28

J’ai cru qu’elle commençait cette nuit-là, ma Vita Nova.

J’ai d’abord entendu un bruit de pas. On marchait sur l’aire devant la bergerie, le gravier crissait.

Puis on a rompu le silence nocturne en frappant avec insistance à ma porte.

Je me suis mis à espérer, à imaginer que celle que j’avais étreinte était revenue.

On était au mitan de la nuit.

Je me suis dressé, aux aguets. Je me suis souvenu du vers de Dante :

Nel mezzo del cammin di nostra vita…

J’ai pensé à son amour pour Béatrice. Il l’avait célébré dans la Vita Nova, ce livre que j’ai si souvent lu et relu, ému par la douleur du poète et le dolce stil novo.

J’étais, comme Dante, « au milieu du chemin de ma vie », et j’avais moi aussi le deuil au cœur.

Béatrice, son amour d’enfance, était morte. Mon enfant, ma fille, ma maigre, ma décharnée Marie, elle aussi s’en était allée.

Tout à coup, j’ai reconnu la voix de Claudia Romano, douce et obstinée, inquiète et bienveillante :

« Paul, vous êtes là ? Paul, ouvrez-moi ! »

Elle a ajouté, plus bas :

« Paul, c’est Claudia. »

J’ai oublié les flagellants, leurs cris de douleur suraigus et exaltés. J’ai quitté les cercles de l’Enfer, n’ai plus vu le fleuve de sang bouillant, n’ai plus pensé à la mort de Béatrice ni à celle de Marie.

Dante avait survécu à la perte de son amour. Il avait élevé ce monument de passion. Béatrice était devenue le reflet de la perfection divine, la preuve de l’ordre providentiel qui régit le monde.

Ayant écrit la Vita Nova et La Divine Comédie, il avait ressuscité Béatrice et conquis l’immortalité.

Il était au pouvoir d’un homme de transformer la mort en vie : il suffisait d’aimer au-delà de toute raison.

« Paul, répondez-moi ! Je sais que vous êtes là. Je n’aime pas vous savoir seul. Je veux vous voir. »

Je suis sorti de l’enclos du cimetière.

Je ne pensais plus, j’agissais.

J’ai fait le tour de la bergerie. Froide et blanche, la lumière de la lune dessinait le contour de chaque chose, transformant le paysage en un décor figé, pris dans les glaces.

La silhouette de Claudia Romano se découpait sur la façade comme si mon regard l’y avait immobilisée.

J’ai craint que tout cela ne soit un mirage qu’un seul de mes pas, de mes gestes allait effacer, réduire en poussière.

Je me suis arrêté.

Je ne discernais pas le visage de Claudia.

Alors ses bras se sont levés lentement, tendus vers moi, et j’ai couru vers elle pour devancer, prévenir l’anéantissement du rêve, l’irruption du réel dans ce qui ne pouvait être qu’illusion.

Elle était enfin contre moi, reprenant la place qu’elle avait creusée dans mon corps lors de notre première et chaste étreinte.

Nos peaux se reconnaissaient. Nous sommes restés serrés l’un contre l’autre, nos mémoires soudées, nos lèvres jointes. Nos âmes n’étaient plus que chairs désirantes.

Après, il y eut le langage instinctif des corps qui se découvrent et s’unissent.

Ce n’est qu’à l’aube, quand la lumière blafarde et glacée laisse place à une brise dorée, que nous avons prononcé quelques mots.

« Reste, ai-je dit. Tu es la vie. »

Elle se rhabillait à l’autre bout de la pièce, si loin du lit où je me trouvais.

« Il faut que je parte », a-t-elle répondu.

Загрузка...