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C’était la maison de la Mort.

Dès mes premiers pas dans la grande salle du rez-de-chaussée, j’ai vu le lit défait, les draps froissés, la tache brune qui maculait l’oreiller.

C’était le sang séché de Paul Déméter. On avait dû l’égorger ici pendant son sommeil, puis on avait porté son corps jusqu’au monastère et on l’avait encastré dans la niche, d’où son sang avait coulé sur le marbre.

Mais c’était bien ici, dans sa maison, que Paul Déméter avait vécu l’Apocalypse.

J’ai regardé autour de moi.

C’était la maison de l’écrit. Les livres remplissaient des rayonnages, formaient des piles appuyées contre les murs. Des carnets, des dossiers, des cahiers s’entassaient sur une longue table de bois noir placée face aux trois étroites fenêtres ouvrant sur la mer. Je me suis assis là où Déméter devait s’installer pour lire et écrire. Ses avant-bras avaient poli le rebord de la table, qui s’en trouvait arrondi.

Une couche de poussière recouvrait les objets, et personne ne paraissait avoir bouleversé l’ordre que Paul Déméter avait choisi. J’ai repoussé l’ordinateur et ouvert un grand cahier à la rouge couverture entoilée. Plusieurs versets du chapitre II de l’Apocalypse de Jean étaient recopiés et encadrés sur la première page.

Au moment où je m’apprêtais à les lire, j’ai eu le sentiment d’une présence. J’ai fait vivement pivoter le fauteuil et ai découvert derrière moi, accroché au mur, le portrait d’une adolescente. Le peintre avait utilisé des teintes sombres, peut-être pour mieux souligner la fixité du regard : deux points presque blancs, avec une nuance dorée, flamboyaient dans un visage anguleux. Les avant-bras, repliés et croisés, étaient dénudés, maigres. Les mains s’agrippaient aux épaules. On devinait, sous la robe noire, un corps décharné.

C’était le portrait d’une morte dont seuls les yeux vivaient encore.

Qui était-ce ? Fille, sœur, ou bien mère ou épouse dans leur jeune âge ?

À moins qu’elle ne fût qu’une inconnue entrée par hasard dans la vie de Déméter, leurs regards s’étant croisés. Elle, immobile dans la vitrine de la galerie qui se trouve rue des Écoles, en face du Collège de France ; lui, venant d’achever son cours et se dirigeant d’un pas lent vers la rue des Bernardins où il demeurait, et tout à coup arrêté net par ces deux points brillant comme des étoiles dans un ciel couleur de cendre.

J’ai longuement sondé ce visage, puis je me suis levé et, sans hésiter, j’ai retourné le cadre comme si j’avais su qu’une indication figurait sur l’un des montants ou sur la toile. Et j’ai lu, écrit à l’encre noire, sur la partie horizontale du cadre : « Marie, l’année de sa mort », suivi d’un point d’interrogation. Et sur l’un des montants verticaux, ces mots ajoutés plus tard, l’encre et la graphie étant différentes : « Le peintre n’est pas le tueur. Le criminel, c’est moi qui n’ai pas su, par égoïsme, empêcher la lente agonie de celle à qui Dieu m’avait permis de donner la vie. »

Celle que j’ai appelée depuis lors la « Pauvre Décharnée » n’était donc pas une inconnue pour Paul Déméter, mais l’être dont il était sans doute le plus proche.

Je suis revenu m’asseoir à sa place et, sur le petit carnet que j’entame à chaque nouvelle enquête et que je clos seulement quand je crois avoir démasqué le coupable, j’ai écrit : « Marie Déméter ? La jeune morte, la fille de Paul Déméter. »

Je suis resté là alors que le soir tombait ; j’ai déplacé les dossiers, défloré les premières pages des manuscrits qu’ils contenaient.

J’ai tenté de comprendre les projets de Déméter.

Un dossier était consacré à l’Apocalypse de Jean, un autre à la guerre des Paysans en Allemagne lorsque, au xvie siècle, guidés par un moine hérétique, Thomas Münzer, ils avaient brûlé les châteaux, empalé les seigneurs, violé les épouses. Mais Déméter allait aussi de la première croisade à Auschwitz, et parfois une phrase en rouge, soulignée, au lieu de m’éclairer, me laissait perplexe.

« Saisir le lien, écrivait-il ainsi, de l’Apocalypse de Jean à la mort de Marie. La descendance de la Bête ? Sa présence éternelle, l’autre face de Dieu ? Mort et résurrection : faut-il laisser mourir pour connaître l’aube resplendissante de la résurrection ? »

J’ai rouvert le grand cahier à la rouge couverture entoilée et scandé à voix haute les versets pour me persuader que je n’étais pas enseveli dans cette maison de l’Apocalypse, que Paul Déméter et la « Pauvre Décharnée » ne m’avaient pas entraîné avec eux.

« Je sais tes œuvres, ton travail et ta résistance, ai-je lu, et que tu ne peux supporter les mauvais. Tu as éprouvé ceux qui se disent apôtres, et ils ne le sont pas, et tu les as trouvés menteurs.

« Mais j’ai contre toi, que tu as laissé, ton premier amour.

« Et je sais où tu habites, là où est le trône de Satan. »

Paul Déméter avait ajouté d’une écriture écrasée, aux lettres déformées, que j’avais eu du mal à déchiffrer :

« L’Apocalypse de Jean dévoile la vérité de ma vie. Puis-je y survivre ?

« Verset 6 du chapitre IX : “En ces jours-là les hommes chercheront la mort et ne la trouveront pas, ils désireront mourir et la mort les fuira.”

« Jusqu’à quand ? »

Contrairement à ce que croyait Vassilikos, Déméter ne pouvait être un impie.

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