27

Les yeux me brûlent.

La nuit s’est immiscée dans la pièce et me noie. Je ne peux plus lire. J’ai l’impression d’être recouvert par une eau croupie qui m’aveugle.

J’écrase mes paumes contre mes paupières. Les larmes qui en coulent jusque sur mes joues sont des gouttes de soufre ardent.

Je referme le livre qui se clôt sur le testament de saint François d’Assise.

Ce Poverello a osé se mettre nu devant les hommes, avouer ses faiblesses, vivre d’aumône. Il m’a ému. J’ai célébré avec lui la beauté de la Création. J’ai écouté son chant, sa prédication. Je l’ai entendu parler aux plus humbles des hommes et aux plus chétifs des oiseaux.

Et maintenant, quoi ?

François d’Assise m’a conduit là, au bord de cet étang de feu. Comme tous les autres prêcheurs, il ne parle plus d’amour, mais de souffrance et de mort.

Mais quel fidèle du Christ pourrait emprunter un autre chemin que celui du Calvaire qui mène à la Crucifixion ?

Dieu fait homme est mort, comme Marie, ma fille.

Il est ressuscité ! Gloire à Dieu ! Mais elle, ma malheureuse décharnée, où est-elle ?

On a livré son corps aux flammes. Je n’ai pas voulu assister à son incinération.

Alors, résurrection ?

Dans cette nuit qui me recouvre, le doute m’étouffe et me noie.

Je me lève en prenant appui sur le rebord de ma longue table.

J’effleure les livres entassés, ceux que Monseigneur Skiathos m’a prêtés et ceux dont les auteurs ne me quittent jamais. Je les ai suivis depuis l’adolescence. Leurs pas sont devenus les miens. Je connais chacun de leurs mots. Ils éclairent la nuit, mais eux aussi – toi, Dante, toi, Dostoïevski, et ceux qui vous ont inspirés, Eschyle, Sophocle – attisent le brasier du châtiment et de la culpabilité.

Je quitte la bergerie.

Il fait froid et mes larmes redoublent, brûlantes.

J’arpente le cimetière attenant à la maison. Je me heurte aux pierres tombales. Je me souviens de ces mots de feu :

Per me si va nella città dolente

Per me si va nell’eterno dolore

Per me si va tra la perduta gente

Lasciate ogni speranza voi ch’entrate…

Les mots de Dante me viennent en désordre. Je m’agrippe à la tunique bleue du poète.

C’est Virgile qui nous guide, et nous traversons les cercles de l’Enfer.

Là, dans la fosse, les pécheurs sont enlisés dans leurs excréments.

Ils sont la proie d’un fleuve de sang bouillant.

Ceux qui tentent d’émerger, qui luttent pour échapper aux excréments et aux flammes, sont blessés par les flèches que décochent des centaures qui les contraignent à s’enfoncer davantage dans la souffrance et l’horreur.

Parmi ces pécheurs, il y a les violents qui ont exercé leur furie contre eux-mêmes : les suicidés.

Marie, ma décharnée, ma fille abandonnée, est parmi eux, vouée par Dante aux souffrances éternelles.

Que puis-je maintenant pour elle et pour moi, son assassin ? Prier ? Supplier ?

Je me laisse tomber sur le bord d’une sépulture. Le froid me tranche la nuque alors que mon âme est en feu.

Je voudrais être l’un de ces flagellants qui s’en allaient de ville en ville, annonçant la fin des temps, écoutant la prédication de celui qu’ils avaient choisi pour Maître et pour Père.

Ils croyaient à la prophétie de Joachim de Flore clamant le règne imminent de l’Évangile éternel : le nouvel âge devait commencer en 1260.

Il serait précédé de signes, de persécutions, de massacres. Dans l’attente du royaume de Dieu, il fallait se punir, souffrir.

Les flagellants se frappent le dos, le torse. Ils se fouettent avec tant de fureur que leur peau se déchire, leur corps n’est plus qu’une plaie.

Ils partagent les souffrances du Christ, dont le corps a été ensanglanté par le fouet des légionnaires du procurateur Pilate.

Ils traversent des contrées ravagées par la peste et la famine. Les morts sont aussi nombreux que les arbres déracinés par la tempête.

Ils croient que la fin des temps est proche et leurs coups se font plus rageurs. Ils se frappent entre eux deux fois par jour. La nuit, ils se châtient seuls, espérant qu’au terme de ce sanglant pèlerinage un jour nouveau se lèvera sur un monde purifié.

Je les entends qui crient, qui prient, puis s’éloignent.

Dieu, pourquoi faut-il traverser les cercles de l’Enfer avant d’atteindre le Paradis ?

Me sera-t-il donné de connaître la Vita Nova ?

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