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Apocalypse et Espérance


V

« Et j’ai vu dans la droite de celui qui est sur le trône, écrit au-dedans et au dos et scellé de sept sceaux… Qui est digne d’ouvrir le livre et d’en rompre les sceaux ?… Digne est l’agneau égorgé de recevoir la puissance, la richesse, la sagesse, la force, l’honneur, la gloire et la bénédiction. »

Apocalypse de Jean, V, 1, 2, 12.

Je laisse s’éloigner Claudia Romano et Rosa Berelowicz. Veraghen les entraîne en les tenant par la taille. J’entends son rire.

Tous les autres – Moralès, Natakis, Boyon, Wessermann – leur emboîtent le pas.

Claudia me fait signe, m’invite à les rejoindre. Veraghen se tourne vers moi, m’interpelle :

« Paul, prenez donc la vie comme elle vient ! »

Je m’assieds à même le sol, dos appuyé au tronc d’un olivier. Je ne peux plus vivre comme eux et, lorsque je parcours les chemins de ma mémoire, il me semble n’avoir jamais connu leur insouciance, leur légèreté.

La vie était pour moi une paroi verticale que je devais gravir à mains nues, collant au rocher, me dépouillant de tout ce qui m’alourdissait, et chaque mètre gagné devait être payé d’un sacrifice.

Ma seule joie – mais ce mot-là ne convient pas, il faudrait employer un terme comptable : profit, gratification ? – était non pas de jouir, mais de conquérir.

Je voulais prendre et posséder.

Je sais aujourd’hui que j’ai ainsi troqué l’essentiel contre le dérisoire.

La vie de Marie, ma fille, contre mes ambitions.

J’ai cru accéder au sommet et, lorsque j’ai levé la tête, sûr de ne trouver au-dessus de moi que le ciel éclatant, j’ai vu l’ombre que faisait, en surplomb, une roche dont l’horizontale agressivité m’interdisait même de rêver pouvoir m’y agripper.

Mon désespoir douloureux, mon aveugle vanité font que je ne suis qu’un être quelconque, à l’image de ceux qui s’engagent tous dans la même vaine escalade.

Ils désirent le dérisoire.

Or il ne peut y avoir de civilisation là où l’on préfère la verroterie au diamant.

Ce que j’ai fait, ce qu’ils font tous.

« Il faut prendre la vie comme elle vient », dit Veraghen.

Il se trompe, il se ment.

« Vivre, ce n’est pas prendre, c’est donner. »

La conquête est vaine ; la possession, c’est la mort.

Ils sont revenus vers moi, fourbus et silencieux. Veraghen a concédé que l’horizon du côté de l’Asie était bouché, le vent au sommet de l’île, glacial.

« Vous n’êtes qu’un prophète de malheur, Paul. Vous aviez prévu l’orage. »

Il s’est assis en face de moi, m’a défié.

« Qu’est-ce que vous offrez, Paul, en compensation ? »

J’ai sorti de ma sacoche ce livre écorné que je garde toujours avec moi parce que les textes sacrés qu’il contient sont une source inépuisable.

Je l’ai ouvert au hasard :

« Première lettre de Paul aux Corinthiens », ai-je dit.

Veraghen a secoué la tête, puis, d’un geste las, m’a invité à commencer.

J’ai lu à voix basse :

« Parmi les dons de Dieu, vous cherchez à obtenir ce qu’il y a de meilleur ; eh bien, je vais vous indiquer une voie supérieure à toutes les autres.

« J’aurais beau parler toutes les langues de la terre et du ciel, si je n’ai pas la charité, s’il me manque l’amour, je ne suis qu’un cuivre qui résonne, une cymbale retentissante.

« J’aurais beau être prophète, avoir toute la science des mystères et toute la connaissance de Dieu et toute la foi jusqu’à transporter des montagnes, s’il me manque l’amour, je ne suis rien.

« J’aurais beau distribuer toute ma fortune aux affamés, j’aurais beau me faire brûler vif, s’il me manque l’amour, cela ne me sert à rien.

« L’amour prend patience… il supporte tout, il fait confiance en tout, il espère tout, il endure tout ; l’amour ne passera jamais. »

C’est Claudia Romano qui s’est levée la première et s’en est allée.

J’ai refermé le livre.

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