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Tout à coup, je cesse de prier. Je blasphème ! Est-ce ma raison qui me pousse ainsi à m’insurger, à refuser d’imaginer que Marie, ma fille, bourreau de son corps décharné, ait pu être jetée dans l’étang de l’ardent feu de soufre ?

Où es-Tu, Dieu de compassion, de pardon, de justice et de paix ? Si j’en crois l’Apocalypse de saint Jean, l’un de Tes anges crie à pleine voix à tous les oiseaux qui volent au zénith :

« Ici rassemblez-vous pour le grand repas de Dieu, pour manger des chairs de rois, des chairs de chefs, des chairs de forts, des chairs de chevaux et de cavaliers, des chairs de tous les hommes ou esclaves, petits ou grands… !

« Et ils les ont rassemblés en un lieu appelé Armageddon… »

On a alors vu « la Bête et les rois de la terre et leurs armées rassemblées pour combattre celui qui est sur le cheval et son armée.

« Et celui qui est sur le cheval, dont l’épée sort de la bouche, a tué la Bête, les faux prophètes et les rois de la terre.

« Et tous les oiseaux ont été rassasiés de leurs chairs. »

Où es-Tu, Dieu d’amour ?

Ce matin-là, quittant ma bergerie, marchant à grands pas sous les oliviers alors que le vent soufflait en tempête et que la mer striée de courts traits blancs était d’un bleu noir, j’ai maudit ces croyances, cette religion anthropophage, ce Dieu guerrier dont l’épée sort de la bouche.

Je ne marque aucun arrêt devant la grotte de l’Apocalypse, je ne jette pas un seul regard sur le groupe de visiteurs qui, serrés comme un essaim, attendent que commence la visite.

Je gagne le sommet de la colline, y retrouve les crevasses dans lesquelles je me glisse. J’y suis à l’abri du vent, mais il hurle, se faufile dans les anfractuosités, mugissement auquel se mêlent des rires juvéniles. Je crois reconnaître les voix de Claudia Romano, de Rosa Berelowicz, et, leur répondant, celles de Vincent Boyon et de Vangelis Natakis. J’hésite, puis m’extrais de ces cavités rugueuses et, lorsqu’ils me voient, les deux couples s’immobilisent, figés dans leur étreinte.

Claudia Romano repousse vivement Vincent Boyon alors que Rosa Berelowicz se serre plus fort contre Vangelis Natakis.

Je me sens apaisé, rassuré. Le jaillissement de la vie, le désir sont plus forts que les versets de l’Apocalypse. Le désir est résurrection. Quand le désir disparaît, c’est la mort qui vient.

J’ouvre les bras, comme si j’invitais les quatre jeunes gens à partager avec moi leurs élans, leurs désirs. Si j’osais, si ce n’était pas là un geste ridicule, je les bénirais comme un païen et leur lancerais ces mots sacrilèges : « Laissez-vous emporter par le désir ! Que rien ne refrène vos ardeurs ! »

Puis j’ai tourné la tête, me suis éloigné, et à chaque pas je me suis rapproché de Marie.

J’étais à nouveau coupable d’abandon et j’ai pensé à la mort un instant repoussée, tout à coup présente, abîme sans fond qui s’ouvre sous les pas insouciants du vivant, abîme que seule la résurrection peut combler, elle qui seule fera resurgir la vie de cette fosse.

Mais il faudrait croire, prier.

Et j’avais blasphémé.

Je suis passé devant l’entrée de la grotte de l’Apocalypse.

Le vent avait cessé de souffler.

Dans le silence revenu, j’ai entendu le chant des oiseaux.

Et je me suis souvenu du Poverello.

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