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Moi aussi, comme Paul Déméter, j’ai dissimulé mon visage sous mes paumes et écrasé mes paupières.

L’ordinateur était un abîme empli de sang.

Les mots de Déméter s’agrippaient à moi, grouillaient sur mon corps. Ils arrachaient par lambeaux mon identité. Je n’étais plus Rafaele Di Pasquale, mais le double de Déméter, son frère.

J’étais Abel et il était Caïn.

Il était le Crime, la Mort. J’étais l’agneau égorgé. Je l’ai injurié, j’ai crié à son encontre, prononçant à dessein des mots sacrilèges que je croyais ne pas connaître.

La foudre ne m’a pas frappé, je me suis au contraire senti libéré, tel un prisonnier qui a réussi à s’enfuir et court, libre, enfin libre !

J’ai fait rapidement défiler les pages et, comme si ma décision de cesser de le lire avec attention avait suffi à m’arracher au maléfice de ce texte obsessionnel, il m’est apparu – je m’en suis convaincu – que, ligne après ligne, Déméter n’avait fait que répéter indéfiniment ce qu’il avait écrit au début de son texte.

Apocalypse et Espérance, avait-il intitulé ?

Allons donc !

Il ruminait avec plus ou moins d’inspiration, mais toujours avec emphase, les mêmes thèmes.

Son texte exsudait la Mort, jamais l’Espérance.

La Bête – le Diable – avait-elle été libérée de sa prison ? Elle avait la cruauté d’un Néron.

« Que l’intelligent calcule le chiffre de la Bête, car c’est un chiffre d’homme, et ce chiffre est 666. »

Déméter s’efforçait de trouver la valeur numérique des noms des successeurs de Néron : Hitler, Staline.

Puis il annonçait la « guerre du grand jour du Dieu tout-puissant ».

Les sept bols de la fureur de Dieu déversés sur terre. La mer vitrifiée, les rues couvertes de cadavres. Les hommes se repaissant « des chairs de rois, des chairs de chefs, des chairs de forts, des chairs de chevaux et de cavaliers, des chairs de tous, hommes libres ou esclaves ».

« Malheur ! malheur ! » répétait-il.

L’ultime affrontement entre les armées de Dieu et celles de la Bête se déroulait à Armageddon.

Les villes étaient brisées en trois morceaux. Babylone la Grande, mère des prostituées et des horreurs de la terre, était détruite. Selon les pages, les lignes, la Grande Prostituée était, pour Déméter, New York ou Paris, ou encore celle qu’il appelait Babel, ville d’Occident aux cent tours, qui avait voulu atteindre le ciel…

Il lisait ces débuts du xxie siècle dans le miroir de l’Apocalypse de Jean. Et ce mégalomane, ce père coupable et complaisant s’imaginait écrivant un texte dont l’écho serait aussi grand que celui que l’Évangéliste avait dicté dans la grotte de Patmos !

Paul Déméter ne vivait-il pas à Patmos comme Jean y avait vécu ?

J’ai éteint l’ordinateur et suis resté assis bras croisés, aussi égaré qu’un errant amnésique qui ne sait où il se trouve ni où il va, ni même qui il est.

J’ai laissé couler le temps.

Peu après – une heure, un jour ? –, Vassilikos a fait irruption dans la bergerie.

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