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Je me suis cramponné à elle plusieurs jours durant. J’ai cherché à l’étonner alors qu’elle avançait, indifférente, regardant droit devant elle tandis que je jappais, que je bondissais, faux jeune homme escaladant les blocs de roche qui constituaient le faîte de la colline.

Je voulais la surprendre, de crainte qu’elle ne se lasse. Mais elle restait insensible, me repoussant quand je tentais de l’enlacer, de l’embrasser dans le cou, de lui prendre la main.

Elle me glaçait d’un coup d’œil méprisant, me cinglait de quelques mots ironiques et condescendants : « Allons, allons, monsieur le Professeur, voyons… »

Ou bien elle m’annonçait que Louis Veraghen, revenu à Patmos, organisait une fête des retrouvailles au restaurant de l’hôtel Xénia, et j’y étais naturellement convié. Elle-même souhaitait vivement que je m’y rende.

Je refusais, puis baissais la tête parce que Claudia s’immobilisait, me fixant avec un étonnement dédaigneux, et je finissais par accepter : « Pour vous, pour vous, Claudia… »

J’étais dressé, j’attendais ma récompense, je me savais ridicule, mais j’éprouvais une satisfaction morbide à m’humilier, à lui offrir ma reddition comme une preuve de mon attachement à elle.

Étais-je devenu l’un de ces pervers qui n’éprouvent du plaisir qu’en se faisant fustiger ou piétiner ?

Ou bien n’étais-je qu’un égaré qui sait qu’il vit sa dernière passion, qui ne se fait pas à l’idée qu’elle puisse cesser, qui est prêt à obéir pour que l’illusion se prolonge ?

Après, quand le mirage se serait dissipé, il n’y aurait plus devant moi que le désert, et j’y avancerais, coupable de toutes mes fautes d’avant Claudia et succombant sous le poids de celles commises avec elle et par elle.

Il ne me resterait plus qu’à me consumer dans cette fournaise, ce fleuve de sang bouillant.

Je serais l’un de ces malheureux dont Dante décrit l’agonie.

Je me suis donc rendu à l’hôtel Xénia et me suis installé en bout de table, loin de Claudia Romano, assise à la droite de Veraghen. Rosa Berelowicz avait été placée par le « Vieux » à sa gauche.

Il pérorait, me défiant du geste, du regard et de la voix. Les autres – Vangelis Natakis, Hugo Moralès, Vincent Boyon, Hans Wessermann – attendaient que je relève le défi, que les deux vieux cerfs entrecroisent leurs bois, que l’un soit piétiné par l’autre. Alors le vainqueur disposerait à son gré des femelles. Veraghen voulait ce combat, quêtait d’un hochement de tête l’approbation de Claudia et de Rosa. Elles riaient et Rosa, de sa voix de gorge, m’interpellait sur un ton faussement scandalisé :

« Vous n’allez pas le laisser affirmer ça sans répondre, ce n’est pas possible ! »

Le vin âpre échauffait Louis Veraghen.

Le visage empourpré, le timbre éraillé, il prenait garde à ne pas me désigner nommément, évoquant seulement ces hypocrites qui baisaient les bigotes dans les confessionnaux, et, penché vers Claudia, lui serrant le poignet, il ajoutait, en prenant à témoin la tablée, que les professeurs étaient des clercs, leurs étudiantes des paroissiennes, et qu’ils agissaient avec elles comme les prêtres avec leurs ouailles.

Claudia souriait, Rosa s’esclaffait, les étudiants se tournaient vers moi.

Je me suis brusquement levé, culbutant ma chaise, renversant une carafe. Le vin s’est répandu sur la nappe blanche comme le sang jailli d’une blessure ouverte.

J’ai fixé cette tache dont les contours s’élargissaient et j’ai eu l’impression que c’était mon propre sang qui se répandait, mon ventre qui se vidait.

Je suis parti alors qu’on criait mon nom, qu’on m’exhortait à revenir. Mais je n’ai pas entendu la voix de Claudia.

J’ai longé les quais du port de Skala, me retournant à plusieurs reprises, sachant pourtant que Claudia s’abstiendrait de me suivre. J’ai néanmoins continué de l’espérer. Quand j’ai atteint ma bergerie, je me suis assis sur la pierre plate à droite de l’entrée.

J’ai attendu encore, guettant le chemin qui serpente entre les oliviers.

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