13.

Rommel n’est pas un lâche, mais il ne peut penser, comme Sophie Scholl, que la guerre est perdue. Pas encore, mais il le craint.


Voilà trois ans qu’il se bat à la tête de ses troupes.

Sa gloire, sa croix de fer, son titre de Feldmarschall, il les a gagnés non dans les antichambres du pouvoir nazi, mais face à l’ennemi, en première ligne, aux côtés des « soldats du front ».


Il n’imagine même pas ce qu’est l’atmosphère du Grand Quartier Général.

Il a prêté serment au Führer, il lui reste fidèle, mais il remet en cause l’entourage de Hitler, ce Goering qu’il a côtoyé lors d’un voyage dans le train spécial du Reichmarschall.

Il n’a rien de commun avec cet homme-là, dont un témoin, en ce début de l’année 1943, lui a décrit la vie.

Goering, dans sa résidence « princière » de Karinhall, se met en scène.

« Le matin, il est en pourpoint avec des manches de chemise bouffantes et blanches ; pendant la journée, il change d’habit à plusieurs reprises ; le soir, à table, il est en kimono de soie bleue ou violette et en pantoufles de fourrure. Dès le matin, il porte un poignard en or au côté ; au cou il a une agrafe avec des pierres précieuses changées souvent. Chacun de ses doigts est bagué. Son gros abdomen est soutenu par une large ceinture ornée de nombreuses pierres. »

Rommel éprouve du dégoût, un sentiment de répulsion pour cet homme qui conseille le Führer !


Lui, Rommel, en Tunisie, il se bat.

Il doit faire face aux troupes américaines – venues d’Algérie – et aux troupes anglaises qui comptent dans leurs rangs les Français du général Leclerc.

« Je me creuse le cerveau pour essayer de trouver une solution, écrit Rommel. Malheureusement aucune des conditions nécessaires n’est remplie. Tout dépend du ravitaillement comme il en a toujours été depuis des années. »

Dans cette lettre à sa « très chère Lu », il ajoute :

« Ma santé s’est maintenue jusqu’ici, mais le cœur, le système nerveux et les rhumatismes me causent une foule d’ennuis. Je suis cependant décidé à tenir aussi longtemps qu’il sera humainement possible. »


Mais le même jour – 26 février 1943 – l’aide de camp de Rommel écrit :

« Chère madame Rommel,

« Au début du mois de février, l’état physique et nerveux de votre mari était devenu tel que le professeur Horster considérait qu’une période de traitement de deux mois lui était indispensable… Lui pour sa part avait pris sa décision que nous semblâmes ignorer de ne jamais se faire porter malade.

« Il appartenait à ses hommes. »


En ce mois de février, il a, dans la passe de Kasserine, remporté un succès sur les troupes américaines.

Il a été comme à son habitude au contact de l’ennemi.

« Le long des routes, nous dépassons des véhicules américains, leurs chauffeurs morts au volant… D’autres soldats ennemis sont faits prisonniers par petits groupes… Refoulée contre le flanc de la montagne, une unité américaine est taillée en pièces… Nous avons pris quelque 70 chars, 30 véhicules blindés, la plupart remorquant un canon de 75 antichar. L’équipement américain est prodigieux. »

« Le long des pistes de ce sud tunisien gisent des soldats anglais à côté de leurs pièces antichars, entièrement dépouillés de leurs vêtements par les Arabes. Il est impossible de retrouver ces détrousseurs de cadavres, heureusement pour eux… »


Rommel ne s’illusionne pas : le succès qu’il vient de remporter dans la passe de Kasserine, il ne peut l’exploiter. Les forces anglo-américaines bénéficient d’une supériorité matérielle écrasante. Ils ont aussi la maîtrise du ciel.

Et Rommel ne sous-estime pas la valeur militaire des Américains.

« La conduite tactique de l’adversaire s’est révélée de premier ordre. » Comment les battre quand, dernière faiblesse, les initiatives de Rommel sont contestées, entravées par le Comando Supremo de l’allié italien. Le Duce Mussolini ne veut pas perdre Tunis !


Et le maréchal Kesselring « voit tout en rose » alors que Rommel pense que la Tunisie est perdue.


Il faudrait évacuer les troupes italo-allemandes et les déployer en Sicile et dans la péninsule italienne afin d’empêcher toute tentative de débarquement.

Lorsqu’il évoque cette perspective, le Comando Supremo et Kesselring poussent de hauts cris ! Que Rommel aille se faire soigner en Europe et ne revienne jamais en Afrique !

« Le Führer s’inquiéterait de moi, note avec satisfaction Rommel… Mais je reçois à tout instant des ordres de Rome, alors que la responsabilité repose sur moi. C’est intolérable !

« Il m’arrive souvent de penser que ma tête va éclater. Nous sommes continuellement obligés de suivre des chemins qui mènent au bord de l’abîme, alors que si les choses venaient à aller mal, les conséquences seraient terribles. »

Il regarde autour de lui.

« C’est déjà le printemps de ce côté de la mer, arbres en fleur, prairies, soleil… Le monde pourrait être si beau pour tous les hommes ! Il y aurait de telles possibilités de pourvoir à leurs besoins et de les rendre heureux ! Il y aurait tant à faire surtout sur cette terre d’Afrique aux espaces illimités ! »


Il veut tenter de plaider la cause auprès de Hitler. Il va se rendre en avion au Grand Quartier Général du Führer. Avant de partir, il délègue ses pouvoirs au général von Arnim.

À Rome où il fait escale, il voit les généraux italiens du Comando Supremo et il comprend que personne n’imagine qu’il retournera en Tunisie. Le Führer l’enverra en convalescence.

Mussolini le reçoit pendant vingt-cinq minutes. Le Duce, qui parle allemand, est cordial.

« La perte de Tunis produirait un choc considérable en Italie », dit-il.

Rommel l’observe.

Ce Duce est un grand comédien, mais sûrement pas un Romain, comme il cherche à s’en donner l’apparence.



Il ajoute :

« À ce moment, le Duce voit s’écrouler tous ses rêves. C’est pour lui une heure cruelle, dont il est à peu près incapable de supporter les conséquences. J’aurais peut-être dû lui parler autrement sur la fin, mais j’étais si profondément écœuré de ce faux optimisme perpétuel que je ne peux simplement pas le faire. »


Puis Rommel, refusant de prendre place dans le train spécial de Goering qui est à Rome, rejoint le Grand Quartier Général de Hitler en avion. C’est l’après-midi du 10 mars 1943, quelque part en Russie.

« Le soir même, je suis invité à prendre le thé avec Hitler, à qui je peux ainsi parler en particulier. Il paraît encore sous le coup de la dépression causée par le désastre de Stalingrad. Il me dit qu’on est toujours sujet à considérer le mauvais côté des choses après une défaite, tendance qui peut conduire à des conclusions fausses et dangereuses.

« Il se montre complètement fermé à mes arguments, qu’il élimine les uns après les autres, persuadé que je me suis laissé envahir par le pessimisme.

« Je déclare pourtant, avec toute la fermeté dont je suis capable, qu’il faut rééquiper l’armée d’Afrique en Italie et la mettre en état de défendre nos frontières méridionales d’Europe. Je vais même jusqu’à lui donner l’assurance – ce qui n’est pourtant pas dans mes habitudes – que je me fais fort, avec ces troupes, de repousser toute invasion par le sud de l’Europe.

« Mes efforts répétés sont vains.

« Je reçois la consigne de prendre une permission de convalescence et de me remettre sur pied, pour pouvoir prendre un peu plus tard le commandement des opérations vers Casablanca… »


Ainsi donc, le Führer imagine une contre-offensive rejetant les Anglo-Américains hors de l’Afrique du Nord.

Un tel aveuglement, une telle capacité à s’illusionner laissent Rommel accablé.

Le lendemain, le Führer lui remet les « feuilles de chêne avec glaives et diamants ».

Brève satisfaction !

« Mes efforts pour sauver mes hommes et les ramener sur le continent se sont révélés inutiles.

« Je reprends l’avion pour Wiener-Neustadt d’où je me rends à l’hôpital de Semmering. »


Il sait que « son » armée, puisqu’on refuse de l’évacuer et qu’elle n’a plus ni armes ni munitions, sera contrainte de se rendre en mai 1943.

On sera surpris et désespéré quand on apprendra la nouvelle au Grand Quartier Général du Führer.

Rommel avait pourtant averti le Führer. Mais le Feldmarschall sait désormais que dans l’entourage du Führer certains « mènent une lutte personnelle pour le pouvoir sur le dos des troupes combattantes ».

« Goering en particulier, accuse Rommel, s’acharne contre l’armée, essayant de lui damer le pion. »

Il a créé des divisions de campagne de la Luftwaffe. Il choisit de les faire intervenir en Afrique du Nord, imaginant que la victoire serait aisée.


Ce sera l’échec, la capitulation de toutes les forces allemandes et italiennes présentes en Tunisie.

« N’est-il pas chargé de sens, écrit Rommel, que l’on retrouve la trace de Goering dans l’affaire de Stalingrad ?

« On m’a raconté que, lorsque le Führer a décidé d’envoyer au commandant de la VIe armée – Paulus – l’ordre de se frayer un chemin vers l’ouest, Goering lui a dit : “Mais, mon Führer, vous n’allez tout de même pas faiblir. Nous ravitaillerons Stalingrad par avion.” »

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