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Apocalypse et Espérance


IV

« Tu es digne, notre Seigneur et Dieu, de recevoir la gloire, l’honneur et la puissance, parce que c’est Toi qui as créé l’univers et c’est par Ta volonté qu’il existe et a été créé. »

Apocalypse de Jean, IV, 11.

Assis sous les oliviers de Patmos, j’étais entouré de ces jeunes gens, Vangelis Natakis, Hans Wessermann, Hugo Moralès, Vincent Boyon, Rosa Berelowicz et Claudia Romano –, dont mon rival, Louis Veraghen, disait qu’ils étaient mes disciples. Ils me questionnaient avec fougue sur le sens de ma vie, mes convictions. Ils me tendaient des pièges sous le regard amusé du « Vieux ».

J’ai longtemps hésité à leur avouer ce que je ressentais, ce que je croyais.

Puis, tout à coup, moi qui avançais prudemment, afin de ne pas me découvrir, m’exposer aux sarcasmes, je me suis précipité et ai parlé avec ardeur :

« Qui a des oreilles, qu’il entende… »

J’ai osé dire : l’homme devient homme s’il croit que sa mort est une autre puissance.

S’il s’y refuse, il n’est qu’une masse de chair putrescible, un assemblage provisoire d’organes et d’os, une outre de peau pleine de sang et qui crèvera, comme lui.

Il ne sera pas différent d’un insecte qu’on écrase, d’un agneau qu’on égorge.

Sa vie n’aura été qu’une succession absurde et aléatoire d’actes sans signification.

Les sentiments qu’il a éprouvés, l’amour qu’il a donné ou inspiré, la haine qu’il a suscitée n’auront été qu’illusions.

Car si la mort n’est pas renaissance, si elle n’est que la destruction d’un organisme, alors la vie n’a pas de sens. Il n’y a plus de vérité, tout devient relatif, tout se vaut, tout est dans l’ordre des choses.

Tout est affaire de circonstances, de point de vue.

Il n’y a ni bourreau ni supplicié, ni coupable ni innocent, seulement des forts et des faibles.

L’homme n’est alors qu’un rat qui, au long de sa vie, apprend plus ou moins vite à cheminer dans le labyrinthe, à éviter les pièges afin d’atteindre les nourritures et les honneurs dont il se gave et se pare.

Puis il meurt, et sa vie n’aura été que ce trottinement prudent, cette quête avide pour satisfaire ses besoins.

Je réfute cette vision de l’homme qui le réduit à l’état d’insecte, d’agneau, de rat.

L’homme n’est homme que si sa mort, et donc sa vie, ne se terminent pas dans une fosse commune où pourrissent des milliards d’autres corps.

Je crois en Dieu parce que je veux croire que l’homme échappe à cet ensevelissement :

« Voulez-vous n’être que des rats ? »

Je leur ai dit cela et ils sont d’abord restés silencieux en se regardant les uns les autres, quêtant auprès de Veraghen un signe, une attitude, une réponse à mes propos.

Le « Vieux », l’esprit fort, a ricané.

J’ai lu dans leurs yeux de l’ironie, de l’accablement, de la commisération, un étonnement mêlé de déception, voire de mépris. Puis ils se sont partagés :

Il y avait les athées : Veraghen, Boyon et Wessermann. Dieu est mort ! clamaient-ils, arrogants. Comment, après des siècles de combat contre l’obscurantisme, pouvais-je oser, moi, le savant exégète, évoquer à nouveau la supercherie de la résurrection ?

Les autres – Moralès, Natakis, Claudia, Rosa –, plus prudents, jouaient les indifférents. Ils étaient de ceux que Dieu interpelle dans l’Apocalypse de Jean :

« Je sais tes œuvres, et que tu n’es ni froid ni chaud ! Si seulement tu étais froid ou chaud ! Mais tu es tiède, et je vais te vomir de ma bouche ! »

Ils écoutaient avec attention Veraghen, Boyon, Wessermann prétendre que le hasard était seul à l’origine de l’univers, qu’un jour la science résoudrait toutes les équations demeurées mystérieuses. Quant au sens de la vie, c’était la mémoire, l’histoire des hommes qui le donnaient.

Le reste n’était qu’affabulation, superstition.

Et la mort de Marie, ma décharnée ? Et le désespoir qu’elle avait engendré ?

Et l’amour qu’en dépit de mon égoïsme j’avais éprouvé pour elle, n’était-ce qu’un réflexe de rat ?

Et les bras de Marie que, petite, elle avait l’habitude de nouer autour de mon cou, c’était quoi ? L’instinct ?

Tout cela à la fosse ? Dans le crématoire ? Et tout était dit ?

Et ces centaines de milliers d’enfants gazés, brûlés ? Et ceux dont un homme en noir fracassait la tête en les tapant contre un mur ? Sans importance ? Sans signification ? Sans espérance ?

Et si le tueur échappe à la justice des hommes et meurt en paix, ayant troqué le noir de l’uniforme pour le blanc du rentier, aucun châtiment ?

Pris ou pas pris, tel serait donc le non-sens de cette vie animale ?

Vous voulez donc n’être que des rats ?

Si vous refusez d’être homme, craignez la fin des temps !

Les athées timorés, les agnostiques se taisaient.

J’avais longtemps été l’un de ces lâches qui détournent la tête. Je n’avais pas voulu voir ma fille morte et j’avais laissé les flammes la dévorer.

J’avais été plus rat qu’un rat qui lèche sa portée et la défend.

Je suis innocent devant la loi, qui est l’ordre des choses. Mais si je crois que la vie a un sens, je suis coupable et criminel.

Qu’on me frappe « avec une trique de fer, comme on brise des vases de poterie » !

J’espère ce châtiment évoqué au chapitre II, verset 27, de l’Apocalypse de Jean.

« Je sais tes œuvres », a dit Dieu à l’Évangéliste.

Il connaît les miennes et celles de chaque homme.

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