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Je regagne la bergerie lorsque le crépuscule se laisse recouvrir par la vague noire de la nuit.

J’ai le pas incertain de l’aveugle. Je trébuche souvent, tombe parfois. La tentation me prend alors de rester face contre terre, mes lèvres sur la pierraille qui m’a déchiré les genoux, les paumes, le menton.

« Lorsqu’il s’agit de toi, dit saint Bernard, évite l’excès de complaisance et d’indulgence. Connais ta propre mesure. Tu ne dois ni t’abaisser, ni te grandir, ni t’échapper, ni te répandre. Avance donc avec précaution dans cette considération de toi-même. Sois envers toi intransigeant ! »

Je me relève. Bernard poursuit :

« Qu’il n’y ait surtout dans ton esprit aucune fraude ! Il faut que le partage soit loyal. À toi, tout ce qui est tien. À Dieu et sans mauvaise foi, ce qui est à Lui.

« Je crois inutile de te persuader que le mal provient de toi et que le bien est l’effet du Seigneur. »

La pente, enfin, se fait moins escarpée. Le parfum entêtant des lauriers se mêle à celui des figuiers. Je m’arrête sous l’un de ces arbres et, à tâtons, cherche un fruit et mords dans sa fraîcheur sucrée.

« La connaissance n’est pas dans le fruit, mais dans l’art de le saisir », dit encore Bernard.

Il m’accompagne, me guide ainsi jusqu’à la porte de ma bergerie.

Une silhouette s’est dressée si vivement devant moi que je l’ai heurtée. Aussitôt, alors que je n’avais jamais effleuré son corps, qu’il me semblait même ne l’avoir jamais regardé, j’ai reconnu Claudia Romano.

Nous sommes d’abord restés immobiles l’un contre l’autre, bras ballants, puis, d’un même mouvement, comme si nous avions rêvé ce moment dans les profondeurs inconscientes de nos âmes et de nos désirs, nous nous sommes enlacés. Et nos corps se sont unis.

Ils se retrouvaient après une longue attente.

Dans cette nuit qu’était ma vie depuis la mort de Marie, ce fut pour moi une lueur, tout le contraire de ce que j’avais vécu quand, dans le hall de l’hôtel Xénia, un gouffre s’était ouvert devant moi à la seconde où j’apprenais cette mort. Et, depuis lors, j’avais erré dans les ténèbres.

La lueur a eu tôt fait de se dissiper. J’ai reculé d’un pas. Claudia a fait de même.

J’ai ouvert la porte de la bergerie et éclairé la grande salle. Nous nous sommes retrouvés pris dans la lumière, aveuglés, corps à présent séparés de plusieurs pas comme s’ils ne s’étaient jamais serrés l’un contre l’autre.

Nous n’avons pas prononcé un mot. J’ai incliné la tête, mon bras n’osant pas même se lever pour inviter Claudia à entrer. Elle a refusé d’un geste de la main. J’ai éteint, refermé la porte, lui proposant de la raccompagner.

Elle habitait avec Rosa Berelowicz l’une des maisons d’un hameau situé non loin du monastère Haghios Ioannis Théologos.

Nous nous sommes arrêtés avant d’arriver à la première maison.

Nous étions face à face. Elle s’est mise à parler si vite que j’ai eu de la peine à retenir ses mots, le plus souvent italiens. Les étudiants, disait-elle, s’inquiétaient de ma disparition, mais n’osaient monter jusqu’à la bergerie. Veraghen était parti pour Samos. Elle avait voulu savoir si j’allais bien.

Nos corps restaient séparés sans pouvoir s’éloigner l’un de l’autre.

Puis, tout à coup, nous nous sommes à nouveau enlacés – une très brève étreinte pour nous persuader que nous n’avions pas rêvé la première.

Puis nos corps se sont quittés.

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