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Claudia m’a laissé seul avec Marie, mais je n’ai éprouvé ni remords ni gêne quand j’ai osé dévisager ma fille.

J’ai vu ses pommettes saillantes, ses joues creusées, son cou décharné, ses yeux vides comme s’il s’agissait de ceux d’une inconnue, d’une de ces femmes que l’on voit sur le trottoir des villes, enveloppées de hardes, tendant la main, le regard suppliant. Souvent, agenouillées, elles bredouillent qu’elles ont faim et froid. Elles miment la Pietà, un enfant serré contre leur poitrine. Mais on passe près d’elles sans les entendre. On les voit sans les voir.

J’ai tourné le dos à Marie, j’ai tiré la couverture sur ma tête et me suis pelotonné dans la joie et l’égoïsme de ma chair apaisée.

Cela faisait des années que je n’avais plus éprouvé une telle sensation de quiétude, d’indifférence paisible à tout ce qui n’était pas le souvenir de mon désir et de ma jouissance.

J’étais dénoué. Les liens qui m’entravaient, le garrot qui me serrait la gorge avaient été tranchés.

Je respirais. Chaque parcelle de mon corps était libre. Qu’était devenue mon âme ? Ma chair n’était plus percée, déchirée par les stigmates de l’infamie et de la culpabilité.

Mon corps était devenu une citadelle où le désir et le plaisir avaient effacé Marie.

Avait-elle d’ailleurs jamais vécu ?

J’étais aussi léger, agile qu’un adolescent qui s’élance et court sur la plage, les pieds dans l’écume, alors que l’aube se lève après sa première nuit avec une femme.

Je confesse ce bonheur de la chair qui me rendait à l’innocence. Si j’avais conclu ainsi un pacte avec le Diable, je ne le reniais pas.

Après une longue abstinence, j’avais éprouvé à nouveau ce qu’était la vie : action, force, rugissement.

Je m’en souvenais avec l’orgueil du mâle : j’avais serré le poing, bras tendu, j’avais poussé un cri instinctif quand j’avais senti sous moi Claudia se cambrer, geindre, haleter, ma jouissance s’étant accordée à la sienne.

Un instant, nos deux corps unis avaient réalisé l’unité du monde. Vivre, c’était d’abord s’accoupler, posséder une femme avec la violence de l’égorgeur qui sacrifie un agneau.

Vivre, était-ce donc accepter d’être aussi une bête ?

Mais macérer dans la culpabilité du péché originel revenait à refuser l’élan vital, à faire de la vie ce calvaire au terme duquel il y avait, dressée, la croix du supplice.

J’avoue ici sans honte ce que j’ai pensé dans les heures qui ont suivi ma nuit partagée avec Claudia.

J’ai refermé le livre de l’Apocalypse de Jean et l’Évangile éternel de Joachim de Flore.

Je me suis séparé de saint François, dont le corps n’était que maladie et souffrance, qui avait la peau crevée par les clous et la lance de la Crucifixion.

J’ai condamné les disciples du Poverello qui martyrisaient leur corps au lieu d’en jouir.

À moins qu’ils n’aient trouvé la joie dans et par la douleur ?

Leur vie n’était qu’un long chemin vers la mort dans l’espoir de la résurrection.

Était-ce cela, célébrer la beauté et l’harmonie du monde, ou, au contraire, être aveuglé par le Diable ?

D’eux ou de moi, qui était fidèle à Dieu ?

Dans l’aube naissante, il m’a semblé que je n’avais plus besoin de la résurrection.

C’était sur cette terre, dans cette vie, avec tout mon corps, mon unique bien, que je devais chercher la paix de mon âme.

C’était ici-bas, et non dans leurs songes, que les hommes devaient instaurer un royaume de justice et d’égalité.

C’est alors que je me suis souvenu de Thomas Münzer, le révolté, l’hérétique.

Il avait inspiré la guerre qu’en 1525 les paysans avaient menée contre leurs princes. Ils avaient été vaincus et Münzer avait été torturé, puis décapité.

« À Mühlhausen, petite ville de Thuringe, raconte un témoin, sur l’emplacement où fut empalée sa tête, on dit que les pas des visiteurs, habitants de la ville et étrangers sans aveu, ont si fréquemment foulé le sol du sentier qu’on croirait presque une route publique, et si les magistrats n’y mettaient bon ordre, on en viendrait sans doute à vénérer Thomas Münzer comme un saint. »

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