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Apocalypse et Espérance
II
« Mais j’ai contre toi que tu as laissé ton premier amour. »
Apocalypse de Jean, II, 4.
Je regarde les hommes, ils sont mon miroir.
Combien, parmi eux, parmi nous, écoutent la parole de Dieu telle que Jean la rapporte dans l’Apocalypse ?
Le Seigneur dit au chapitre II, verset 10 :
« Sois fidèle jusqu’à la mort et je te donnerai la couronne de vie. »
Qui se soucie de la fidélité ? À ceux qui lui ont donné la vie, à ceux auxquels il a donné la vie, à ses proches, à ses frères des premiers jours, à ceux avec qui il a partagé ses illusions, son enthousiasme.
Mais les humains se séparent, se trahissent, s’abandonnent, courent derrière leur liberté absolue, ce mirage, et, lorsqu’il se dissipe, ils sont seuls, au milieu du désert. Ils jaugent leur vie et implorent, bras tendus, afin qu’un homme ou une femme s’avance et vienne à eux.
Mais personne.
Ils entendent alors la voix qu’ils n’ont jamais écoutée et qui leur dit :
« J’ai contre toi que tu as laissé ton premier amour. »
Je ne suis qu’un homme seul parmi la multitude.
Je me souviens de cette nuit d’été, sur la plage, où j’ai serré pour la première fois le corps d’une femme. J’étais une momie échappée de son sarcophage, débarrassée de ses bandelettes et qui aimait au rythme du ressac.
J’ai oublié celle qui m’avait donné la vie, elle, ma mère, qui m’attendait, mains enserrant son visage, et parfois elle ne pouvait s’empêcher de tirer sur ses cheveux afin que son angoisse devienne douleur. Quand je suis rentré, à l’aube, elle a insulté la jeune femme avec qui j’avais passé la nuit et qu’elle accusait – elle parlait comme Jean dans l’Apocalypse – de s’être convertie à la prostitution.
Elle a crié :
« Et ses enfants, je les tuerai à mort ! »
C’est écrit au chapitre II de l’Apocalypse, verset 23. Moi, oublieux de ce que je lui devais, aveugle à son inquiétude, je l’ai giflée pour qu’elle cesse de divaguer, qu’elle reprenne ses esprits, qu’elle sache que cette nuit-là était pour moi celle de la rupture avec elle, de la grande et criminelle infidélité.
Après ce premier coup, je n’ai plus cessé de frapper ceux qui m’avaient donné la vie et celle à qui j’avais donné la vie, Marie, ma décharnée.
J’ai trahi ma mère et ma fille. Et tant d’autres.
Les hommes sont si fiers de défaire les liens d’amour et d’amitié.
Ils courent vers la liberté, la poursuivent, saccagent tout autour d’eux dans leur hâte de jouir.
Ils font de même avec leur terre et les êtres qui la peuplent. Ils l’éventrent, la pillent, en dévorent les espèces.
Ils abattent les arbres, épuisent les sources, égorgent les agneaux dont ils se repaissent.
Ils ont renié leur premier amour et, comme je l’ai fait, ils ne cessent plus, au long de leur vie, de rompre avec chaque fois la volonté et l’espoir de saisir à pleines mains, à plein corps cette liberté qui les obsède.
Ils ne savent pas que seuls les liens acceptés garantissent la paix. Que seuls les regards d’autrui peuvent insuffler joie et vie.
Mais ils ignorent le mot « amour ». Ils sont forts d’avoir giflé leur mère et se précipitent dans les bras de la femme qui leur a donné du plaisir.
Mais celui-ci se tarit vite et l’étreinte devient prison, la jouissance s’enfuit et ne reste que l’ennui de la répétition.
Alors ils trahissent à nouveau et l’engrenage qui les entraîne tourne de plus en plus rapidement.
Au bout il y a le désert, et, pierre parmi les pierres, le corps d’un enfant qu’ils ont laissé mourir.
Je reconnais là Marie, ma fille décharnée.
Et j’entends le verset 23 du chapitre II de l’Apocalypse de Jean :
« Et les enfants, je les tuerai tous ! »
La prophétie se réalise.
La terre devenue désertique s’ouvre et une déferlante d’eau noire surgit de l’abîme.
La mort de Marie, la solitude de chaque humain, muet, aveugle parmi ses frères et sœurs, annoncent la fin des temps.