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Je laisse la parole à Prochoros le Grec.

Durant des années, il a recueilli les propos, les prophéties de Jean, le plus jeune disciple du Christ, celui qui fut, avec André et Simon – que Jésus nomma Pierre –, l’un des trois premiers apôtres.

« C’était celui que Jésus préférait, qu’il aimait », assurait Prochoros.

Il n’avait connu Jean qu’aux jours funèbres de la Crucifixion et à ceux, fulgurants, de la Résurrection. Mais Jean évoquait souvent son enfance au bord du lac de Tibériade, dans la petite ville de Bethsaïde, là où le Christ l’avait choisi pour être l’un des apôtres.

Avec le Seigneur, Jean avait marché vers Cana, et, d’une voix ardente, les yeux fixes, comme si la scène qu’il décrivait se déroulait à nouveau devant lui, il racontait le miracle accompli par Jésus, l’eau convertie en vin lors de ce repas de noces auquel, avec le Christ, il avait été convié.

« J’étais allongé près du Seigneur… », disait Jean.

Il s’interrompait, se recroquevillait comme si une brutale douleur le déchirait, puis il répétait dans un murmure :

« Au cours des repas, nous étions allongés côte à côte et souvent je posais ma tête sur la poitrine du Seigneur. »

Il en avait été ainsi lors de ce repas de la Pâque de l’an 30, quand Jésus déclara aux douze apôtres :

« Vous êtes purs, mais non pas tous. En vérité, en vérité, je vous le dis, l’un de vous me trahira. »

Et Jean d’ajouter qu’il avait alors questionné Jésus :

« Seigneur, qui est-ce ? »

Jésus lui avait répondu – mais ce n’avait été qu’un chuchotement émis en remuant à peine les lèvres, car tous les autres apôtres avaient les yeux rivés sur lui, et seul Jean avait eu le privilège de l’entendre :

« C’est celui à qui je présenterai le morceau de pain trempé. »

Il avait brisé le pain, l’avait trempé et l’avait tendu à Judas Iscariote.

« Ce que tu fais, fais-le vite », avait-il dit à Judas.

Seul de tous les apôtres, Jean avait compris le sens de ces mots-là. Et, seul d’entre eux, il avait été au pied de la Croix aux côtés de la Vierge Marie. Ils avaient l’un et l’autre assisté à l’agonie du Christ. Et celui-ci, accompagnant son murmure d’un mouvement de tête en direction de Jean, avait dit :

« Femme, voici ton fils. »

Puis, désignant la Vierge Marie, il avait ajouté :

« Voici ta mère. »

Et ce fut Jean qui entendit le Christ se lamenter d’une voix exténuée, désespérée :

« Eloi, Eloi, lama sabachthani ? Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-Tu abandonné ? »

Jean pleurait lorsqu’il se remémorait les derniers instants de la vie du Christ, ce moment de doute au seuil de la mort, quand la Bête rôde autour de l’homme afin qu’il renie ce qu’il est, Fils de Dieu, Homme-Dieu qui ne peut renoncer à l’espérance.

« J’attendais, murmurait Prochoros. Je savais que l’aube viendrait après les ténèbres. »

Et Jean, qui s’était tassé, les mains plaquées sur le visage afin de dissimuler ses larmes, se redressait enfin. Il énumérait les miracles accomplis, les corps qui semblaient morts et qui, tout à coup, parce que le Christ les avait touchés, retrouvaient la vie. Ou bien c’était la tempête sur le lac de Tibériade que le Christ apaisait, et les filets qu’il remplissait d’une pêche miraculeuse. Ou bien encore c’était l’ascension du mont Hermon : Jean qui, en compagnie de Pierre et de Jacques, suivait Jésus jusqu’au sommet. Et tous trois assistaient, emplis d’effroi, à la Transfiguration du Christ :

« Son visage resplendit comme le soleil et ses vêtements devinrent blancs comme la lumière. Et voilà que Moïse et Élie apparurent, et qu’une nuée lumineuse les couvrit, et une voix se fit entendre, disant : “Celui-ci est mon fils bien-aimé en qui j’ai mis toutes mes complaisances. Écoutez-le !” »

Jean avouait qu’il s’était, comme Pierre et Jacques, jeté au sol, fermant les yeux, bouche ouverte contre la terre, saisi d’une grande terreur. Jésus s’était approché, l’avait touché et avait dit :

« Levez-vous, ne craignez point, écoutez-moi ! »

À nouveau, Jean se cachait le visage entre les mains et sa voix exprimait le désespoir et la colère.

Car les hommes n’avaient pas entendu le Christ. Ils n’avaient pas reconnu qu’il était homme et Dieu, ayant choisi de souffrir comme un homme, allant jusqu’à la mort, le corps déchiré par la flagellation, le front et la nuque percés par la couronne d’épines, les membres troués par les longs clous de la Crucifixion, le flanc ouvert par la lance d’un soldat. Il avait été supplicié comme le plus misérable des hommes, voleur, esclave ou criminel ; il était mort comme l’un d’eux, dans la souffrance, et il ne s’était pas épargné l’instant du doute, quand la Bête était venue flairer l’homme sans défense à l’agonie.

Mais la Résurrection annoncée s’était produite et Jean avait pénétré avec Pierre dans le tombeau vide. Puis, avec les apôtres, il avait vu et écouté le Christ ressuscité. Et il avait été, avec Pierre, l’une des colonnes de l’Église du Christ. Elle s’élevait, elle devait annoncer aux hommes la Grande Nouvelle, l’Évangile.

Jean avait prêché à Jérusalem. Il avait été emprisonné avec Pierre et les juges du Grand Conseil avaient voulu qu’on les lapidât, puisque ces deux hommes se proclamaient disciples de l’Imposteur, ce Jésus qui s’était prétendu Messie et qu’on avait crucifié, et que Ponce Pilate, le procurateur romain, avait désigné par dérision, pour blasphémer, insulter le peuple élu, comme étant Jésus de Nazareth, roi des Juifs.

Ce qui est écrit est écrit.

Mais, au sein de ce Sanhédrin qui jugeait Jean, un rabbin, Gamaliel, « docteur de la Loi, précieux pour tout le peuple », éleva la voix :

« Israélites, dit-il, prenez garde à ce que vous allez faire de ces hommes… Éloignez-vous d’eux et laissez-les, car si leur entreprise ou leur œuvre vient des hommes, elle se défera, et si elle est de Dieu, vous ne pourrez la défaire. Que jamais on ne vous trouve adversaires de Dieu ! »

Les juges du Sanhédrin firent confiance à Gamaliel.

« Nous fûmes rappelés devant les juges du Sanhédrin, racontait Jean. Nous attendions la mort, les pierres qui fracassent la tête, martèlent le visage, mais on se contenta de nous faire battre à coups de verges en nous ordonnant de ne plus parler au nom de Jésus. »

À chaque fois qu’il parvenait à ce moment de son récit, Jean interrogeait Prochoros :

« Et que crois-tu que nous fîmes ? »

Prochoros riait, car c’était devenu entre eux deux un rituel attendu.

« Tu te rendis au Temple, Maître, et tu enseignas et annonças le Christ Jésus. »

Et Jean ajoutait :

« La parole de Dieu croissait, le nombre des disciples à Jérusalem s’amplifiait, et une grosse foule de prêtres obéissait à la foi. Alors nous décidâmes, nous, apôtres du Christ, de trouver parmi la multitude des disciples sept hommes de renom, pleins d’esprit et de sagesse, pour nous assister, et tu fus l’un d’eux, Prochoros, et j’en remercie Dieu. Il y avait Philippe, Nicanor, Timon, Parménas, Nicolas, qui venait d’Antioche, et Étienne, plein de foi et d’Esprit saint, qui accomplissait des prodiges et que le peuple écoutait, car il était toute grâce et puissance. »

La voix de Prochoros tremblait quand il évoquait Étienne, sa parole drue, le courage qu’il avait montré lorsqu’il avait été convoqué devant le Sanhédrin :

« Nuques raides, avait-il crié, incirconcis de cœur et d’oreilles, vous n’arrêtez pas de contrer l’Esprit saint ! Vous êtes bien comme vos pères ! Quel est le prophète qu’ils n’ont pas poursuivi ? Ils ont tué ceux qui annonçaient la venue de ce juste dont, de nos jours, vous vous êtes faits traîtres et meurtriers. »

On avait chassé Étienne de la ville. On l’avait lapidé. De son corps ensanglanté avait jailli une voix claire et forte :

« Seigneur Jésus, accueille mon esprit ! »

Les tueurs jetaient leurs vêtements trempés de sueur aux pieds d’un jeune homme appelé Saül.

Lorsque Étienne était tombé à genoux, les pierres lancées, les plus lourdes, aux arêtes tranchantes, avaient brisé les os du martyr qui avait hurlé à pleine voix :

« Seigneur, ne leur compte pas ce péché ! »

Le jeune Saül approuvait le meurtre et l’ample persécution contre l’Église de Jérusalem qui l’accompagnait.

Il faisait irruption dans les maisons, arrachait hommes et femmes à leur foyer et les faisait jeter en prison. Il réclamait des lettres de mission au Grand Prêtre du Sanhédrin pour s’en aller enchaîner les hommes et les femmes qui, dans les synagogues de Damas, avaient choisi la voie du Christ, et il les conduisait à Jérusalem afin qu’ils fussent incarcérés et lapidés comme Étienne.

« Mais, un jour, murmurait Prochoros, Saül deviendrait Paul. »

Et de réciter ce que, plus tard, Paul avait dit quand il fut jugé et emprisonné à Jérusalem :

« Je suis Juif, né à Tarse, en Cilicie, mais j’ai été élevé dans cette ville-ci, Jérusalem, et formé aux pieds de Gamaliel à la stricte observance de la loi ancestrale, et zélé pour Dieu comme vous l’êtes tous aujourd’hui.

« J’ai persécuté à mort ceux qui avaient choisi la voie du Christ, j’ai fait lier et jeter en prison hommes et femmes.

« J’allais à Damas pour que ceux de là-bas, amenés liés à Jérusalem, soient punis.

« Mais, en chemin, et comme j’approchais de Damas, voilà soudain que, vers midi, une grande lumière du ciel m’a ébloui.

« Je suis tombé à terre et j’ai entendu une voix me dire : “Saül, Saül, pourquoi me poursuis-tu ?”

« J’ai répondu : “Qui es-tu, Seigneur ?” Il m’a dit : “Je suis Jésus le Nazaréen, que tu poursuis. – Que faire, Seigneur ? – Relève-toi, va à Damas et, là, on te dira tout ce que tu as à faire !” »

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