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J’ai refermé le cahier rouge et fui la maison de Paul Déméter. C’était le royaume de la Mort, l’abattoir où l’on égorgeait. Là où Satan avait son trône et la Bête, sa tanière.

Je m’en suis voulu de me laisser envahir par ces mots, ces images, d’accepter ainsi ces croyances que j’avais toujours qualifiées de primitives.

Durant toute mon adolescence j’avais ricané devant mes tantes, mes cousines, mes nièces, toutes ces veuves noires, ces Calabraises vivant dans la crainte du Démon, cette Bête qu’elles écartaient d’une prière, d’un geste rituel, index et auriculaire tendus, les autres doigts repliés.

Je m’étais esclaffé quand j’avais lu, au chapitre XIII de l’Apocalypse de Jean, la description de la Bête « qui monte de la mer avec dix cornes et sept têtes, et sur ces cornes dix diadèmes, et sur ces têtes des noms blasphématoires… Tous les habitants de la terre se prosterneront devant elle, ceux dont le nom n’est pas inscrit depuis la fondation du monde dans le Livre de vie de l’agneau égorgé ».

J’avais été à la fois intrigué et révolté par la puissance que Jean, et son Dieu dont il était l’interprète, accordaient à Satan, à la Bête :

« Elle fait qu’à tous, petits et grands, riches et pauvres, libres et esclaves, soit donnée une marque sur la main droite ou sur le front pour que personne ne puisse acheter ou vendre s’il n’a la marque, le nom de la Bête ou le chiffre de son nom.

« Ici est la sagesse : que l’intelligent calcule le chiffre de la Bête, car c’est un chiffre d’homme, et ce chiffre est 666. »

Or ce n’était là que la valeur numérique des lettres de l’empereur Néron en hébreu !

Et maintenant, parce que j’avais découvert une tache de sang séché sur un oreiller, que j’avais fixé les yeux d’une morte, je capitulais devant ces fables barbares et rejoignais le troupeau des crédules et des superstitieux ? Des femmes de Calabre !

Allons, allons, que la raison se rebiffe, qu’elle recouvre son empire !

Je me suis efforcé de ralentir le pas, de m’arrêter souvent et, campé, jambes écartées, j’ai croisé les bras, le menton levé vers ce grand ciel implacablement vide et silencieux, seulement peuplé de nos terreurs et de nos rêves.

Pauvres humains effrayés de vivre et de mourir, et qui tentent depuis l’origine des temps de tendre leurs mains vers les étoiles !

Pitoyable fou, Paul Déméter, qui cachait sous les défroques de la superstition son sentiment de culpabilité, ses frayeurs ! Il avait oublié – et sa vanité se trouvait ainsi comblée – qu’il n’était pas le seul père à avoir perdu un enfant, cette Pauvre Décharnée, cette Marie au regard fixe qui n’était qu’une malade qu’il eût fallu confier à un médecin.

Une dose quotidienne de lithium et c’en était fait de la peur, de Satan, de la Bête !

Mais comment se satisfaire de cette banale guérison alors qu’on pouvait s’agenouiller et trembler, implorer la Bête qui « fait descendre un feu du ciel sur la terre » ?

Mieux valait le royaume de Satan qu’un ciel vide.

J’ai repris ma marche vers le port de Skala, martelant le sol comme pour me convaincre à coups de talon que j’avais la force de refuser cette maladie de la raison qui faisait préférer le mythe à l’explication lucide, le fantastique au réel, la Bête au cancer, Satan à la dépression.

J’ai voulu arracher ces masques grimaçants qui dissimulent la cruauté quotidienne de la maladie, l’évidente banalité de la mort.

Peut-être Paul Déméter s’était-il réfugié dans l’idée que la disparition de sa fille était la décision maléfique de Satan, non la conséquence d’une pathologie ?

Ç’avait été sa manière à lui d’accepter l’inéluctable et de magnifier le souvenir de Marie la décharnée, victime de dieux obscurs.

Et tous deux, père et fille, faisaient ainsi figure d’agneaux égorgés, sacrifiés comme le Christ.

Je me suis souvenu d’un des versets de l’Apocalypse de Jean qui m’avait révolté lorsque je l’avais découvert en première lecture :

« Voici, je la jette au lit, la femme qui ne veut pas se convertir de sa prostitution, et ses complices d’adultère, je les jette à une grande affliction… Et ses enfants, je les tuerai à mort. »

Tout à coup, retrouvant fichée dans ma mémoire l’expression de cette violence meurtrière, mes résolutions, ma raison sont devenues cendres.

Je me suis senti vulnérable, coupable de profanation, de sacrilège, prêt à supplier ce Dieu « qui scrute les reins et les cœurs » de ne pas user contre moi de sa « trique de fer ».

C’étaient là les mots de Dieu selon l’Apocalypse de Jean, et j’ai eu hâte de rejoindre Skala, de me réfugier dans la chambre que j’avais louée à l’hôtel Xénia, dont les fenêtres donnaient sur les quais du port.

Je me suis mis à courir. Ce n’était pas pour m’adonner au plaisir de la course, comme je faisais souvent, mais pour m’éloigner au plus tôt de cette maison de l’Apocalypse et tenter d’oublier ce que Paul Déméter avait écrit en affirmant que l’Apocalypse dévoilait la vérité de sa vie.

Comme une évidence inattendue, fulgurante, j’ai pensé que les prophéties de Jean me concernaient, qu’elles révélaient la vérité de chaque existence humaine, donc de la mienne aussi. Que le sens de ma vie, je pouvais le découvrir également dans le miroir de l’Apocalypse.

Comme chaque homme, j’étais « malheureux, pitoyable, pauvre et nu », promis comme les autres à la mort.

J’ai couru aussi rapidement que je pouvais, dévalant les sentiers, sautant de planche en planche, heurtant des racines d’olivier qui affleuraient, perçant la terre caillouteuse. Puis j’ai senti mes jambes vaciller, le souffle m’a manqué et j’ai eu l’impression qu’on enfonçait dans ma gorge et collait sur mes lèvres des poignées d’étoupe. Mon cœur s’est affolé, ses battements envahissant ma bouche, et j’ai suffoqué.

Il a fallu que je m’accroupisse, la tête ballant sur ma poitrine, la nuque ployée sous le joug.

J’ai songé à mon père qui avait agonisé plusieurs mois, les poumons bloqués, survivant à l’aide d’une assistance respiratoire, ce masque et ces tubes qui déformaient son visage, ne laissant voir que ses yeux fixes qui suppliaient, demandaient grâce, lui aussi pauvre décharné que la mort avait déjà rongé.

Et j’ai murmuré, la peur me tordant le ventre :

« Ne crains pas ce que tu vas subir. »

C’était là un verset de l’Apocalypse de Jean qui s’adressait à chaque être, à Déméter comme à mon père, à moi comme à Marie !

J’ai répété cette pieuse médication, mensonge et espérance.

Et je me suis agenouillé, le front appuyé au tronc d’un olivier.

Peu à peu, j’ai recouvré ma respiration. Je me suis redressé et j’ai marché lentement, refoulant les battements de mon cœur au fond de ma poitrine, atteignant enfin le port de Skala, rassuré d’apercevoir l’enseigne bleue de l’hôtel Xénia.

J’ai poussé la porte de ma chambre, imaginant que j’allais m’ensevelir dans le sommeil. Et j’ai murmuré cet autre verset de l’Apocalypse qui transcrit la parole de Dieu :

« Sois fidèle jusqu’à la mort, et je te donnerai la couronne de vie. »

Et cependant je n’ai pas fermé l’œil de toute cette nuit-là.

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