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Claudia est entrée la première dans la bergerie et je l’y ai suivie, abandonnant sur la pierre plate la précieuse édition de 1637 de la Civitas Solis.

Elle s’est allongée sur le lit et, sur l’instant, je n’ai pas compris que, cette nuit-là, elle allait m’offrir une cérémonie d’adieux.

J’ai perdu la raison, la mesure du temps, la mémoire.

Fougueux, j’avais la tête pleine de rêves. Quand mon désir s’apaisait, je décrivais notre propre Cité du Soleil et Claudia me faisait faire et dire, se prêtant à toutes mes folies, les suscitant, m’accompagnant dans cette vie future que je bâtissais pour nous deux.

J’ai cru que son silence valait approbation lorsque j’ai dit qu’un fils serait l’âme, le principe et le but de notre Civitas Solis.

Cette nuit-là, j’ai oublié que j’avais déjà eu – je reprends les termes de Campanella – « une belle descendance ». Et que j’avais laissé ma fille Marie dépérir et mourir. Comment ai-je pu croire qu’on peut, comme un innocent, prétendre benoîtement au bonheur quand on a commis un tel crime ?

Mais le Diable qui est dans la chair m’avait rendu amnésique.

Comme un homme ivre qui ne sait plus ni qui il est ni où il se trouve, j’affirmais que mon passé n’avait jamais existé, que l’amour et le désir que j’éprouvais pour Claudia étaient les premiers.

Par elle, en elle, je naissais à la vie.

Elle détenait le pouvoir divin de la résurrection. C’était elle, ma tête serrée entre ses cuisses, qui me mettait au monde.

Misère de la chair !

J’écris cela aujourd’hui, dégrisé.

Je revois le visage de Claudia et lis sur ses traits indifférence et lassitude. Mais elle m’accorde ce que je désire. Elle s’applique à me satisfaire. Elle dit : « Si tu veux… » Elle m’accompagne, silencieuse, lorsque je parcours ce qui sera notre Cité du Soleil.

Puis, alors que l’aube s’annonce, elle s’habille en hâte :

« Il faut que je parte », dit-elle.

Je m’affole, proteste :

« Je croyais… »

Du bout de ses doigts, elle me caresse les lèvres, la joue. Elle m’enlace, se serre contre moi avec tendresse et abandon. Elle efface mes craintes, mon angoisse, mes soupçons. Je lui propose de la raccompagner. Elle refuse d’un mouvement de tête. J’insiste. Elle me repousse.

Tout à coup, je la vois en pleine lumière, démaquillée, résolue, répétant d’une voix dure :

« Non, je préfère être seule, maintenant. »

Ces mots-là sont tombés, tranchants, et j’en ai été terrifié, comme si la terre s’était mise à trembler. Le sol s’est ouvert et une faille noire m’a englouti.

La mémoire m’est revenue. J’étais dans le hall de l’hôtel Xénia, je venais d’apprendre la mort de Marie, ma fille, ma décharnée, et l’abîme sans fond béait devant moi.

J’ai balbutié, ne pouvant que répéter son prénom comme on tend la main pour une aumône.

« Claudia, Claudia… »

Elle est partie sans me répondre.

L’apocalypse était sans espérance.

Aucun homme ne pourrait jamais bâtir la Cité du Soleil.

Heureux du moins celui qui en rêvait !

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