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Le vent est tombé, mais une pluie d’averse a commencé à strier le ciel, et Rafaele Di Pasquale s’est réfugié dans la maison de Paul Déméter.
Il est d’abord resté sur le seuil. La pénombre avait envahi la grande pièce, drapant la réalité de ses plis noirâtres, effaçant les contours, masquant le portrait de Marie Déméter.
Elle convient à Di Pasquale. Il s’y est enfoncé, heurtant les fauteuils, la table basse, tâtonnant jusqu’à la grande table.
Il s’est assis face à l’ordinateur, bras croisés, ses poings fermés glissés sous les aisselles comme s’il voulait emprisonner ses mains, les empêcher de toucher le clavier, d’en faire jaillir les phrases.
Il a écouté le crépitement de la pluie, tel un joueur qui hésite à dire « échec et mat » parce qu’il craint que son adversaire ne lui ait tendu un piège et ne retourne la situation.
Di Pasquale n’entend pas être vaincu, réduit à l’impuissance, cantonné dans sa petite case, acculé à l’abandon ou, pis, renversé, tué, roi gisant sur l’échiquier.
Toute vie se terminait ainsi : la partie ne prenait sens qu’à la fin, tout ce qui avait précédé n’était que préparation à l’ultime.
Celui qui se croyait vainqueur n’était qu’en sursis. Lui aussi serait à son tour vaincu.
« Chaque vie est un calvaire, puisqu’elles conduisent toutes à la croix », a songé Di Pasquale.
Il a frappé la table du poing tout en marmonnant des injures. Cette phrase aussi appartenait à Déméter. Ce lâche, ce pervers, ce masochiste empoisonné et contagieux. Il fallait l’écraser d’un coup de talon !
S’appuyant au rebord de la table, Di Pasquale a repoussé si violemment sa chaise qu’il a basculé, sa nuque heurtant le sol.
Il est resté couché là, se souvenant de sa chute dans la chapelle du cimetière, de ce qu’il y avait découvert : le Christ décapité, les noms inscrits de part et d’autre de la croix, sans doute tracés avec du sang.
Depuis, il a parcouru un long chemin, lisant ligne après ligne le grand cahier rouge de Déméter. L’emphase de celui-ci, sa démesure, ses flagellations l’ont d’abord séduit. Puis il s’est enfoncé dans ces sortes de mémoires, ces cercles de mots que le professeur avait confiés jour après jour à l’ordinateur. Journal d’un malade qui voulait suivre les traces de saint Jean, écrire ce livre qu’il annonçait presque chaque jour, qu’il avait intitulé Apocalypse et Espérance et dont la phrase d’ouverture avait marqué Di Pasquale, tant elle exprimait une ambition aussi folle que démesurée :
« Ceci est le miroir de ma vie, l’histoire des rêves et cauchemars qui hantent les hommes. »
Di Pasquale s’est redressé lentement, le dos douloureux, les coudes meurtris.
Mais le moment était venu.
Il a repris sa place face à l’ordinateur. Il lui a suffi d’effleurer les touches du clavier pour que les mots déferlent.
Et d’abord le titre, Apocalypse et Espérance, puis vingt-deux chapitres, comme dans l’Apocalypse de Jean, chacun s’ouvrant par la citation d’un verset de l’évangéliste.
Le commissaire a fermé les yeux.
L’ordinateur est une machine infernale grouillant de mots. Le monde y est enfermé : hommes dénudés, corps décomposés ; tout y est vrai et simulacre, chair et signe.
Di Pasquale va jouer sa partie tout en sachant que la défaite – la mort – est au bout.
Mais il faut persister à croire qu’on peut à nouveau enfermer la Bête dans un abîme alors qu’elle se terre en chacun de nous.
Caïn a tué Abel et le remords l’a dévoré.
Chaque homme est le frère de son meurtrier.
Rafaele Di Pasquale a baissé la tête.
On aurait dit qu’il priait.