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J’ai revu Claudia Romano et mon cœur a obstrué ma gorge, ses battements ont résonné dans ma tête, j’ai senti le sang affluer à mes joues.

Je n’ai pas voulu admettre aussitôt que je n’avais été qu’un vieil homme que trouble le corps d’une jeune femme. Avec l’habileté et l’hypocrisie d’un roué, j’avais dissimulé mon désir, ma vanité en évoquant la grâce, l’Esprit saint, la résurrection.

Allons donc !

Je ne m’en suis pas moins approché de Claudia, mais elle a détourné la tête, s’est mise à rire avec l’insolence et l’indifférence cristallines de la jeunesse. Elle a embrassé Wessermann et Boyon, Moralès et Natakis, elle a rejoint Rosa Berelowicz et Louis Veraghen, et elle a même osé prendre le bras de ce dernier, ce barbon que ne dérangeait pas le sens du ridicule.

Quant à moi, je l’avais.

Mes illusions se sont dissipées comme l’arc-en-ciel par jour de grand orage, quand après l’éclaircie reviennent les ténèbres et que la nuit obscurcit le plein midi.

Je suis rentré à la bergerie. Personne ne s’est soucié de moi. L’angoisse et la honte m’ont envahi. J’avais usé de tous les stratagèmes pour trahir Marie, tenter d’échapper à ma culpabilité ; j’avais oublié que celui qui s’avance vers l’autre, poussé par le désir ou, comme je l’avais cru, par l’élan de l’amour, n’embrasse que le vide, car la vie se dérobe, la mort l’entraîne, et même si l’on a succombé, joui dans le grand incendie de la chair, on se retrouve toujours seul.

Et il faut alors affronter le regard fixe et blanc de Marie, ma fille morte.

Je n’ai pu échapper à cette confrontation.

Puis je me suis enfui pour me terrer dans la bibliothèque du monastère Haghios Ioannis Théologos.

Là, j’ai chevauché des jours durant aux côtés de Joachim de Flore, ce fils de notaire calabrais qui, au milieu du xiie siècle, vêtu de beaux atours, s’en était allé servir comme page à la cour du roi Roger II de Sicile.

Élancé, maniant l’épée avec l’agilité d’un danseur, chaque fois qu’il bondissait ses longues boucles blondes auréolaient son visage. Il séduisait. Grisé par le vin, les parfums, il aimait le foisonnement de la soie, la douceur d’un regard de femme quand il se posait sur lui, s’y attardait, sollicitait qu’il présentât son bras pour entraîner la jeune enamourée dans la danse. Il priait à la manière des courtisans, ceux dont le sang bout de certitudes et de désir.

Puis le roi Roger l’a chargé de se rendre à Constantinople pour transmettre à l’empereur byzantin un message du souverain de Sicile.

Et ce fut enivrant pour Joachim de Flore et son compagnon de voyage, un sage ermite, André, que de traverser l’Europe, de chevaucher par les forêts, le long des fleuves, de découvrir aussi ces foules de mendiants, cette multitude de pauvres aux corps déformés, souvent aveugles, tous tendant la main pour recevoir l’aumône tout en serrant dans l’autre un bâton noueux lourd comme un gourdin.

Les prières quotidiennes furent alors récitées par Joachim de Flore d’une voix chaque jour plus sourde, comme voilée.

Quand enfin ils atteignirent Constantinople, une brume noirâtre recouvrait la ville, pareille à l’exhalaison d’un immense corps en décomposition.

Ils franchirent les remparts et l’odeur de chairs pourries les saisit à la gorge. Constantinople n’était plus qu’un charnier. La peste avait fauché à grands coups mendiants et ministres, débauchés et hommes sages, nouveau-nés et femmes, chevaliers vigoureux et vieillards déjà au bord de la tombe. Elle avait fait s’enlacer les corps noircis dont les organes gonflés crevaient comme des outres à la chaleur. Les cadavres gisaient dans les rues, à l’entrée des maisons ; certains étaient penchés à leur fenêtre comme si la mort les avait frappés au moment où ils avaient voulu fuir, prêts à s’élancer et à se tuer pour cesser d’agoniser.

Joachim de Flore s’était immobilisé devant le palais impérial de cette ville somptueuse qui n’était plus qu’une fosse commune où le fléau avait jeté une grande partie de la population.

Le beau jeune homme blond, le page du roi de Sicile découvrait tout à coup que la vie n’était pas une fête, mais un abîme dont on essayait d’oublier qu’il s’ouvrait au bout de la route, quoi qu’on fît. On pouvait tout au plus tenter de s’agripper, fermer les yeux, mais l’effroi enfonçait ses griffes dans le corps, la panique faisait lâcher prise et il ne restait plus qu’à hurler ou à prier Dieu pour qu’Il vous entende.

Joachim était confronté au charnier comme j’avais été face à Marie martyrisée, morte.

Mais il était d’une autre trempe. Il était déterminé, alors que j’étais écartelé entre la raison et la foi, le doute et la croyance.

Il avait déchiré ses vêtements de cour, jeté ses armes de chevalier, ôté ses chaussures et revêtu un habit de bure. Il avait demandé à André de couper les boucles blondes qui lui tombaient sur les épaules. Elles avaient été la parure et le blason de sa vie de courtisan et de séducteur.

Fini, cela !

Il avait été, sous les remparts de Constantinople, un jeune gentilhomme italien avide de plaisirs, orgueilleux de sa beauté, de son rang, de son destin. Il n’était plus qu’un mendiant en haillons, aux cheveux ras, décidé à se rendre en pèlerinage à Jérusalem sur le tombeau de Celui qui avait choisi de mourir comme un homme, par le supplice de la croix, afin qu’on sache que Dieu peut vaincre la mort et offre aux mortels la résurrection.

Joachim de Flore incarnait ainsi l’Apocalypse et l’Espérance, et n’était-ce pas cette dualité que je voulais précisément exprimer ?

Mais j’avais été aveuglé par un corps de jeune femme, cet élan de l’amour, cet arc-en-ciel, et j’avais oublié que la mort n’est vaincue que par Jésus, homme, fils de Dieu et Dieu.

Je n’ai pas eu le courage de quitter Patmos, de devenir l’un de ces pèlerins qui s’en vont à la rencontre de la misère du monde pour expier leur avidité, tenter d’apporter leur aide et leur compassion à des peuples affamés déjà jetés au fond de l’abîme.

Dans la solitude de la bibliothèque du monastère, je me suis borné à continuer de suivre Joachim de Flore.

J’ai traversé avec lui des déserts.

La chaleur brûlait les chairs, la soif gonflait la langue qui se transformait en boule râpeuse obstruant la gorge. Joachim étouffait. Parfois, il s’enterrait à demi dans le sable pour y trouver un peu de fraîcheur.

Il atteignit ainsi les confins de la Syrie et entraîna son compagnon dans les lieux les plus reculés, là où se tiennent des ermites qui vivent dans l’abstinence, le jeûne et la pénitence. Et il fut tenté de rester auprès d’eux, dont la vie se desséchait dans la prière et la communion.

Joachim les a longuement observés. Leur isolement, leur ascétisme n’étaient pas refus du monde, mais volonté de s’enfoncer dans le mystère de la vie pour atteindre au cœur des choses sans être distrait par les vaines querelles qui retiennent l’attention des hommes.

Ici, au désert, pas de lutte pour l’accumulation des richesses et la conquête du pouvoir, mais le dépouillement et l’acuité de la pensée, la méditation sur les textes, les enseignements de Dieu.

Pour Joachim de Flore, c’étaient des hommes semblables à saint Jean l’Évangéliste qui avait dicté, dans la grotte de Patmos, l’Apocalypse.

Quittant le monastère Haghios Ioannis Théologos, je m’arrêtais devant l’entrée de la grotte. J’imaginais Jean dictant à Prochoros, puis regagnais ma bergerie et restais seul dans la pénombre, méditant ce que j’avais lu, impatient de connaître la suite du destin de Joachim de Flore.

Je le retrouvais le lendemain matin.

Il traversait le désert, s’enfonçait dans la vallée du Jourdain. Enfin, alors que l’épuisement ralentissait sa marche, il découvre Jérusalem la Sainte.

Il trouve la force de courir, pèlerin éperdu, jusqu’au Saint-Sépulcre. Il s’agenouille en chacun des lieux où le Christ a prêché, vécu, souffert. Ici, Jésus a été fouetté. Là, il a été écrasé sous le poids de la Croix. Là encore, sur cette colline du Golgotha, on l’y a cloué comme un brigand tandis qu’au pied de la Croix Jean se tenait auprès de Marie.

Joachim de Flore voit et touche ces pierres, ce sol, ce mur contre lequel le Christ s’est appuyé.

Il entre dans le jardin des Oliviers, caresse du bout des doigts l’écorce des arbres dont le feuillage frissonne comme dans la nuit de la trahison de Judas. Dans l’église du Saint-Sépulcre, il est enveloppé par une lueur aveuglante cependant qu’un ange lui ceint les reins.

Joachim a compris d’emblée que Dieu lui ordonne de se vouer à la chasteté. Car l’homme, qui commence sa vie par la chair, dans la chair, doit s’élever jusqu’à l’Esprit, dernier âge de l’histoire du monde, quand les vérités seront révélées.

On atteindra ainsi le septième âge de l’Humanité.

Et ce sera le temps de la Résurrection.

Sans la résurrection, il n’y a pas d’amour, seulement l’illusion qui conduit à l’abîme, puisque l’être aimé est voué à l’éternelle disparition.

La femme que l’on veut enlacer, le frère que l’on désire embrasser deviennent, au moment où on leur ouvre les bras, deux tas de poussière.

Toute vie sans résurrection n’est que lèpre, corps voué à la peste.

Si je ne veux pas désespérer, il faut que Marie, ma décharnée, ma victime, soit un jour ressuscitée.

Espérance !

Je prie.

Je voudrais que me pénètre la certitude de la résurrection de Marie, qu’ainsi la blessure toujours ouverte de sa mort – mon apocalypse – soit guérie par l’Espérance en la bonté de Dieu qui rappellera à la vie les corps engloutis.

Je m’imagine apaisé, mais Joachim de Flore l’était-il, lui qui, rentré en Italie, parcourant les forêts de Calabre, y devient ermite, puis s’enferme dans l’impérieuse règle monastique qui martyrise le corps, plie et exalte l’âme ?

Il prêche, annonce la fin des temps, l’Apocalypse. Et je relis après lui le chapitre XX dicté par Jean, ici, dans la grotte de Patmos, à quelques centaines de pas de cette bergerie qui est devenue mon ermitage, mon lieu de prière et de souffrance, d’espérance et de doute.

Je scande les versets, je veux que la rumeur des mots étouffe ma pensée, ensevelisse mes doutes.

« J’ai vu un grand trône blanc… Et j’ai vu les morts grands et petits se tenir devant le trône, et on a ouvert des livres. On a aussi ouvert un autre livre, celui de la vie. Et on a jugé les morts selon leurs œuvres d’après ce qui a été écrit dans les livres.

« Si quelqu’un n’était pas trouvé inscrit dans le Livre de la vie, on le jetait dans l’étang de feu. »

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