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Saül, qui sera Paul, a été aveuglé par la lumière divine. Deux hommes l’ont aidé à se relever et, le tenant par les mains, l’ont guidé. Il est ainsi entré dans Damas, trébuchant, et durant trois jours il est resté prostré sans voir, sans manger ni boire.

Il y avait à Damas un disciple de Jésus appelé Ananie. Le Seigneur lui dit dans une vision :

« Lève-toi, va dans ce qu’on appelle la rue droite, et cherche un homme nommé Saül de Tarse. »

Et Ananie trouva Saül qui répétait : « Je suis juif, né à Tarse, en Cilicie, ville qui n’est pas sans renom. »

Il ajoutait : « Je suis citoyen romain. J’ai été élevé à Jérusalem et formé aux pieds du rabbin Gamaliel à la stricte observance de la loi ancestrale. »

Prochoros rapportait ces propos comme à regret, d’une voix sans chaleur. Il précisait :

« Dieu l’a choisi, et a dit à Ananie : “Saül de Tarse est pour moi un outil efficace. Il portera mon nom devant les nations, les rois et les fils d’Israël. Je lui montrerai tout ce qu’il doit souffrir pour mon nom.” »

Ananie a trouvé Saül dans la rue droite, a posé les mains sur lui en lui disant :

« Saül, mon frère, le Seigneur, ce Jésus que tu as vu sur le chemin de Damas, m’a envoyé pour que tu voies et sois rempli d’Esprit saint. »

Et Saül a vu.

Il s’est levé, a été immergé, a pris de la nourriture et, ainsi revigoré, il s’est rendu dans les synagogues de Damas et a proclamé que Jésus est fils de Dieu.

Tous ceux qui l’entendaient étaient « hors d’eux-mêmes », racontait Prochoros. Tous chuchotaient, puis leurs voix s’enflaient de colère :

« N’est-ce pas lui, ce Saül, qui a persécuté à mort nos frères, qui a assisté en s’y complaisant à la lapidation d’Étienne en gardant les vêtements des tueurs ? »

Quand Saül s’en retourna à Jérusalem, les disciples de Jésus se méfiaient de lui, le craignaient, refusaient de le compter comme un des leurs.

Lui-même s’accusait, reconnaissait ses fautes et ses crimes :

« J’ai enfermé en prison beaucoup de saints après en avoir reçu pouvoir des Grands Prêtres, et quand on les supprimait, j’apportais mon caillou, et souvent, dans n’importe quelle synagogue, je les punissais en les forçant à blasphémer, et, de plus en plus enragé contre eux, je les poursuivais jusque dans les villes étrangères. »

Mais il ajoutait aussitôt que Dieu lui avait donné mission d’arracher le peuple et les nations au pouvoir de Satan. Et il parlait plus haut et plus clair que les disciples, et les fidèles en étaient subjugués.

« Christ est mort pour nos péchés, disait-il. Il a été enseveli, il est ressuscité au troisième jour. Il est apparu à Pierre, puis aux douze apôtres.

« Ensuite il est apparu à plus de cinq cents frères à la fois ; la plupart sont encore vivants, seuls quelques-uns sont morts. Ensuite il est apparu à Jacques et à tous les apôtres. En tout dernier lieu, il m’est apparu à moi, l’Avorton.

« Car je suis le plus petit des apôtres, moi qui ne suis pas digne d’être appelé tel parce que j’ai persécuté l’Église de Dieu.

« Mais ce que je suis, je le dois à la grâce de Dieu, et Sa grâce à mon égard n’a pas été vaine. »

Pourquoi Dieu a-t-Il choisi de sauver ce Paul de Tarse qui a « persécuté à mort », durant des années, ceux qui avaient suivi la voie du Christ ?

Je m’interroge. Je réponds sans conviction : parce qu’Il savait que ce « lanceur de cailloux », fier de lapider un chrétien, serait un disciple éloquent, exemplaire, capable de bâtir, aux côtés de Pierre et des apôtres, l’Église du Christ, prêchant parmi les païens, admettant au baptême les « hommes à prépuce », n’exigeant plus la circoncision et rassemblant ainsi autour de la parole de Dieu la foule des païens, aussi infinie que la mer.

Séparant ainsi les juifs des chrétiens.

Mais lorsque j’évoque cette rupture et le rôle révolutionnaire de saint Paul, Louis Veraghen, notre « Vieux » platonicien, me regarde avec commisération.

Nous sommes assis sous les oliviers de Patmos en compagnie des étudiants qui forment autour de nous un cercle silencieux et attentif. Il y a là Vangelis Natakis, Claudia Romano, Hans Wessermann, Hugo Moralès, Vincent Boyon, Rosa Berelowicz.

Tout à coup, au centre du cercle, Veraghen lève la main et dit d’une voix sarcastique :

« Et si cette rupture paulinienne que tu exaltes était l’œuvre du Diable ? Une coupure tranchante, cruelle, maléfique, qui repousse le peuple élu, les Juifs, et le condamne pour toujours ? C’est contre eux, désormais, qu’on lancera des pierres, et vous savez tous ce qui en est advenu au cours des siècles : l’antisémitisme, les pogroms et, pour finir, le grand massacre de la Shoah. »

Ce Paul, poursuit-il, tueur de chrétiens d’abord, puis retourné, traître à sa première foi, n’a-t-il pas, pénétré par l’esprit malin, la duplicité de la Bête, la puissance du Diable, trompé Dieu, et n’a-t-il pas, lui qui paraît être l’architecte de l’Église du Christ, fait entrer le Diable dans la nef, niché le Démon dans toutes les pierres d’angle ?

Nous nous récrions tous, et Louis Veraghen de s’esclaffer en s’éloignant :

« Je plaisante, mes bons frères ! Mais êtes-vous sûrs que cette pensée paradoxale soit à écarter ? Voulez-vous faire de moi votre Juif ? »

Il rit, et le timbre aigrelet de sa voix me fait tressaillir.

Je veux oublier l’hypothèse avancée par Louis Veraghen et en reviens au destin de Paul, dernier apôtre, avorton de Dieu et martyr.

Festus, le procurateur, s’étonne que, Juif mais citoyen romain, Paul soit devenu disciple de cet imposteur, Jésus, le Juif de Nazareth :

« Tu es fou, Paul ! lui dit-il. Les livres t’ont rendu fou !

– Tu te trompes, noble Festus, je ne suis pas fou. Au contraire, je prononce des paroles de vérité et de bon sens. »

On le flagelle, on l’emprisonne, on l’embarque à bord d’une galère afin de le conduire, sous la garde du centurion Julius, à Rome où l’empereur le jugera en tant que citoyen romain.

C’est Néron qui règne alors sur l’Empire.

Et Prochoros, dans la grotte de l’Apocalypse, écrit sous la dictée de Jean :

« J’ai vu et entendu un aigle voler au zénith et dire à grande voix : “Malheur, malheur, malheur aux habitants de la terre !” »

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