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Claudia est revenue le surlendemain.
Elle est restée campée devant moi qui lisais, assis sur la pierre plate devant ma bergerie.
Elle a croisé les bras. Elle ressemblait ainsi à une statue impérieuse au visage si lisse, aux traits si purs qu’ils en étaient presque inexpressifs, et c’était cette impassibilité qui m’attirait.
Je me suis souvenu de la peau soyeuse et cependant marmoréenne de son corps, de la perfection de ses formes, de la lenteur avec laquelle elle bougeait, comme si elle appartenait à un monde que régissait un autre battement du temps.
Certes, je l’avais pénétrée brutalement, je l’avais fait se cambrer, elle avait gémi. Mais je la ressentais pourtant comme inaccessible. J’ai eu la tentation de m’agenouiller devant elle, de lui entourer les cuisses de mes bras, de poser ma tête contre son sexe, de mendier un peu d’attention. J’étais prêt, pour obtenir cette aumône, à implorer son pardon.
J’étais coupable d’être écrasé par mon passé et par cet âge qui m’entravaient, par ce deuil de Marie qui jamais ne prendrait fin.
J’étais coupable de tous ces remords que je n’arrivais plus à chasser ni à contenir.
J’étais coupable d’être écartelé entre ma quête de la foi, ma volonté de contraindre mon corps, ma fascination pour ceux qui se flagellaient, et mes désirs qu’elle avait fait renaître, auxquels j’avais succombé.
Elle m’avait comblé, m’avait donné l’illusion d’une résurrection, et j’en étais plus désespéré encore.
Assis sur ma pierre, j’ai gardé la tête baissée pour échapper à mon désir de l’enlacer, de l’aimer. Immobile, je voulais me persuader que tout ce que j’éprouvais pour elle était vain.
J’ai murmuré : « Trop tard. »
M’a-t-elle entendu ? A-t-elle cédé à la compassion ?
Elle a fait un pas, s’est assise près de moi dans le soleil, mais elle a veillé à ne pas m’effleurer et je n’ai pas tenté de me rapprocher d’elle.
J’ai tendu le bras vers l’horizon, vers cette mer éblouissante, sans limites, recouverte d’écailles vibrantes.
Dans le creux de la rade, au pied de la colline, s’entassaient les maisons cubiques et blanches du port de Skala.
« La Cité du Soleil », ai-je dit.
Le titre du livre du dominicain Tommaso Campanella s’était tout à coup imposé à moi et je me suis mis à parler de cet homme au visage massif, à la peau épaisse et rugueuse, aux grosses verrues qui l’enlaidissaient, au regard exprimant détermination et obstination.
Il était né en 1568 en Calabre, dans le petit village de Stilo. J’avais vu, sur la place de Stilo, la statue de ce fils de pauvres gens aussi démunis et analphabètes que l’avaient été les parents de Thomas Münzer.
Mais alors que Münzer, clerc dans le siècle, avait soulevé les paysans et pris la tête de leur révolte, Tommaso Campanella était resté au sein de l’Église, au bord de l’hérésie, et n’avait pas manié le glaive, mais trempé sa plume dans la colère et le rêve.
Mort en 1639, il avait décrit dans les premières années du xviie siècle une principauté idéale, cette Cité du Soleil, livre que j’avais lu pour la première fois à Patmos, nombre d’années auparavant.
Je me suis levé, posant un instant la main sur l’épaule de Claudia. Elle s’est aussitôt raidie. Je me suis éloigné en lui expliquant que j’allais chercher un livre essentiel dont je souhaitais lui parler, une édition rare de la Civitas Solis, l’utopie, la rêverie de Campanella. Il me fallait attiser sa curiosité, recréer un lien entre nous, percer cette indifférence qu’elle manifestait désormais et que je devinais lourde de reproches, alors que nos premières étreintes avaient laissé en moi le souvenir d’un moment de grâce, d’un vrai miracle.
Je suis revenu et ai placé le livre entre nous deux sur la pierre plate.
Il fallait que je parle, que mes mots agrippent Claudia, démantèlent ses préventions, cette volonté d’en finir avec moi – je le ressentais ainsi –, ce désir qu’elle avait sans doute d’aller retrouver Veraghen.
Je ne pouvais rivaliser avec lui dans l’art de la séduction.
Je devais donc la surprendre.
« Civitas Solis », ai-je répété.
Puis j’ai parlé avec ferveur de Campanella, ce dominicain comploteur, philosophe, astrologue du pape Urbain VIII et du cardinal de Richelieu.
Il avait été accusé d’hérésie. On l’avait torturé, mais il avait simulé la folie et on ne l’avait pas brûlé vif, ni garrotté en lui brisant le cou.
On l’avait emprisonné durant près de trente années et il avait rêvé, édifié dans la nuit des cachots sa Cité du Soleil.