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Claudia a raconté :

« C’était la nuit de la trahison. Nous étions vautrés dans cette oliveraie qui entoure la bergerie. Nous buvions, fumions, divaguions, serrés les uns contre les autres, les uns sur les autres.

« Paul Déméter se tenait à l’écart, à quelques pas, adossé à un arbre. Peut-être avait-il bu, lui aussi. Il soliloquait, répétant qu’il méritait la mort, qu’il avait commis un crime, tué sa fille. Il prononçait de longues tirades, puis, tout à coup, il laissait sa tête retomber sur sa poitrine. Veraghen l’interpellait, l’insultait, l’accusait de lâcheté. Et nous mêlions nos voix à la sienne pour crier : “Tue-toi ! Tue-toi et fous-nous la paix !”

« Quelqu’un a lancé : “Si tu veux, nous, on te tue !” »

Elle s’est interrompue.

Je marchais près d’elle sur le quai désert du port de Skala. Le vent soufflait fort. Le mugissement des rafales qui s’engouffraient dans les ruelles accompagnait le choc sourd des coques poussées les uns contre les autres. Les drisses des voiliers grinçaient.

Jamais le ciel nocturne ne m’avait paru aussi lumineux.

« C’était le même ciel, a repris Claudia, plein d’amoncellements d’étoiles, de grumeaux de lumière, de millions de regards.

« “On te tue !” : voilà ce que j’ai crié avec les autres.

« Paul Déméter s’est levé, a écarté les bras.

« “Tuez-moi donc !”

« Nous avons commencé à le lapider avec des mottes de terre sèche, puis avec des pierres que certains d’entre nous allaient chercher dans le chemin menant à la bergerie.

« Il s’est protégé le visage avec son bras replié à hauteur d’yeux.

« Cet hypocrite, ce salaud de Veraghen l’a insulté, lui remontrant qu’il était comme nous tous accroché à la vie, parce qu’il n’y avait qu’elle, que tout le reste était foutaise. Ne le savait-il pas, même s’il prétendait être croyant, prophète, et pourquoi pas le Christ revenu parmi nous ?

« “On te tue !”

« Nous nous sommes approchés, nous l’avons bousculé et il s’est enfui.

« Nous avons hésité, puis nous l’avons poursuivi jusque dans la chapelle. Il se tenait devant l’autel, les poignets ensanglantés. Il avait inscrit nos noms sur le mur de part et d’autre de l’autel.

« Veraghen l’a empoigné aux épaules, l’a secoué, injurié, accusé de vouloir nous compromettre alors qu’il s’était à peine égratigné les poignets, ce comediante !

« “On va te tuer pour de bon, monsieur le Professeur !” »

Elle s’est mise à trembler, à hoqueter, à sangloter. Je l’ai prise contre moi et elle s’est accrochée à mon cou comme si elle-même avait craint d’être précipitée dans une fosse.

Je me suis souvenu de ce qu’avait écrit Paul Déméter, évoquant cet abîme dans lequel il avait cru basculer, la nuit où il avait appris la mort de Marie la décharnée.

Et je me suis mis à étreindre le corps de Claudia la décharnée que Déméter avait lui aussi tenue dans ses bras.

« La haine, j’en ai eu la révélation cette nuit-là, a-t-elle dit.

« Déméter avait été notre professeur, nous l’avions écouté, aimé. Veraghen prétendait que nous étions ses disciples. Or nous l’encerclions de notre haine, nous le frappions, nous voulions le tuer. »

Claudia a étouffé un cri.

« Veraghen a ramassé le couteau de Déméter qui gisait par terre et l’a tendu… »

Elle s’est tue, tout à coup, murmurant qu’elle ne voulait pas donner les noms de ceux qui avaient frappé, parce que tous étaient complices, tous avaient laissé faire.

Elle aussi, comme les autres.

« Pourquoi, pourquoi ? » a-t-elle chuchoté.

L’alcool, la drogue ? ai-je demandé.

Elle s’est écartée de moi. Elle a gesticulé, secoué la tête, répété qu’ils étaient tous responsables. Ils avaient voulu tuer Déméter. Ils s’étaient passé le couteau. Ils lui avaient tranché les poignets, la gorge, puis l’avaient frappé au flanc droit.

Le coup de lance du légionnaire romain blessant le Christ.

Ils avaient été « des chiens, des drogueurs, des prostitueurs, des meurtriers, des idolâtres, et quiconque aime ou fait le mensonge ».

Elle connaissait ce verset 15 du chapitre XXV de l’Apocalypse de Jean.

Elle l’a récité à nouveau et, peu à peu, elle s’est calmée.

Elle n’a plus parlé que par bribes, livrant cependant assez de détails pour que je puisse reconstituer les derniers instants de Paul Déméter.

Ils avaient traîné le corps pantelant de la chapelle jusqu’au mur du monastère.

« Il était encore vivant. On aurait pu le sauver », a-t-elle murmuré.

Il saignait.

Veraghen ne cessait de répéter :

« Il s’est suicidé, nous l’avons tous vu se trancher la gorge. Il s’est suicidé, nous ne dirons pas autre chose ! »

C’était un agneau égorgé qu’on plaçait entre les colonnes de marbre et dont le sang allait sécher sur la pierre blanche.

On l’avait enfoncé entre les parois. Ainsi maintenu, il était une pauvre statue mutilée.

« Suicide, suicide ! avait martelé Veraghen. Il nous faut quitter Patmos avant qu’on ne le découvre. »

Tous s’étaient enfuis, Veraghen courant le plus vite, les distançant.

Au port de Skala, il avait affrété une grosse barque de pêcheur afin qu’on le conduisît à Samos. Seule Rosa Berelowicz était partie avec lui.

La lune était rouge, la mer plane comme un miroir.

Les autres – Natakis, Boyon, Moralès, Wessermann – avaient embarqué sur la vedette qui appareillait de Skala à huit heures.

« Je suis restée jusqu’à l’aube auprès de Paul », a dit Claudia.

Elle n’avait quitté Patmos que le lendemain soir par la vedette de vingt heures, perdue au milieu des touristes de la journée, puis elle avait vécu quelques jours à Athènes avant de rejoindre sa famille à Parme.

Là, elle s’était vouée à l’étude de l’œuvre de saint François d’Assise.

Je l’ai écoutée réciter d’une voix ardente la première règle de saint François :

« Faites pénitence, faites de dignes fruits de pénitence,

« Car nous mourrons bientôt.

« Donnez et il vous sera donné. Remettez et il vous sera remis.

« Heureux ceux qui meurent dans la pénitence,

« Car ils seront dans le royaume de Dieu. »

Elle s’est arrêtée devant l’entrée de l’hôtel Xénia.

« Paul Déméter est mort dans la pénitence », a-t-elle murmuré.

Elle m’a longuement dévisagé. Je n’ai pas baissé les yeux. Il fallait que je la rassure, la convainque de faire un dernier aveu.

Elle a hésité, puis, s’éloignant, franchissant le seuil de l’hôtel, elle m’a dit :

« J’étais enceinte de Paul. L’enfant est mort. »

J’étais – je ne puis choisir entre ces mots – incroyant, athée, agnostique. Disons que j’étais réaliste, sceptique par inclination, expérience et métier.

Jamais, pourtant, je n’avais éprouvé, comme cette nuit-là à Patmos, dans la chambre de l’hôtel Xénia, combien la vie est mystère.

Mystères, les destins de Déméter, de Marie, de Claudia.

Mystère, le destin de cet enfant mort.

Clair m’est apparu le choix entre absurdité et foi. Barbarie et amour. Saurais-je trancher ?

Il me fallait coucher sur le papier ce moment de ma vie à Patmos, dire et comprendre ce que j’avais vécu à quelques pas de la grotte où Jean avait dicté l’Apocalypse.

J’ai ouvert le livre de Jean à la dernière page et j’ai lu :

« Voici, je viens bientôt et, avec moi, le salaire pour payer à chacun ce que vaut son œuvre.

« Je suis l’alpha et l’oméga, le premier et le dernier, le principe et la fin. »

« La grâce du Seigneur Jésus soit avec tous ! »

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