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Je me suis cloîtré dans la solitude et le silence, fuyant dès l’aube la bergerie, évitant ainsi d’éventuelles visites de Veraghen ou des étudiants.

Je grimpais vers le sommet de l’île, marchant entre les oliviers, les lauriers blancs et roses, les figuiers.

La cime était dénudée. Je me glissais entre les rochers, me blottissais dans les failles et les anfractuosités de la pierre. C’étaient mes grottes de l’Apocalypse, mes colonnes de stylite !

Parfois, un chien de berger venait me flairer. Il frétillait, bondissait, puis retournait vers son troupeau en jappant. Peu après, le berger me hélait et je lui achetais du pain, des oignons, un fromage aussi dur qu’un caillou.

J’écrivais, mon cahier posé sur un méplat de la roche.

Je lisais et relisais un texte de saint Bernard qu’il me semblait comprendre pour la première fois alors que j’en avais fait le commentaire durant tout un semestre de cours.

Ce livre n’avait été pour moi, dans la petite salle de la rue des Écoles, que le prétexte à ce jeu savant qu’est une exégèse. À présent, il était devenu un brasier, chacun de ses mots brûlait. Il complétait l’Apocalypse de Jean et répondait aux questions que je me posais.

Saint Bernard y affirmait qu’on pouvait vivre parmi les hommes tout en étant habité par Dieu, et agir en Lui restant fidèle.

Ainsi, tout au long de sa vie, Bernard avait-il accompli ces actes de foi qu’étaient les constructions des abbayes cisterciennes. J’aimais leur pierre blanche et nue, la radicale austérité de leur architecture, leur verticalité exaltante, l’élan vers Dieu qu’elles exprimaient.

Il avait prêché la croisade à Vézelay en 1146 et rédigé la charte des chevaliers du Temple, censés combattre les païens sans oublier, du croyant, la discipline rigoureuse et les devoirs.

Dans mon cours au Collège de France, j’avais mis en garde mes étudiants contre le fanatisme de Bernard. Mais, à Patmos, je ne condamnais plus ses propos. Car le choix m’apparaissait soudain en toute clarté. Ou bien l’on renonçait à l’action parmi les hommes et l’on s’asseyait, jambes croisées, au sommet d’une colonne, soucieux seulement, par la méditation, le dénuement, le jeûne, de communier avec le Christ. Ou bien l’on restait dans le monde des hommes et l’on combattait pour Dieu, pour défendre le Saint-Sépulcre, empêcher que la fausse espérance des infidèles, leur religion en trompe-l’œil ne refoulent et ne supplantent la juste et unique foi, celle dans le Christ.

Saint Bernard dit aux chevaliers du nouvel ordre du Temple :

« Allez donc en toute sécurité, chevaliers, et affrontez sans crainte les ennemis de la croix du Christ… Le soldat qui revêt son âme de la cuirasse de la foi comme il revêt son corps d’une cuirasse de fer est à la fois délivré de toute crainte et en toute sécurité, car, à l’abri de cette double armure, il ne craint ni l’homme ni le Diable… Il ne craint ni de pécher en tuant des ennemis, ni de se trouver en danger d’être tué lui-même. C’est pour le Christ, en effet, qu’il donne la mort et la reçoit. Il ne commet ainsi aucun crime et mérite une gloire surabondante. S’il tue, c’est pour le Christ ; s’il meurt, le Christ est en lui… S’il tue un malfaisant, il ne commet pas un homicide, mais un malicide ; il est le vengeur du Christ contre ceux qui font le mal, et obtient par là le titre de défenseur des chrétiens. »

Je me souviens du réquisitoire qu’avait prononcé Veraghen lorsque, dans la bibliothèque du Collège de France, je lui avais lu ce texte. Il s’était indigné, dénonçant le fanatisme de saint Bernard, la manière dont ce moine oublieux de la compassion justifiait le meurtre de l’Autre : il promettait l’impunité aux tueurs, aux bourreaux, aux inquisiteurs ; ouvrant la voie au génocide, il le justifiait ! Bernard était le saint patron des exterminateurs, de tous ceux qui rêvaient d’une solution finale.

J’avais écouté Veraghen sans le suivre, mais cependant sensible à ses arguments. À Patmos, rongé par le remords et la culpabilité, j’ai découvert que saint Bernard était d’abord un homme qui avait accepté le combat, refusé la lâcheté cachée derrière la compassion, condamné le renoncement et l’inaction.

Il s’était dressé contre l’indifférence et le fatalisme. Or rien n’était jamais joué : Dieu laisse aux hommes leur libre arbitre. Et Bernard, osant regarder le Mal en face, voulait l’enchaîner.

Il traquait la Bête là où elle se terrait, quelle que fût la forme qu’elle revêtait.

Tout en prêchant la croisade, il voyait aussi, parmi les troupes désordonnées qui s’apprêtaient à partir pour la Terre sainte, des scélérats, des impies, des voleurs, des sacrilèges, des parjures. C’est que le Mal est au cœur du Bien, et cette réalité ambiguë est le propre des affaires humaines.

Pour autant, saint Bernard ne renonce pas. Il exhorte avec encore plus de détermination :

« Que faites-vous donc, hommes courageux ? Que faites-vous, serviteurs de la Croix ? Donnerez-vous aux chiens ce qu’il y a de plus saint, aux pourceaux des pierres précieuses ? Les ennemis de la Croix relèvent leur tête sacrilège et leur épée dépeuple cette Terre bénie, cette Terre promise ! Si personne ne résiste, ils vont se lancer sur la ville même du Dieu vivant pour détruire les endroits où s’est accompli le Salut… Ô douleur, ils veulent s’emparer du sanctuaire le plus sacré de la religion chrétienne, usurper le tombeau où, à cause de nous, notre vie a connu la mort ! »

Il faut donc se battre contre le Mal, traquer l’infidèle, mais aussi ce moine cistercien, Rodolphe, « cet homme sans cœur qui prêche sans en avoir le droit, qui méprise les évêques et justifie le vain homicide » en affirmant que la croisade commence en Germanie même, contre les impies et les juifs !

Alors, devant les foules assemblées dans les nefs des églises d’Allemagne, Bernard s’écrie :

« Toucher aux juifs, c’est toucher à la prunelle de l’œil de Jésus, car ils sont “ses os et sa chair” !

« Le peuple juif a jadis reçu le dépôt de la Loi et des promesses, il a eu des Patriarches pour pères, et le Christ, le Messie béni dans les siècles des siècles, en descend selon la chair… »

Je me recroqueville dans un creux de la roche, serrant mes genoux à deux bras. Je ne suis qu’une pelote de fils embrouillés, un écheveau de contradictions.

Ma faute est de m’être enfermé en moi par égoïsme, par lâcheté, par fanatisme, et d’avoir ainsi laissé Marie s’avancer comme une proie, pauvre agneau de Dieu, vers la Bête qui allait l’égorger !

Et moi, son père, j’ai détourné la tête.

Quand il dit que si les chrétiens ne résistent pas, « le Malin voit cela, frémit d’envie, grince des dents et trépigne », Bernard parle de ma vie, de mon attitude face au destin de Marie.

Mais agir, c’est prendre aussi le risque de se tromper.

Quand les croisés marchent vers Jérusalem, il y a parmi eux des sacrilèges, des impies qui violent, volent, brûlent vifs les juifs, égorgent et dévorent les enfants. Il faut les dénoncer, extirper des rangs des fidèles ces esclaves et ces suppôts du Diable.

En revanche, si, du fait de leur présence, je n’agis pas, demeure inerte spectateur, alors le sanctuaire le plus sacré de la religion chrétienne va tomber ou rester aux mains des infidèles.

Vivre et agir en homme parmi les hommes, c’est être écartelé – crucifié !

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