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Ces versets de l’Apocalypse de Jean sont devenus mes prières quotidiennes.

Je les murmure tout en déambulant sous les oliviers.

Pour les bergers, les paysans, et même les prêtres des deux monastères voisins de la grotte, je suis le professeur français à l’esprit égaré. On me salue avec compassion, souvent avec crainte. Je suis peut-être possédé par le Diable. Monseigneur Skiathos, un jour, m’a rapporté en souriant que certains prêtres priaient pour m’arracher aux griffes de la Bête, tandis que quelques-uns voulaient plutôt qu’on chasse « Déméter le fou », capable de commettre des sacrilèges dans la chapelle et le cimetière contigus à la bergerie.

J’ai écouté Monseigneur Skiathos, puis écarté les bras en signe d’impuissance ou de fatalisme. Paternel, Skiathos m’a rassuré : « Nous prions pour vous. »

Je n’ai rien changé à mes promenades ni à mes supplications.

Je m’arrête devant l’entrée de la grotte et tente d’imaginer la vie enfouie de Jean et de Prochoros, il y a de cela deux millénaires ; l’effroi qui a dû saisir Jean quand il voyait et entendait Dieu. Puis, en transes, il dictait à Prochoros ses prophéties et racontait ce qu’il venait de vivre, ses visions.

Et Prochoros consignait ses récits.

Je m’éloigne, longe les murs du petit monastère et m’approche à chaque fois de cette niche vide encadrée par des colonnes de marbre.

Un jour de pillage, les vautours turcs ont dû desceller et emporter la statue qui s’y trouvait. Il m’est arrivé de me glisser dans cette niche et d’y demeurer immobile, les yeux fermés, sentant sur mes épaules la pression de la pierre, et d’être ainsi enserré par elle me rassurait.

Le plus souvent, je prie longuement devant cette cavité, ce tombeau vertical, comme si le corps blessé de Marie se dressait devant moi dans ce cercueil de pierre.

J’implore :

« Dieu, notre Père, puisque Tu es vivant dans les âges des âges,

« Puisque Tu as la clé de la Mort et que Tu es le maître de l’invisible Hadès qui règne sur le monde des défunts,

« Dieu, notre Père, Toi qui es l’alpha et l’oméga, la fin et l’origine, prends-moi, conduis-moi aux Enfers, ne me laisse pas vivre avec cette plaie du remords, ce cancer qu’est la perte de ma fille Marie.

« Dieu, notre Père, je veux la rejoindre.

« Jette-moi dans l’étang de feu et de soufre afin que j’y sois tourmenté jour et nuit, dans les âges des âges. »

Je n’ai pas été exaucé et vis donc à Patmos une partie de l’année.

Je me terre dans ma maison, j’écris, lis, médite. Je sais que je mets en scène avec complaisance ma douleur, mon remords, ma culpabilité, et qu’on se moque, qu’on me traite d’égaré.

J’en fais l’aveu, il m’importe peu.

Je m’agenouille devant le portrait de Marie et me perds dans le gouffre de ses yeux.

Cette île est mon origine. Ici, l’Apocalypse m’a terrassé. Chaque jour, ma promenade sous les oliviers est un pèlerinage.

Je vais à Jean, l’écoute, le récite.

Je suis comme Prochoros, son scribe.

L’été, je réunis à Patmos quelques étudiants dont je dirige les recherches.

Louis Veraghen, qui fut mon collègue, se joint à nous. Je le hais et il me fascine. Je me sens lié à lui comme Caïn l’est à Abel. Je le crains et attends sa venue avec impatience, peut-être parce qu’il fouaille mes plaies, que ses ricanements, ses questions me déchirent comme feraient les dents d’une hyène.

Je déteste son avidité, son plaisir de vivre, la manière dont il prend par le bras Claudia Romano ou Rosa Berelowicz, les entraîne en les forçant à se serrer contre lui.

Vue de dos et de loin, sa silhouette est celle d’un jeune homme fluet et agile. Mais je me plais à attendre qu’il se retourne pour constater qu’il n’est qu’une poupée maquillée, ridée, cherchant en vain à faire illusion avec ses cheveux mi-longs, sans doute teints, dont les racines blanches réapparaissent en fin de séjour.

Lorsque, avec affection et non sans un brin de dérision, les étudiants l’appellent le « Vieux », j’ai l’impression qu’il va leur sauter à la gorge. Il les assassine du regard, le corps raidi, et, lui qu’on avait cru jusque-là distrait, il sape en quelques phrases leurs raisonnements, leurs hypothèses, toutes les conclusions d’une année de séminaire.

« Pauvres petits cons ! leur lance-t-il. Vos exposés ne sont que de la boue, de la bave, de la merde ! »

Implacable, il parle jusqu’à ce qu’ils rendent les armes, pantelants, accablés et admiratifs. Et tous lui font allégeance, citent ses travaux, reconnaissent son autorité. Il se rengorge, gonflé de vanité, leur conseille de lire son dernier livre consacré à L’Inépuisable Actualité de la philosophie platonicienne.

Il rit : « Appelez-moi donc le Vieux Platon ! » Et, tendant le bras vers moi, il ajoute : « Laissez tomber notre saint Paul et ses fariboles. Historien chrétien, c’est antinomique : un oxymore ! »

Il clame qu’il est athée, parce qu’être philosophe c’est oser regarder en face le néant, refuser de se perdre dans les labyrinthes de l’exégèse, brûler tous ces textes qui ne sont que des fables perpétuant la superstition.

« L’Apocalypse ? Tout simplement les divagations d’un vaincu, l’écho de la réalité du monde au premier siècle de notre ère. »

Il m’interpelle, me provoque.

« Le concept d’ère chrétienne, dit-il, n’est qu’une mystification, une connerie. Les événements, leur chronologie sont incertains. Et comment accepter le récit des miracles, le délire de la résurrection ? Il faut lire Suétone, Tacite, Sénèque, Marc Aurèle, et non les évangélistes, ces fabulateurs qui écrivent un demi-siècle après la crucifixion du Christ. Qui peut d’ailleurs affirmer qu’il a été crucifié ? Parlez-moi des six mille esclaves cloués entre Capoue et Rome, le long de la Via Appia, pour avoir suivi Spartacus. Lisez Flavius Josèphe et sa Guerre des Juifs. Quand, dans son texte, on découvre le Christ, on a tout lieu de penser qu’un moine faussaire, des siècles après, a introduit sa fable dans le plus grand livre d’histoire du premier siècle… »

D’un geste du bras, Veraghen balaie les Évangiles, l’Apocalypse, les Épîtres, les Actes des Apôtres , l’Ancien Testament : « Avec ces livres-là, on alimente et calme à la fois la folie et l’aveuglement des hommes », résume-t-il.

Lui ne connaît que la guerre des esclaves contre les maîtres, des serfs contre les seigneurs, des ventres creux contre les ventres dorés ou pourris, et la lutte des humains pour s’emparer du monde et domestiquer la nature.

Ces deux guerres-là, dit-il, s’entremêlent et ne cesseront qu’avec la fin de l’homme, à moins que les multitudes ne créent enfin cette Cité du Soleil à laquelle rêvait Tommaso Campanella.

Mais ce moine calabrais a passé la plus longue partie de sa vie en prison, l’Église préfère l’obscurité de la grotte de l’Apocalypse à la lumière solaire.

Veraghen se penche, pose la main sur mon épaule :

« Rome sanctifie Paul de Tarse, continue-t-il, cet homme qui n’a cessé de lapider son prochain : d’abord le chrétien, puis, quand il a changé de camp, le juif resté fidèle à sa foi.

« Un fou de pouvoir, voilà ce qu’est Paul : un révolutionnaire sans scrupule, le Lénine du christianisme, un Romain aussi cynique que César ! »

J’écoute sa voix nasillarde, arrogante, sûre d’elle-même. Assis au milieu du cercle que nous formons, Veraghen soliloque, me provoque, quête des yeux l’approbation des autres, propose que nous évoquions à présent les espérances de tous ces chrétiens persécutés, schismatiques et hérétiques qui voulurent bâtir ici et maintenant la Cité du Soleil, donc ne pas se contenter d’un paradis illusoire, cette drogue du mensonge qu’on inocule depuis l’origine des temps aux pauvres schizophrènes que nous sommes, passant notre vie à fuir la mort alors que nous courons au-devant d’elle.

Veraghen me vole les thèmes que j’ai suggérés il y a longtemps déjà. Il s’en empare, les détourne et les pervertit. Il les réduit à des épisodes de la guerre des classes alors que je découvre en moi, en chacun de nous, la présence du Mal, l’œuvre destructrice de la Bête, cette puissance maléfique qui frappe et se repaît des Justes.

Marie est morte avant d’avoir vécu, et je suis en vie. Voilà le scandale ! La preuve que Satan s’est échappé de l’abîme qu’un ange avait pourtant fermé et scellé.

Et c’était là prophétie du Christ-Dieu.

Jean l’Évangéliste la rapporte dans l’Apocalypse lorsqu’il dicte ce verset à Prochoros :

« À la fin des mille ans, Satan sera délié de sa prison. »

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