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Apocalypse et Espérance
VI
« Quand il a ouvert le cinquième sceau, j’ai vu sous l’autel les âmes de ceux qui ont été égorgés à cause de la parole de Dieu et à cause du témoignage qu’ils portaient. »
Apocalypse de Jean, VI, 9.
Enfin seul !
Leur bruyante gaieté m’oppressait et, quand ils ont décidé de se rendre au grand bal de l’Assomption, organisé comme chaque année sur le quai principal du port de Skala, j’ai éprouvé un sentiment de délivrance.
Aucun n’a essayé de me convaincre de les accompagner.
Seule Claudia Romano, la tête penchée, les cheveux couvrant son épaule droite, m’a regardé avec insistance. Peut-être voulait-elle m’inciter à me joindre à eux ? Mais Vangelis Natakis lui a pris la main et l’a entraînée.
N’est resté autour de moi que le silence, que déchiraient parfois quelques notes aiguës portées par la brise de mer.
J’ai marché jusqu’à cette terrasse plantée de citronniers d’où l’on aperçoit les maisons cubiques de Skala collées les unes contre les autres.
J’ai vu les guirlandes multicolores. Je les ai imaginées tendues entre la façade de l’hôtel Xénia et les mâts qu’on avait dressés près des estrades.
On dansait sous le chapiteau. On célébrait la Vierge Marie enlevée, montée au ciel.
Ma fille Marie, ma décharnée, avait elle aussi été emportée, mais dans quel Enfer, dans quel étang de soufre et de feu ?
J’ai quitté la terrasse odorante et, à chaque pas qui me rapprochait du petit cimetière vers lequel, sans l’avoir décidé, je me dirigeais, la souffrance et le désespoir m’ont de nouveau étreint.
Ce n’étaient plus les rires et les voix qui m’accablaient, mais ce silence dont j’avais souhaité la venue et qui maintenant m’étouffait.
Hélas, j’étais seul.
Je me suis assis sur l’une des tombes ensevelies sous les herbes emmêlées.
Je me suis souvenu du verset 9 du chapitre VI de l’Apocalypse de Jean.
Marie était-elle une « des âmes de ceux qui ont été égorgés à cause de la parole de Dieu et à cause du témoignage qu’ils portaient » ?
J’ai prié pour qu’elle l’ait été, que la lame qu’elle avait tournée contre elle n’ait point été celle du sacrilège, mais du sacrifice.
J’ai pensé une nouvelle fois que l’unique manière de vivre la mort était de l’offrir en sacrifice, d’en accepter le mystère et d’espérer la résurrection, cette communion de tous les corps, de toutes les âmes.
Je me suis levé et j’ai déambulé entre les tombes.
Comment ne pas se sentir lié à cette semence humaine, à toutes les espérances englouties ?
Pouvait-on admettre qu’elles aient été anéanties, que leurs prières et leurs amours aient été vains ?
J’entre dans la grande pièce de la bergerie.
Je pose le livre devant moi. Je sens le regard de Marie qui me transperce.
Je lis à haute et lente voix :
« Et j’ai vu quand il a ouvert le sixième sceau, et ç’a été une grande secousse, le soleil a été noir comme un sac de crin, la lune entière a été comme du sang.
« Les étoiles du ciel sont tombées sur cette terre comme un figuier secoué de grand vent jette ses figues vertes. »
Je ferme les yeux, pose ma tête sur le livre comme un homme qui attend le coup qui va trancher sa nuque, et qui s’offre en sacrifice pour racheter son crime.
« Car il est venu, le grand jour de la colère, et qui peut tenir debout ? »