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Je n’ai pas voulu perdre l’empreinte du corps de Claudia. Toute la nuit je suis resté allongé, immobile, craignant que la chaleur qu’elle avait laissée en moi et sur moi ne se dissipe et que ne s’efface ainsi sa trace.

J’avais croisé les bras pour la retenir contre moi prisonnière, n’éprouvant nul autre désir.

Je tenais à conserver le souvenir de l’élan qui, d’instinct, nous avait poussés l’un vers l’autre.

C’était comme si l’affirmation de saint Bernard que j’avais tant de fois citée et méditée s’était incarnée, était devenue ce mouvement, cette étreinte, cette émotion.

« La connaissance n’est pas dans le fruit, mais dans l’art de le saisir », avait-il écrit.

N’était-ce pas ce que je venais de vivre ?

Car il n’y avait eu entre nous aucune ambiguïté. Je n’avais jamais désiré Claudia Romano. J’avais même le sentiment de ne l’avoir jamais vue. Peut-être avais-je délibérément évité de la regarder parce qu’elle était la jeune femme que Marie aurait pu devenir.

Mais Marie était morte.

Pourtant, dans la nuit, devant la porte de la bergerie, nous nous étions reconnus, et j’en venais à penser que, depuis que Claudia avait débarqué à Patmos, qu’elle participait à nos débats sous les oliviers, je n’avais cessé de la voir, sans que ma conscience en fût avertie.

Alors que mon corps, mon âme avaient espéré le moment où je pourrais enfin l’étreindre.

Ce qui avait eu lieu.

J’ai fouillé dans ma mémoire et je l’ai vue resurgir.

Elle était assise au premier rang, dans l’amphithéâtre du Collège de France. Ses cheveux noirs tombaient comme un voile le long de son visage penché vers la gauche.

Je me souvenais tout à coup d’avoir cherché à capter son regard, mais ses yeux étaient rivés sur le carnet posé sur ses genoux.

Je ne l’avais plus vue jusqu’à ce jour où, à Patmos, je l’avais aperçue qui s’éloignait au bras de Veraghen. J’avais éprouvé de la commisération pour ce vieil homme qui multipliait les liaisons incestueuses avec elle aussi bien qu’avec Rosa Berelowicz.

Je me suis persuadé que jamais je n’avais ressenti le désir de l’imiter. Et j’ai voulu croire que ce qui venait de se produire, ce soir-là, relevait de la grâce.

C’était un acte d’amour, non pas celui que suscite le désir foudroyant chez un homme et une femme, mais l’élan de deux humains qui se reconnaissent, qui ont besoin de se rassurer l’un contre l’autre parce qu’ils appartiennent à la même espèce, qu’entre les humains il n’est pas que le désir charnel ou la haine carnivore, mais aussi l’amour, parcelle et reflet de l’Amour divin.

Cet amour-là, j’avais donc eu la grâce de le connaître. Alors que depuis la mort de Marie je survivais dans le remords et le mépris de moi-même, la fusion d’un bref instant avec Claudia m’a rassuré. Les écailles – pour emprunter l’image aux textes sacrés – étaient tombées de mes yeux et je me suis souvenu de tous les versets qui l’évoquaient dans les Évangiles, et jusque dans l’Apocalypse de Jean ou les écrits de saint Bernard.

J’ai retrouvé cette lettre de saint Paul aux Galates dans laquelle il énumère les signes du passage de l’Esprit saint : « Amour, joie, paix, patience, tendresse, bienveillance, confiance, douceur, maîtrise des émotions… »

Il m’a semblé que j’étais peut-être libéré de ce sentiment de culpabilité morbide qui m’étouffait.

Mon destin n’était pas achevé. Le corps de Marie ne devait pas être ma pierre tombale. Celui de Claudia Romano m’appelait à la vie.

J’ai cru que je pouvais continuer à vivre, dire l’amour humain, l’élan d’un être vers un autre.

Peut-être était-ce l’heure de ma résurrection ?

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