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J’ai voulu pénétrer dans la chapelle, mais la poignée de la porte, que j’ai tournée nerveusement, ne commandait plus la serrure. Emporté par l’impatience et la hargne, j’ai juré, blasphémé tout en donnant des coups de pied et d’épaule contre l’huis d’un bois presque noir.

Je l’ai martelé à deux poings, maudissant ceux qui m’avaient désigné pour mener à bien cette enquête, m’avaient tendu ce piège, peut-être pour m’éloigner du ministère, me précipiter dans des sables mouvants afin que je m’y étouffe et y disparaisse.

Moi, aveuglé, j’avais été heureux de gagner Patmos, d’échapper à la grisaille des bureaux, rêvant de mer et de soleil, de notoriété internationale, victime consentante et naïve des manigances de rivaux dont je ne soupçonnais même pas l’existence.

Et maintenant, comme un primitif crédule, j’avais la tête emplie de diableries, de résurrections, de fin des temps !

Je n’étais qu’un ignare et pauvre descendant de Calabrais !

J’ai frappé plus fort. La porte a tremblé, gémi, et mes coups ont résonné dans la chapelle, revenant vers moi comme des râles, des supplications. Je me suis arrêté, baissant les bras, rouvrant les poings, le corps en sueur, et j’ai craint de succomber à un désespoir irrépressible, de basculer dans le gouffre de la dépression que j’avais si souvent côtoyé, ayant réussi chaque fois à m’en éloigner, échappant au vertige, à la force d’attraction du vide.

Je me suis assis dans l’herbe, dos appuyé à la porte, la tête retombant sur la poitrine, évitant ainsi d’être ébloui et brûlé par le feu solaire qui avait maintenant embrasé le ciel.

Je ne saurais dire combien de temps je suis resté ainsi assoupi. Je me souviens seulement que le froid m’a réveillé. Je me suis redressé d’un bond, affolé, ne reconnaissant plus les lieux, paralysé durant quelques secondes, surpris par le vent qui soufflait en rafales, poussait des nuages bas, grises protubérances qui masquaient le soleil. Quand l’averse s’est mise à cisailler l’horizon, à battre les murs de la chapelle, me frappant à hauteur de la poitrine, je me suis collé contre la porte, appuyant de toutes mes forces, pesant des épaules et des reins, arc-bouté, le corps trempé. J’ai tenté, avec les revers de ma veste, de protéger le livre de cette pluie orageuse, si violente que j’ai eu le sentiment qu’elle voulait effacer les versets de l’Apocalypse, dissoudre les prophéties de Jean, me laisser nu, me noyer.

Je n’ai pas cherché à maîtriser l’angoisse qui m’étreignait la gorge.

J’ai poussé sur la porte comme un homme pourchassé qui doit réussir ou bien mourir. Et, tout à coup, dans un craquement, elle s’est ouverte, la serrure arrachée. J’ai été jeté à terre, ma nuque a heurté les larges dalles qui pavaient le sol de la chapelle.

J’ai fermé les yeux, le dos et le crâne traversés par une brûlante épée qui s’enfonçait en moi. Et je me suis évanoui.

Quand j’ai repris conscience, l’averse avait cessé. J’ai entendu le crépitement des gouttes tombant du toit, des branches d’olivier. Toute la terre ruisselait. Une vapeur grise s’élevait au-dessus de l’herbe ployée par l’averse.

Je me suis lentement redressé, m’appuyant sur les coudes, puis les mains. J’ai roulé sur le flanc, me retrouvant à plat ventre, et j’ai enfin réussi à m’agenouiller. J’ai vu en face de moi, accroché au-dessus d’un autel fait d’une longue table de marbre, un Christ crucifié auquel on avait tranché la tête.

Celle-ci était posée devant le tabernacle défoncé. On l’avait maculée de taches brunes à hauteur du cou.

Mais il y avait aussi d’autres taches brunes de part et d’autre de la croix.

J’ai aussitôt pensé aux taches de sang sur l’oreiller, dans la maison de Déméter, et à celles qui souillaient le marbre de son cercueil de pierre.

Dans cette chapelle, on n’avait pas seulement décapité la statue du Christ : on avait tué des hommes vivants, agneaux sacrifiés.

Je me suis souvenu de ce verset de l’Apocalypse :

« J’ai vu sous l’autel les âmes de ceux qui ont été égorgés à cause de la parole de Dieu, du témoignage qu’ils portaient. »

J’ai à nouveau sombré.

Quand je me suis réveillé, le crépuscule était plus rouge encore que ne l’avait été l’aube.

Par la porte ouverte et les deux étroites fenêtres qui encadraient l’autel coulait une lumière en fusion, si ardente que j’ai pensé à cet étang de feu dans lequel on précipitait ceux qui n’étaient pas inscrits sur le Livre de vie.

Cette prophétie de l’Apocalypse, je la vivais, là, condamné pour avoir forcé cette porte, découvert le Christ décapité, ce sang séché.

J’ai attendu, recroquevillé sur ma douleur, l’ultime coup de sabre censé trancher le fil de ma vie. Mais rien n’est venu et, après plusieurs tentatives, car je vacillais, j’ai réussi à me mettre debout. M’appuyant au mur de la main gauche, je me suis approché de l’autel, de la tête de Christ embrasée par la lumière rouge qui éclairait aussi les bas-côtés de la nef.

Levant les yeux, j’ai aperçu, de part et d’autre de la croix, deux listes de noms, peut-être écrits avec du sang, que je n’ai plus oubliés.

À gauche, j’en ai déchiffré quatre :

Vangelis Natakis

Claudia Romano

Hans Wessermann

Hugo Moralès

À droite, j’en ai lu trois :

Rosa Berelowicz

Vincent Boyon

Louis Veraghen

Ils étaient inscrits comme le sont les noms de soldats tombés au champ d’honneur dont on grave les patronymes sur le monument rappelant leurs exploits et leur sacrifice.

Ceux-là étaient venus de Patmos pour retrouver Paul Déméter, s’asseoir sous les oliviers, écouter le « Vieux », Louis Veraghen, le philosophe platonicien au visage de vieille femme ridée.

Mon imagination en a été si exaltée que j’en ai oublié le battement qui, à chaque coup, menaçait de me faire éclater la tête.

J’ai pu marcher sans chanceler jusqu’à la porte, vers la source de lumière ardente.

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