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J’ai ouvert à Veraghen.

Il est entré et, comme les étudiants hésitaient à le suivre, je les ai invités à venir s’installer dans la grande pièce.

Ils ont fait mine de ne pas remarquer le portrait de Marie, mais tous, en s’asseyant sur le canapé et dans les fauteuils qui lui font face, l’ont regardée à la dérobée. Même Veraghen est resté un long moment tête baissée comme s’il avait craint d’affronter le visage décharné, le regard vide de Marie.

Ma morte imposait sa loi, nous forçait à chuchoter comme lors d’une cérémonie funèbre, et j’ai eu la tentation de réciter le sermon que saint Bernard prononce après la mort de son frère :

« Pourquoi a-t-il fallu que je te perde au lieu de te devancer ? J’attends l’heure, qui tarde à venir, où je pourrai te suivre partout où tu iras. »

J’ai pris place derrière mon bureau, accoudé à la longue table, les poings soutenant mon menton, tournant le dos à Marie.

J’ai dit : « C’était le 27 novembre 1095, dans la cathédrale de Clermont, en Auvergne. »

Le pape Urbain II s’avance lentement dans la nef où se presse, dans le chatoiement de l’or et de la pourpre, dans le reflet des joyaux et des armes, la foule des évêques et des nobles seigneurs venus de toute la chrétienté : des centaines de cierges illuminent d’une lueur dorée la cathédrale alors que des vitraux tombe une lumière grise.

Urbain dit :

« Bien-aimés frères !

« Il est urgent d’apporter en hâte à vos frères d’Orient l’aide si souvent promise et d’une nécessité si pressante. Turcs et Arabes les ont attaqués et se sont avancés dans le territoire de la Romanie… Si vous les laissez à présent sans résister, alors qu’ils en ont tué et fait captifs un grand nombre, ont détruit les églises, dévasté le royaume, ils vont étendre leur vague plus largement sur beaucoup de fidèles serviteurs de Dieu.

« C’est pourquoi je vous prie et exhorte – non pas moi, mais le Seigneur vous prie et exhorte comme hérauts du Christ, les pauvres comme les riches – de vous hâter de chasser cette vile engeance des régions habitées par nos frères et d’apporter une aide opportune aux adorateurs du Christ… Car une rage barbare a détruit les églises de Dieu en Orient par une malheureuse dévastation ; plus encore, la sainte cité du Christ illustrée par sa Passion et sa Résurrection a été réduite à une intolérable servitude…

« Si ceux qui iront là-bas perdent leur vie pendant le voyage sur terre ou sur mer, ou dans la bataille contre les païens, leurs péchés leur seront remis en cette heure : je l’accorde par le pouvoir de Dieu qui m’a été donné… »

Un moine au corps chétif, mais d’une rare éloquence et de vibrante ferveur, a connaissance de l’appel d’Urbain II. Il vit seul dans les forêts qui entourent la ville d’Amiens, allant d’un village à l’autre, prêchant, et l’on se rassemble autour de ce Pierre l’Ermite qui partage le peu qu’il possède, traite de créatures du Diable les braconniers de chair humaine qui, par ces temps de disette, volent les enfants et se repaissent de leur chair.

On suit Pierre l’Ermite comme s’il recelait quelque chose de divin, on va jusqu’à arracher les poils de son mulet pour les garder comme des reliques.

Quand il se met à exhorter les gueux à s’enrôler dans la grande armée des croisés, tous demandent à lui emboîter le pas.

On voit des pauvres ferrant leurs bœufs à la manière des chevaux, les attelant à des chariots à deux roues sur lesquels ils chargent leurs maigres provisions, leurs femmes et leurs enfants. Chaque fois qu’ils aperçoivent un château ou une cité, ils demandent si ce ne serait pas là cette Jérusalem vers laquelle ils marchent.

Puis le rêve tourne au cauchemar. Le froid mord les âmes et les corps en ces premiers mois de l’année 1096. On doute. Le gel crevasse les doigts et les lèvres, la faim tord le ventre.

Les marcheurs de Dieu qui vont délivrer le Saint-Sépulcre n’ont-ils pas le droit de prendre aux riches, aux juifs, et ces derniers ne sont-ils pas les ennemis du Christ ? Ne sont-ce pas des juifs qui ont jugé et condamné l’Envoyé de Dieu ?

Ceux qui suivent Pierre l’Ermite et Gautier Sans Avoir, un chef de bande, commencent à piller et violer, à tuer et incendier. Certains rejoignent des hordes commandées par le comte Emich de Leisingen et le prêtre Folkmar. On pourchasse les juifs à Spire, à Trèves, à Worms, à Mayence.

Dans cette dernière ville, l’évêque recueille chez lui de ces juifs qu’on veut tuer. Mais les bandes s’attaquent à la synagogue, la ravagent, dévident les rouleaux de la Thora dont ils se moquent et qu’ils dispersent dans les rues. Les morts se comptent par centaines.

Puis l’orage s’éloigne. La multitude a repris la route, atteint Constantinople où elle se remet à piller, à détruire.

Un témoin raconte : « Ni l’hospitalité des habitants, ni l’affabilité de l’empereur ne purent adoucir ces pèlerins qui portaient sur l’épaule la croix des croisés. Ils se conduisaient avec une extrême insolence, saccageant les palais de la ville, mettant le feu à d’autres édifices, enlevant les plombs qui couvraient le toit des églises afin de le revendre. »

On les força à quitter la ville, à traverser le bras de mer dit de Saint-Georges, à gagner ainsi l’Asie.

C’était pousser cette multitude dans l’abattoir turc.

Ces gueux ignoraient l’art de se servir de l’arbalète. Ils ne savaient manier que le bâton et la faux. Ils étaient mains et poitrines nues, et les Turcs les massacrèrent.

« Que de têtes coupées, que d’ossements d’hommes tués nous trouvâmes étendus dans les champs ! Ces ossements composaient un énorme tas, ou plutôt un tertre, ou plutôt une colline, ou plutôt une haute montagne couvrant une immense superficie. »

Ces croisés, ces gueux qui avaient voulu libérer le Saint-Sépulcre, on fit avec leurs ossements les murs de Nicomédie, petite cité d’Asie Mineure.

Quel homme peut connaître son destin ?

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