hésitent pas. Elles décident d’empêcher la diffusion de l’appel de Pétain.

« Je constate le fait et je m’incline, dit Pétain, mais je vous déclare que, jusqu’au moment où je serai en mesure de diffuser mon message, je me considère comme placé dans l’impossibilité d’exercer mes fonctions. »


Le dimanche 14 novembre 1943, Pétain n’assiste pas à la cérémonie hebdomadaire de lever des couleurs. Il ne va pas à la messe à l’église Saint-Louis… mais à l’église Saint-Biaise.

Le docteur Ménétrel, qui ne le quitte jamais, murmure :

« Le Maréchal va faire la grève sur le tas ou plus exactement sur l’État. »

Un jeu de mots pour caractériser une illusion et une farce politiques.

« Je ne convoquerai pas les ministres », déclare Pétain, comme si cela avait encore de l’importance, au-delà du petit cercle des « collabos » et des conseillers attachés au Maréchal.

Car il faut être totalement coupé des réalités du pays pour écrire au Maréchal, ainsi que le fait l’ancien député Frossard : « Vous avez sauvé la France une troisième fois. »

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