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Ce poverello, ce petit pauvre, au corps malingre torturé par la maladie, je me suis tourné vers lui dès que j’ai eu regagné la bergerie.
J’étais encore une fois écartelé, rongé par le doute ; j’avais soif de foi, je voulais m’emplir de croyance, ajouter l’espérance à l’apocalypse, vivre et croire à la résurrection. J’ai rouvert fébrilement les œuvres de François d’Assise, mis mes pas dans les siens. Comme Joachim de Flore, son aîné de près de cinq décennies – peut-être s’étaient-ils rencontrés ? –, il avait renoncé à la richesse, à la gloire, à la puissance et au désir.
Je le revois jetant les vêtements de belle et noble étoffe, taillés dans la soie et le velours, que son père, marchand d’Assise, lui a fait confectionner. François se dépouille de toutes ses parures. Le voici nu, chétif, mais les yeux exprimant la joie d’avoir renoncé, de ne plus être qu’un mendiant dont la seule tunique, de laine grossière, est serrée à la taille par une corde, et dont les pieds sont nus.
Il a choisi la chasteté, le jeûne. Il ne vit que d’aumône. Des hommes et des femmes le rejoignent, constituent l’ordre des Frères mineurs et celui des Clarisses.
Je le suis comme tous ces jeunes gens qui font vœu de pauvreté, qui chantent la vie dans l’extrême misère. Ils osent s’approcher des lépreux. Ils reconstruisent des églises abandonnées. Ils parlent aux oiseaux parce que tout ce qui existe est à leurs yeux œuvre de Dieu et doit être évangélisé.
J’écoute saint François, sa voix chargée de compassion m’émeut :
« Aimons le Seigneur qui nous a donné, nous donne à tous le corps, l’âme et la vie. Il nous a créés et rachetés. Il nous sauvera par Sa seule tendresse, malgré nos faiblesses et nos misères, nos gâchis et nos hontes, nos ingratitudes et nos méfaits. Il ne nous a fait et ne nous fait que du bien. »
En l’entendant, en reprenant ses mots, j’en viens à oublier le Dieu guerrier dont le sabre sort de la bouche.
C’est l’an 1219. En France, certains hurlent en pénétrant à cheval dans les églises, en massacrant ceux qu’ils appellent les albigeois et condamnent comme hérétiques : « Tuez-les tous ! Dieu reconnaîtra les siens ! » En Terre sainte, François d’Assise demande à rencontrer le sultan d’Égypte, Malek el-Kamil, chef de l’armée ennemie, impitoyable et cruel infidèle. Il sait, en raison, qu’il est promis à la mort :
« Passerais-je un ravin de ténèbres, je ne crains aucun mal, car Tu es avec moi. »
Dieu l’envoie comme un « agneau au milieu des loups ».
Mais le loup est aussi pour François une créature de Dieu :
« Notre Seigneur, dont nous devons suivre les tracas, a appelé ami celui qui le trahissait. Ils sont donc nos amis, ceux qui nous enfoncent dans l’angoisse. Ils sont nos amis, ceux qui nous traînent dans la boue. Ils sont nos amis, ceux qui nous font subir mille douleurs et mille tourments, ceux qui nous torturent et nous font mourir. Nous devons les aimer beaucoup. Par les souffrances qu’ils nous infligent, ils nous rendent aptes à la vie éternelle. »
Les heures et les jours se sont écoulés. La voix de saint François est une eau vive et claire, elle est le chant du monde.
Elle me donne le désir de m’unir à tout ce qui vit.
Je quitte la bergerie : paix bleue du ciel, vert pâle et feutré du feuillage des oliviers. Les lauriers roses et blancs forment une haie parfumée.
C’est le Cantique des créatures. Saint François écrit :
« Loué sois-Tu, mon Seigneur, avec toutes Tes créatures, spécialement messire frère Soleil. Il est le jour, et par lui Tu nous illumines.
« Il est beau et rayonnant. Avec une grande splendeur, de Toi, Très-Haut, il est le symbole. »
L’air est léger. Je me sens porté par cette communion entre Dieu et le monde.
« Loué sois-Tu, mon Seigneur, pour sœur Lune et les étoiles,
« Pour l’air et les nuages et le ciel serein,
« Pour sœur Eau, qui est très utile et très humble,
« Pour frère Feu, par lequel Tu illumines la nuit,
« Pour sœur notre mère la Terre ;
« Loué sois-Tu, mon Seigneur,
« Pour ceux qui pardonnent par amour pour Toi et supportent maladie et tribulations.
« Heureux ceux qui les supportent en paix, car par Toi, Très-Haut, ils seront couronnés. »
Et pourtant je sais que François d’Assise, le croyant qui chante la Création, pleure tant, chaque jour, que ses yeux en sont malades, qu’il faut, dans l’espoir de lui éviter de n’être plus qu’un des innombrables mendiants aveugles, lui brûler les tempes, puisque c’est ainsi qu’on croit pouvoir le guérir.
Je sais qu’il jeûne un jour sur deux et que sa maigreur est telle que sa peau, tendue sur les os, semble un tissu fragile sur le point de se déchirer.
Je sais que, pour tuer en lui toute tentation, il se fouette chaque jour jusqu’à n’être plus qu’un corps pantelant, si faible qu’il est seulement capable de prier et n’a plus la force de prêcher.
Alors reviennent me hanter le regard vide de Marie, son corps décharné.
Jeûner, se fouetter, réprimer tout désir autre que celui de prier, de louer le Seigneur, n’est-ce pas aller à grands pas vers la mort, l’attirer, devancer son appel ?
Je songe à Marie tranchant ses veines pour que s’écoule le sang qui est vie.
Pourquoi le corps et l’âme de l’homme ne pourraient-ils pas être chantés comme ceux des autres créatures, comme le soleil et les oiseaux, l’eau et les poissons, la sœur Lune et le frère Vent ?
Je rentre, m’assieds à ma grande table. Le regard de Marie me fore la tête.
Je lis les dernières pages des œuvres de saint François :
« Détournons-nous de notre corps avec ses vices et ses péchés. Notre corps, par un comportement égoïste et sensuel, veut nous retirer l’amour de Notre Seigneur Jésus-Christ et la vie éternelle. »
Serait-ce donc hérésie que d’aimer son corps ? que de préférer la vie à la mort ?
Mais c’est la mort qui nous emporte, et seule la résurrection est à même de nous arracher à ses griffes.
François écrit :
« Loué sois-Tu, mon Seigneur, pour notre sœur la Mort corporelle,
« À qui nul vivant ne peut échapper.
« Malheur à ceux qui meurent en péché mortel !
« Bienheureux ceux qui se trouveront dans Tes très saintes volontés,
« Car la seconde mort ne leur fera point de mal.
« Mais les autres, les pécheurs, seront jetés dans l’étang de soufre et de feu. »