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Satan, dont Jean, dans l’Apocalypse, dit qu’il est le Dragon, l’antique Serpent, le Diable, celui qu’un ange avait enfermé pour mille ans tout au fond d’un abîme, est à nouveau libre.

Je sais qu’il règne, marque les hommes au front et à la main, vide leurs yeux de toute vie et emplit leur cœur du désir de mort.

Selon Louis Veraghen, j’use ici des mots de la superstition.

Je le fais à dessein parce que je veux être blessé par son rire, ses arguments, ses sarcasmes.

Je ne puis lui répondre qu’il me suffit de contempler le portrait de Marie, d’affronter son visage décharné, son regard fixe, pour savoir que Satan s’est emparé d’elle et l’a torturée, l’armant d’une lame pour qu’elle se tue.

Je laisse Veraghen pérorer, espérant peut-être qu’il réussira, à mon corps défendant, à me convaincre.

Il m’accable, prenant les étudiants à témoin. Il utilise les textes que Claudia Romano a rassemblés pour l’un de nos séminaires consacré aux peurs de l’an mil, quand on attendait la fin des temps. Tous guettaient les signes annonciateurs de l’affrontement entre Dieu et Satan. Tous se réfugiaient, épouvantés, dans les églises pour fuir les esprits mauvais. Un moine, Raoul Glaber, n’avait-il pas vu, une nuit, le Diable se pencher sur sa couche ?

Veraghen rit et entreprend de donner lecture du texte de Raoul Glaber. De mon côté, je repense à ce gouffre peuplé de formes indécises qui s’est ouvert sous mes pieds quand j’ai appris par ma sœur la mort de Marie.

N’est-ce pas aussi incroyable que la description que Glaber donnait du Diable ?

« C’était une espèce de nain horrible à voir. Il était de stature médiocre, avec un cou grêle, un visage émacié, des yeux très noirs, le front rugueux et crispé, les narines pincées, la bouche proéminente, les lèvres gonflées, le menton fuyant, une barbe de bouc, les oreilles velues et effilées, les cheveux hérissés, des dents de chien, le crâne en pointe, la poitrine enflée, le dos bossu, les fesses frémissantes, des vêtements sordides. Échauffé par son effort, tout le corps penché en avant, il saisit l’extrémité de la couche où je reposais, imprima à tout le lit des secousses terribles et dit enfin :

« “Toi, tu ne resteras pas plus longtemps en ce lieu.”

« Et moi, épouvanté, je me réveille et le vois tel que je viens de le décrire.

« Lui, cependant, en grinçant des dents, répétait sans cesse :

« “Tu ne resteras pas plus longtemps ici !” »

Veraghen s’esclaffe, bientôt imité des autres.

Comment leur dire que, certaines nuits, dans la grande pièce où je dors, j’ai eu, comme le moine de l’an mil, la certitude – la vision – qu’un être monstrueux s’avançait vers moi, sorti du gouffre que j’avais vu s’ouvrir, la nuit de ma propre apocalypse ? Et qu’à chacune de ses apparitions je hurle, m’écrasant le visage contre l’oreiller comme pour m’étouffer, ne plus voir les yeux de Marie ?

Veraghen continue de se moquer de ceux qui, en ce début de troisième millénaire, croient en l’existence du Diable.

Il pointe l’index dans ma direction : je suis bien l’un de ces superstitieux, de ces attardés, de ces fanatiques, tout en prétendant écrire, moi, l’histoire du christianisme !

Voilà qui donne la mesure de la régression intellectuelle, de l’obscurantisme où s’engloutit la raison.

Il faut répéter, oui, ressusciter – Veraghen ricane – l’appel de Voltaire : « Écrasons l’Infâme ! »

Puis, d’une voix redevenue tout à coup amicale, il me conseille de consulter un psychanalyste qui m’aiderait à accomplir un travail de deuil qu’à l’évidence je n’ai pas encore commencé.

Et il m’enveloppe l’épaule d’un bras fraternel.

Je repousse brutalement Veraghen, me dresse, marche tout en m’arrêtant devant chacun des étudiants assis en cercle sur cette terre sèche et caillouteuse de Patmos.

Je les interpelle l’un après l’autre.

Toi, Vangelis Natakis, au visage taillé à coups de serpe, aux sourcils broussailleux, aux cheveux noirs et bouclés, ta chemise moulant ton torse vigoureux. Toi, Claudia Romano, que je n’ose regarder parce que j’imagine, en te voyant, ce qu’aurait pu devenir Marie, ma fille disparue, avant de goûter aux âpres sucs de la vie. Et toi, et toi…

À chacun, je lance d’un ton par trop violent :

Tu auras beau refuser les mots Dragon, antique Serpent, Diable, Bête, tu auras beau ignorer ce que signifie le nombre 666, tu ne pourras nier que le Mal laboure la chair des hommes. Et moi, pour ma part, j’appelle le Mal du nom de Satan !

C’est lui, c’est nous qui laissons mourir de faim les enfants, et détournons la tête !

C’est lui, c’est nous qui avons fracassé contre les murs les crânes des nouveau-nés !

C’est lui, c’est nous qui les avons poussés dans les chambres à gaz !

C’est lui, c’est nous qui avons largué les bombes sur des centaines de milliers, sur des millions de vivants, et, comme Néron le fit avec les chrétiens dans Rome en flammes, c’est lui, c’est nous qui les avons transformés en torches vivantes !

C’est lui, c’est nous qui avons acclamé ceux qui ont donné l’ordre d’exterminer, de martyriser les corps, de les livrer aux chiens, de briser leurs membres, de crever leurs yeux !

C’est lui, le Mal, Satan qui est en nous !

Je me tourne vers Veraghen : qui est l’égaré, lui ou moi ? Qui refuse de voir la réalité, qui invente des songes, entretient des illusions, croit que de la guerre perpétuelle entre les esclaves et les maîtres naîtra cette Cité du Soleil dont il rêve ?

Il ment.

Pour que le Mal fût chassé du cœur des hommes, que le Bien triomphât, il eût fallu que Caïn fût dénoncé, enchaîné.

Là est la grande bataille, la « guerre du grand jour du Dieu tout-puissant », qui se déroulera entre Caïn et Abel, entre les hommes rassemblés, ceux soumis au Diable et ceux disciples du Christ, en un lieu appelé en hébreu Armageddon.

Toi, toi et toi, Vangelis Natakis, Claudia Romano, Rosa Berelowicz, et toi et toi, Hugo Moralès, Vincent Boyon, et toi encore, Hans Wessermann, lisez l’Apocalypse de Jean, écrite à quelques pas d’ici à la fin du premier siècle. Elle annonce ce que nous vivons depuis deux millénaires !

Ils sont restés silencieux. Même Louis Veraghen s’est tu.

Alors je me suis souvenu de la méditation d’un abbé du xie siècle et leur ai dit que je la faisais mienne, que mille ans s’étaient écoulés depuis lors, mais que tous ses mots palpitaient de vie, qu’ils exprimaient ma foi, mon espérance.

Superstition, égarement, fanatisme ?

Que chacun juge !

J’ai récité :

« Le Christ a été circoncis pour nous couper des vices de la chair,

« Présenté au Temple pour nous amener au Père purs et sanctifiés,

« Baptisé pour nous laver de nos crimes,

« Pauvre pour nous faire riches et faible pour nous rendre forts,

« Tenté pour nous protéger des attaques diaboliques,

« Capturé pour nous délivrer du pouvoir de l’ennemi,

« Vendu pour nous racheter par son sang,

« Dépouillé pour nous vêtir du manteau d’immortalité,

« Moqué pour nous soustraire aux sarcasmes démoniaques,

« Couronné d’épines pour nous arracher aux ronces de la malédiction originelle,

« Humilié pour nous exalter,

« Élevé en croix pour nous attirer vers lui,

« Abreuvé de fiel et de vinaigre pour nous introduire dans les terres de la joie sans fin,

« Sacrifié en agneau sans tache sur l’autel de la Croix pour porter les péchés du monde. »

J’avais déclamé d’une voix exaltée et mon corps, quand je me suis tu, en tremblait encore.

J’ai fermé les yeux. Le silence m’a enveloppé.

C’était le lourd et froid linceul de l’incompréhension.

Dieu est parole de vie pour le croyant, vain et ridicule discours pour le mécréant.

J’ai baissé la tête, attendant qu’on me frappe, puisque j’avais osé crier ma foi, contrevenant ainsi aux conventions du siècle qui imposent modération et dérision.

Je n’ai pas eu à attendre longtemps. Veraghen a rompu le silence. Il m’a accusé de n’être qu’un bateleur, un prédicateur de carême, un inquisiteur, car derrière les mots hypocrites il y avait l’appel aux bûchers, aux pogroms, à la croisade.

« On psalmodie l’amour divin, a-t-il poursuivi tandis que je m’éloignais, on exhibe le corps souffrant du Christ pour mieux tuer en son nom ! On massacre les juifs, les infidèles, les hérétiques ! »

J’ai pressé le pas, mais Veraghen lançait vers moi les mots comme on lapide.

Au moment où je pénétrais dans ma maison, il criait encore :

« L’agneau de Dieu est carnivore ! »

J’ai refermé la porte et me suis agenouillé devant le portrait de Marie pour prier.

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