Pendant toute cette période, le révérend Panigarola, qui s’était naguère signalé par la violence de ses attaques contre les huguenots, ne parut pas en chaire.
Il avait même renoncé à ses sinistres fonctions de «crieur des morts».
Il vivait retiré en son couvent de la montagne Sainte-Geneviève.
À quoi songeait-il? Que méditait-il?…
Deux jours après les funérailles royales qui furent faites à Jeanne d’Albret, vers la tombée de la nuit, une litière de bourgeoise apparence s’arrêta devant le couvent des Barrés.
Deux femmes en descendirent et entrèrent dans le parloir. Elles étaient voilées de noir.
Le frère portier leur ayant demandé ce qu’elles voulaient, la plus jeune répondit qu’elles désiraient parler à l’abbé lui-même.
Le moine ayant répondu en levant les bras au ciel qu’on ne parlait pas ainsi au révérendissime abbé du couvent, et que d’ailleurs les femmes n’avaient pas le droit d’entrer dans le saint monastère, la plus vieille ou du moins celle qui paraissait telle tira une lettre de son sein et la remit au portier.
– Portez cela à M. l’abbé, dit-elle. Et hâtez-vous, si vous ne voulez être châtié.
Cette femme parla d’un tel ton d’autorité que le moine abasourdi se hâta d’obéir. Il paraît qu’elle était femme de qualité, car à peine l’abbé eut-il parcouru la lettre, qu’il pâlit, se troubla, et s’empressa de courir au parloir; événement extraordinaire, car l’abbé du couvent était un haut personnage et de mémoire de moine, il ne s’était jamais ainsi dérangé pour personne.
Que devint la stupéfaction du digne frère portier lorsqu’il vit son abbé s’incliner avec humilité devant la femme voilée de noir!
Et cette stupéfaction elle-même devint presque du scandale lorsque l’abbé, après quelques mots prononcés à voix basse, introduisit la femme dans le couvent et la guida à travers les longs couloirs déserts.
La plus jeune était demeurée au parloir.
L’abbé, suivi de la dame voilée, s’arrêta enfin devant une cellule.
Et cette cellule, c’était celle du révérend Panigarola.
Les portes des cellules étaient toujours ouvertes.
– C’est là! murmura l’abbé qui aussitôt se retira.
La femme entra.
Panigarola en l’apercevant se redressa soudain, les sourcils froncés.
La femme laissa alors tomber son voile et découvrit son visage.
– La reine! murmura le moine.
En effet, c’était Catherine de Médicis!
– Bonjour, mon pauvre marquis, dit la reine en souriant. Il faut donc que ce soit moi qui vienne vous trouver au fond de ce hideux monastère. Sans compter que pour y entrer, j’ai été obligée de me montrer à votre abbé, en sorte que dans dix minutes toute la communauté saura que la mère du roi est ici…
– Rassurez-vous, madame, dit Panigarola, le vénérable abbé est incapable de trahir un incognito de cette importance. Mais il y avait un moyen bien simple de vous éviter toute inquiétude en me faisant appeler. Je me fusse rendu au Louvre au premier ordre de la reine.
– Est-ce bien sûr? fit Catherine en regardant fixement le moine.
– Par devoir, un homme de Dieu ne ment pas.
– Oui; mais j’ai connu un certain marquis de Pani Garola qui n’en faisait qu’à sa tête.
– L’homme dont vous parlez est mort, madame. En tout cas, si j’étais encore le marquis de Pani Garola, je mentirais encore moins. Moine, le mensonge ne m’est défendu que par mon supérieur, marquis, il m’était défendu par moi-même.
Panigarola se redressa. Sa figure ravagée apparut blafarde et dure, avec un caractère d’étrange grandeur; dans les plis de sa robe blanche et noire, il se pétrifia comme une statue.
– Oui, murmura Catherine, vous êtes d’une race orgueilleuse qui jamais n’a condescendu au mensonge; et pourtant, le mensonge a parfois du bon… Mais laissons cela.
Catherine regarda autour d’elle comme pour chercher un siège.
Panigarola, sans hâte, avança l’unique escabeau de la cellule.
– Non, fit Catherine en riant, ce serait trop dur: je n’ai pas encore fait de vœux, moi!
Et elle s’assit au bord du lit du moine.
Ce lit, ou plutôt cette couchette, se composait simplement de quelques planches juxtaposées contre le mur, et couvertes d’un matelas et d’une couverture de laine.
– Asseyez-vous, marquis, reprit la reine en désignant à son tour l’escabeau.
Panigarola refusa d’un signe de tête qui indiquait son respect des hiérarchies et de l’étiquette, avec d’autant plus de force que la reine cherchait par sa singulière attitude à lui faire oublier cette hiérarchie.
– Marquis, reprit-elle, convenons d’une chose. C’est qu’en ce moment, je ne suis pas la reine, mais seulement une amie… une véritable et sincère amie… Mais comme vous avez donc changé, mon pauvre Pani! Est-ce bien vous que je revois si pâle, si amaigri, presque décharné?… Qui vous a réduit à cet état? Je ne suppose pas que ce soit la discipline monacale… Parlez-moi donc franchement… Peut-être y a-t-il des remèdes au mal qui vous ronge…
Tandis que Catherine s’exprimait ainsi avec une sorte d’enjouement et prenait cette nouvelle incarnation d’une femme qui oublie son rang pour ne songer qu’à l’amitié, le moine avait accentué la raideur de son maintien.
Il avait à demi ramené son capuchon qui retombait presque sur les yeux.
Ses bras s’étalent croisés, et ses mains disparaissaient sous les larges manches.
En sorte qu’on ne voyait plus rien de lui que le bas de son visage émacié, une bouche sans sourire.
– Madame, dit-il d’une voix grave, vous me demandez de la franchise. En voici. Lorsque je suis arrivé à la cour de France, vous vous êtes figurée que j’étais un émissaire des républiques italiennes et que je venais conspirer avec le maréchal de Montmorency. Vous avez supposé que j’étais porteur de redoutables secrets. Alors, pour m’arracher ces secrets, vous avez lancé sur moi une de vos espionnes. Cette femme n’a pas tardé à se convaincre que je ne songeais guère à conspirer. Dès lors, vous fûtes rassurée, et Votre Majesté daigna même alors me faire des offres que je fus obligé de décliner. Vous me proposiez en effet de devenir un homme de parti, alors que jeune, débordant de vie et de passion, je ne songeais qu’à aimer la vie dans toutes ses manifestations. Malgré mon refus, Votre Majesté voulut bien m’honorer en effet de son amitié… peut-être espériez-vous qu’un jour viendrait où quelque grande catastrophe ayant fait dévier ma vie, je serais entre vos mains un instrument de politique plus complaisant… Daigne Votre Majesté ne pas s’offenser de la violence de ma franchise…
– Mais je ne me fâche pas, mio caro, dit Catherine en accentuant son sourire. Je me demande seulement comment vous avez su que j’avais soupçonné en vous un espion des princes italiens.
– De la façon la plus naturelle, madame: la femme que vous aviez lancée sur moi est tombée malade.
– Des suites de ses couches, je le sais… car vous êtes père, mon cher marquis.
Un effrayant sanglot râla dans la gorge du moine. Mais telle était la puissance de cet homme sur lui-même que ce sanglot ne parvint à l’oreille de Catherine attentive que comme un faible soupir.
– C’est vrai, continua le moine. Cette femme devint mère… Une nuit, elle m’avait volé mes papiers pour vous les remettre. C’est ainsi que j’ai appris qu’elle était une de vos créatures… Lorsqu’elle devint mère et qu’elle fut malade, dans son délire, elle m’instruisit de ce que vous aviez médité contre moi. Ce fut alors que je lui fis écrire cette lettre où elle s’accusait elle-même d’avoir tué son fils. Et moi, pour me venger, sachant l’usage que vous en feriez, je vous remis cette lettre.
– Ah! ah! vous aviez donc pensé que je ferais juger Alice et que le bourreau serait chargé de votre vengeance!… Mes compliments, mon cher.
– Non, madame; bien que je fusse un peu ce qu’on appelle un cerveau brûlé, je n’en avais pas moins le don d’observer, et je vous avais observée, je vous connaissais… C’est vous dire, madame, que je vous savais incapable d’un acte aussi mesquin et aussi peu profitable que de tuer une femme d’un seul coup. Je pensais qu’armée de cette lettre, vous obligeriez cette femme à devenir votre esclave; je pensais qu’un jour viendrait où elle aimerait; je pensais que vous n’auriez pas la générosité de couvrir son passé; je pensais que ce jour-là, elle souffrirait ce que j’avais souffert et que je serais vengé… Vous m’avez demandé de la franchise, madame…
– Oui. En voilà, et de la vraie! Mais je ne vous en veux pas, au contraire! Vous êtes un homme supérieur, marquis, et je pense que si vous me haïssez, vous m’estimez du moins à ma valeur, vous me savez capable d’oublier une offense, du moment que je puis tirer parti de celui qui m’offense.
– Ah! madame, s’écria le moine avec un sombre accent de désespoir, bénie serait la minute où, pour vous avoir offensée, vous me livreriez moi-même au bourreau! Car je serais alors délivré de cette existence que je n’ai pas le courage de terminer moi-même! Quant à tirer parti de moi… regardez-moi, madame, je ne suis plus qu’une loque humaine… le monde n’existe plus pour moi… J’ai eu un moment l’espoir qu’à force de tourmenter mon cerveau, j’en arriverais à croire en Dieu…
– Et vous ne croyez pas?
– Non, madame.
– Je vous plains, dit Catherine.
– J’ai fait ce que j’ai pu; mes prédications furieuses contre les hérétiques, l’audace de mes attaques contre le roi votre fils avaient fini par m’exalter… mais je suis retombé dans mon néant…
– Pourquoi? demanda vivement la reine.
– Parce que j’ai rencontré cette femme: parce que l’amour que j’avais cru étouffé s’est réveillé plus violent que jadis!…
Les yeux de Catherine lancèrent un éclair.
– Je le tiens! songea-t-elle.
Il y eut quelques minutes de long silence pendant lesquelles Catherine se garda de faire le moindre geste. Elle comprenait que Panigarola était bien loin d’elle en ce moment, et que l’image d’Alice évoquée le dominait tout entier.
Ce fut le moine qui revint le premier. Il s’arracha à ses pensées et fixa sur la reine un regard interrogateur.
– Vous voulez savoir ce que je suis venue faire ici? demanda Catherine.
– J’ai le devoir d’écouter Votre Majesté, mais non le droit de l’interroger.
– Eh bien, je vais donc faire comme si vous m’aviez interrogée, et vais répondre à la question que je lis dans vos yeux. Marquis, c’est un cas de conscience qui m’amène à vous. Rassurez-vous, je ne viens pas vous demander d’être mon confesseur… d’autant que vous venez de m’avouer votre incroyance avec un cynisme qui vous enverrait tout droit au bûcher si… si je n’étais Catherine de Médicis…
Le moine avait repris son attitude de statue. Rien ne paraissait frémir ou vivre en lui.
– C’est bien un cas de conscience que je veux vous exposer. Je pense que vous êtes comme moi intéressé à sa solution. Dites-moi, marquis, ne pensez-vous pas que vous êtes assez vengé, et qu’Alice a assez souffert?
Cette fois les paupières baissées du moine se relevèrent lentement et son regard se fixa sur la reine avec épouvante.
Catherine sourit… décidément, elle tenait son homme.
– Vous me parliez d’une lettre, reprit-elle, une lettre qu’elle a écrite sous votre dictée et que vous m’avez remise: je vais vous dire, marquis. Cette lettre, je veux la rendre à la malheureuse. Moi, je trouve que c’est assez. Et vous?
– Je suis de l’avis de Votre Majesté, dit Panigarola d’une voix morne.
«Ah! ah! songea la reine. Joue-t-il au plus rusé?… Non, par la madone, il n’est que trop sincère.»
Et elle ajouta:
– Je suis heureuse de ce que vous me dites là, car la lettre… eh bien, je l’ai déjà rendue à Alice.
Panigarola dit d’une voix paisible – trop paisible pour l’oreille exercée de Catherine:
– En sorte que la voilà libre? je veux dire: délivrée de vous, madame.
– Et de vous, mon révérend père.
– Je ne l’ai jamais menacée.
– Allons, marquis, vous êtes encore un enfant. Faut-il vous dire que j’ai assisté à la scène de la confession d’Alice dans Saint-Germain-l’Auxerrois? À l’entrevue que vous avez eue avec elle, chez elle? J’ai tout vu, tout entendu, sinon par mes yeux et mes oreilles, du moins par des yeux et des oreilles qui m’appartiennent. Je sais que vous aimez Alice. Je sais que vous avez ravalé votre noble élégance au hideux métier de crieur des trépassées pour pouvoir, la nuit, aller rôder et sangloter autour de sa maison. Vous l’adorez encore, vous dis-je! Et tout ce que vous avez trouvé de mieux pour venger votre passion humiliée, c’est de vous enfermer dans cette abominable cellule et de vous ensevelir sous un froc!
– Vous ai-je dit que je ne l’aimais pas, fit le moine.
Et cette fois la statue parut s’animer. Il y eut des frémissements dans les plis du froc. La voix prit une intonation douloureuse.
– Je l’aime! continua-t-il. Et j’éprouve une joie affreuse à dire tout haut ce que je me répète tout bas dans le silence de mes nuits sans sommeil. Oui, mon cœur sanglote, et pour labourer ma poitrine, je n’ai pas besoin de ce cilice, mes ongles la fouillent sans que je parvienne à arracher ce misérable cœur. Oui, ma pensée a sombré dans un océan de désespoir, et lorsque, éperdu, je lève les yeux au ciel, je n’y découvre pas l’étoile qui pourrait me ramener à l’apaisement. Humanité! Je t’ai sondée: tu n’es que souffrance… Royauté, puissance! je t’ai regardée face à face: tu n’es que vanité… Dieu, espoir suprême, je t’ai cherché: tu n’es que néant… En moi, madame, il ne reste plus rien; je suis une ombre, moins qu’une ombre… Et pourtant, lorsque je m’étudie, lorsque j’entre dans les obscures profondeurs de ma conscience, parfois, dans la nuit de mon deuil, dans la ténèbre de mon désespoir, je vois luire l’aube incertaine et vacillante d’un sentiment nouveau…
Le moine baissa la tête comme s’il eût cherché à saisir ce sentiment dont il parlait, à fixer cette lueur peut-être consolatrice qui s’éveillait au plus profond de lui-même.
– Quel est donc ce sentiment? demanda Catherine étonnée, subjuguée peut-être.
– La pitié, répondit le moine. Ah! madame, je sais que je vous parle en ce moment une langue ignorée de vous, inconnue des hommes de ce temps… Et pourtant, il m’arrive de me dire que la pitié sauvera le monde. Oui, lorsque les hommes auront pitié les uns des autres, lorsqu’ils comprendront quelle est leur commune faiblesse, lorsque les puissants auront pitié du malheur des pauvres, lorsque les pauvres auront pitié du néant des riches, alors peut-être les hommes s’uniront, alors il n’y aura ni rois ni sujets, ni riches ni pauvres, ni maîtres ni serviteurs… alors il n’y aura que des hommes essayant de se donner la main les uns aux autres…
– Folie! murmura Catherine. Rêves insensés d’un esprit aux abois! Allons! je n’ai à faire ici.
Le moine entendit ou n’entendit pas. Mais il continua: Voilà ce que parfois je songe, Majesté… Alors je sens mes douleurs s’apaiser peu à peu. Alors je renonce à rôder autour de la femme que j’aime. Alors je m’enferme dans cette cellule, et c’est de la pitié qui s’élève de mon cœur vers cette malheureuse qui me bafoua, qui me fit souffrir, mais qui a souffert aussi, qui souffre plus que moi peut-être…
– Vous êtes de bonne composition, marquis… dit Catherine en se levant.
Panigarola s’inclina lentement comme s’il n’eût eu plus rien à dire.
La reine fit deux pas vers la porte.
Tout à coup, une idée soudaine la fit s’arrêter court. Elle se retourna à demi vers le moine courbé dans une attitude où il y avait plus de politesse pour la femme que de respect pour la reine.
– Je vous félicite, dit-elle sans ironie apparente. Alice sera donc heureuse, puisque la voilà délivrée de vous qui vous baignez dans les eaux bienfaisantes de la pitié; délivrée de moi qui n’ai aucun intérêt à tourmenter cette pauvre enfant. Elle sera heureuse, cette chère Alice, d’autant plus qu’elle partagera ce divin bonheur avec l’homme qu’elle aime…
Panigarola fut agité comme par une secousse électrique.
«Touché!» fit Catherine en elle-même. Et tout haut elle ajouta:
– Adieu, marquis. Je vais méditer l’homélie dont vous m’avez gratifiée touchant la vanité de la puissance royale et le néant de l’amour.
– L’homme qu’elle aime! murmura Panigarola livide.
– Eh oui! M. le comte de Marillac, ami fidèle du roi de Navarre. Ce digne huguenot épousera son Alice dès que les noces du Béarnais seront accomplies, il l’emmènera là-bas dans son pays et, comme la paix régnera dans le royaume, comme catholiques et réformés se jurent amitié, rien ne viendra troubler le parfait bonheur des jeunes époux. Ils auront beaucoup d’enfants et donneront au monde l’exemple d’un amour sans mélange.
Ce que Panigarola souffrit dans cet instant, lui seul eût pu le dire. L’infernale Catherine venait d’un seul mot de réveiller en lui tous les démons de la jalousie. Marillac!… Il avait fini par l’oublier! À force de s’hypnotiser dans la pensée d’Alice, à force de supputer ce qu’elle avait dû souffrir, oui, il avait eu pitié d’elle… Qu’elle disparût de sa vie, qu’elle allât achever en quelque coin ignoré une existence apaisée… certes, il ne la poursuivrait pas! Il se trouvait assez vengé, et parfois même il se demandait s’il n’avait pas été au-delà de son désir de vengeance.
Des rêves de pardon l’avaient hanté, aussi.
Qui savait si, un jour, il ne conduirait pas auprès d’Alice le petit Jacques Clément?
– Vous avez assez payé votre crime, lui dirait-il, embrassez votre enfant!
Dans ces rêves heurtés, dans cette sombre recherche de l’apaisement, dans ces tragiques combats que l’amour et la pitié se livraient en lui le comte de Marillac n’existait plus.
Un mot de Catherine de Médicis le fit revivre dans l’esprit du moine.
C’était pourtant une belle âme que ce jeune homme enthousiaste, ardent, passionné! Il s’était pourtant élevé très haut dans les sereines régions du pardon!
Mais la passion devait être la plus forte! S’il pardonnait à l’amante malheureuse, il ne pardonnait pas au rival heureux!
Peut-être à ce moment haïssait-il Marillac autant qu’il aimait Alice.
La reine avait suivi sur le visage du moine les ravages qu’elle venait de faire dans son cœur en évoquant le bonheur du rival.
– L’homme qu’elle aime! avait répété Panigarola.
– Vous avez pitié de celui-là aussi? dit Catherine. Je vous jure que lui n’aurait pas pitié de vous.
Et brusquement, le moine comprit qu’il voulait tuer Marillac.
Il comprit le sens de ce qu’il appelait sa pitié: Alice ne devait être à personne! Et Marillac devait disparaître!
– Que la femme vive! gronda-t-il. Qu’elle vive en paix, autant que la paix peut descendre en elle! Mais l’homme!… ah! l’homme! C’est autre chose!…
– Allons donc! dit Catherine. Que pouvez-vous contre lui?
– Rien! fit le moine, qui grinça des dents. Mais vous pouvez tout, vous!
– C’est vrai. Mais que m’importe? Que Marillac épouse Alice de Lux, qu’ils s’aiment, qu’ils s’adorent, qu’ils affichent leur bonheur comme ils l’affichaient au Louvre le soir où Jeanne d’Albret, leur bienfaitrice, est morte sans qu’ils s’en aperçussent, tellement ils étaient occupés à se sourire, qu’ils s’en aillent, enfin, qu’est-ce que tout cela peut me faire?…
– Qu’êtes-vous venue faire ici! éclata le moine. Vous êtes la reine! Je dis la reine la plus puissante de la chrétienté! Les instructions que j’ai reçues de Rome vous indiquent comme la maîtresse absolue des destinées catholiques! Reine, je vous ai parlé sans respect; chef des catholiques, je vous ai crié que je n’ai ni foi ni croyance! Et vous ne me faites pas saisir pour me jeter en quelque cachot, pour offrir ma mort en exemple aux hérétiques! Pourquoi m’écoutez-vous avec tant de mansuétude?… Madame, vous avez besoin de moi pour assouvir une vengeance que j’ignore, pour servir de ténébreux projets! Eh bien, soit! Je me donne à vous! Pour le temps nécessaire, je consens à reparaître dans le monde des vivants! Puis, lorsque j’aurai tué l’homme qui est aimé d’Alice, vous me ferez mourir à mon tour.
– Enfin, je vous retrouve! dit gravement Catherine. Tout ce que vous avez dit, je l’oublie. Je suis venue vous trouver parce que j’ai besoin de vous. Et je comptais sur votre aide parce que je connaissais votre haine pour Marillac.
– Parlez donc! Parlez, madame! Si vous étiez Satan, je vous dirais que j’aime mieux damner mon âme plutôt que de porter en moi l’effroyable souffrance de la jalousie! Délivrez-moi de cette jalousie, madame, et prenez mon âme!
– Je la prends! dit Catherine avec un calme étrange.
Panigarola avait enfoncé ses mains sous sa robe et ensanglantait ses ongles sur sa poitrine.
Pitié, amour, douleur, tout disparaissait de lui.
Il était seulement l’homme qui hait.
Catherine, sûre désormais d’avoir conquis le moine, reprit avec une simplicité d’accent qui eût pu paraître plus terrible que les cris d’angoisse du moine:
– En somme, que voulez-vous? Qu’Alice ne soit pas la femme du seul homme qu’elle ait jamais aimé? Vous voulez tuer cet homme. Et vous voulez aussi qu’Alice ne sache pas que le meurtrier, c’est vous. Car vous aimez, car vous espérez encore! Eh bien, tout cela est facile si vous me donnez en échange l’aide que je suis venue vous demander.
– Je suis prêt, dit Panigarola dans un souffle.
Alors, Catherine, d’une voix basse et rapide:
– Écoutez. Par votre éloquence emportée et sauvage, vous êtes devenu l’homme qui peut bouleverser Paris. Pourquoi, tout à coup, avez-vous gardé le silence? C’est votre affaire. Mais maintenant, je vous dis: Remontez dans la chaire, parcourez les églises de Paris, parlez, parlez encore comme vous parliez…
– Que m’importent les prédications, maintenant!
– Insensé! Oubliez-vous que Marillac est huguenot?
– Vous avez fait la paix! Henri de Béarn épouse Marguerite de France!
– Et le lendemain, Marillac épouse Alice!
Panigarola poussa un effroyable soupir.
– La paix est faite, reprit Catherine avec un livide sourire. Et j’espère qu’elle sera maintenue. Mais il y a parmi ces huguenots une centaine de mauvaises têtes que jamais je ne pourrai réduire à la raison. Il s’agit de les faire disparaître. M’entendez-vous? Un procès est impossible. Le procès de cent huguenots serait le signal de nouvelles guerres. Mais si le peuple, dans un jour de colère, tue ces hommes, s’ils disparaissent dans une tourmente, et que le roi désavoue ces meurtres, que je les désavoue aussi, la paix est à jamais consolidée. Or, que faut-il pour cela? Surexciter les passions, mettons les superstitions du peuple, le démuseler pour un jour, ouvrir la cage de ce fauve, lui montrer ses victimes!… Pour cela, il faut votre terrible éloquence!… Si vous le voulez, les haines mal éteintes vont se rallumer. Si vous parlez, Coligny, Téligny, Condé, Marillac, une centaine de huguenots en tout seront broyés par cette redoutable force qui s’appelle le peuple de Paris! Parlez! ne ménagez rien! Accusez hardiment la complaisance du roi: je vous couvre! E je vous délivre de l’amant d’Alice… Voyons, répondez-moi… Sommes-nous amis? Puis-je compter sur votre aide?
Le moine ne répondit pas tout de suite.
Une fièvre l’exaltait. Avec sa brûlante imagination, il se voyait décrétant la mort des huguenots.
Et c’était un rêve étrange, d’une tragique ampleur, que de décréter la mort, de passer dans Paris en soulevant un peuple en délire, de traverser la ville comme un météore dévastateur, de faire naître sous ses pas les incendies, de marcher dans des fleuves de sang, et d’arriver enfin à Alice en lui disant:
– Voyez! Paris brûle! Paris meurt! Paris n’est que décombres! Parce que j’ai voulu atteindre l’homme que vous aimiez!… Pour tuer Marillac, j’ai égorgé Paris!…
Panigarola presque délirant, l’œil en feu, le visage bouleversé, effroyable à voir, saisit la main de Catherine.
– Demain, madame, je prêcherai dans Saint-Germain-l’Auxerrois.
Catherine étouffa un cri de joie féroce.
– Ne vous inquiétez donc plus du reste! dit-elle rapidement. Et même, tenez, marquis… je vous réponds que des miracles vont s’accomplir, et que le premier de ces miracles, c’est que vous serez aimé!
– Moi! rugit-il avec un accent de désespoir indescriptible.
– Vous!… Aimé d’Alice!… Je la connais!… Elle méprise vos larmes; couvert de sang et d’horreur, vous lui apparaîtrez comme un dieu!… Tenez-vous donc prêt… Jetez le peuple dans les rues… Nous, nous serons prêts…
– Comment?
– Les maisons des cent condamnées seront marquées une nuit. Au matin, ces maisons brûleront. Et leurs habitants…
– Vous savez où il habite, lui?
– Soyez donc tranquille! Sa maison sera la première brûlée, puisqu’il faut que Coligny soit le premier tué! Tout est prévu, tout est prêt; le jour est fixé…
– Quel jour?
– Le dimanche 24 août, jour consacré à Saint Barthélemy.
– Allez en paix, madame, dit le moine. Moi, je vais méditer sur ce que je vais dire au peuple de Paris!
En parlant ainsi, Panigarola écumant donnait réellement une impression de hideur et de force qui se déchaîne. Catherine de Médicis comprit qu’il était inutile de le pousser plus loin. Elle se retira, dit quelques mots à l’abbé qui l’attendait dans le couloir, rejoignit au parloir la femme qui l’avait accompagnée et monta avec elle dans sa litière. Les rideaux furent soigneusement tirés; la litière se mit en marche, non vers le Louvre, mais vers le nouvel hôtel de la reine.
La jeune femme qui avait accompagné Catherine dans cette expédition demeurait silencieuse:
– Eh bien! fit tout à coup la reine avec une sorte de gaieté qui eût pu paraître macabre, tu ne me demandes pas ce qu’il a dit?
La jeune femme laissa retomber son voile, et la pâle figure d’Alice de Lux apparut.
– Madame, murmura-t-elle, comment oserai-je interroger Votre Majesté!
– Bah! Bah! Je te le permets… Tu n’oses pas?… Eh bien je vais faire comme si tu m’avais interrogée… Il te pardonne, Alice!
Alice de Lux eut un frémissement.
– Il te pardonne, te dis-je! Tout est fini, oublié…
– Madame…
– Ah! oui, la lettre! C’est cela, n’est-ce pas?… Eh bien! je la lui ai remise… Et il veut te la rendre lui-même… Et ce n’est pas tout!… Il veut que tu sois heureuse, jusqu’au bout: tu reverras ton enfant, Alice, et tu pourras l’emmener.
Alice pâlit affreusement.
– Ah! mon Dieu, continua la reine, je n’y pensais plus!… Il ne faut pas que le comte sache l’existence de cet enfant… Eh bien, tu en seras quitte pour ne pas l’emmener… C’était un sacrifice que te faisait Panigarola…
Pendant que Catherine, habile tourmenteuse s’il en fût, continuait sa route, le moine à travers les couloirs et les escaliers du couvent se dirigeait vers les jardins. Et à le voir passer, glacial, indifférent, il eût été impossible de soupçonner quel orage se déchaînait dans ce cœur.
Nous avons dit que Panigarola jouissait dans le monastère de la plus entière liberté. Il allait et venait à sa guise. Généralement on le laissait seul; les moines le redoutaient et lui supposaient un grand pouvoir occulte.
Panigarola marcha machinalement vers un coin du jardin où il y avait un banc de pierre et où il se promenait d’habitude.
Il s’assit sur le banc et laissa tomber sa tête dans une de ses mains.
À ce moment, il faisait presque nuit. Panigarola vit tout à coup quelqu’un qui s’asseyait près de lui. Ce quelqu’un, c’était l’abbé du couvent des Carmes, personnage considérable, jouissant d’une haute influence et considéré comme un saint non seulement par la communauté qu’il dirigeait, mais par la majorité des prêtres de Paris.
– Vous travaillez, mon frère? demanda l’abbé… Restez assis… Ne vous levez pas.
– Monseigneur, dit Panigarola en cédant au geste bienveillant de l’abbé, je travaillais en effet… je prépare un sermon…
– C’est tout ce que je voulais savoir… Continuez, continuez, mon digne frère… moi je vais prévenir les curés et leurs vicaires qu’ils aient à venir vous entendre demain à Saint-Germain-l’Auxerrois… en même temps, j’écris à Rome que les temps sont proches… Laissez-moi vous faire une recommandation, mon frère.
– Je l’accueillerai avec reconnaissance, monseigneur.
– Que votre sermon de demain soit clair! Vous n’aurez pas vos auditeurs mondains ordinaires; l’église sera remplie de prêtres; or, vous connaissez le peu d’intelligence de nos curés; il s’agit donc de leur remontrer nettement leur devoir et de les enflammer de ce même courage dont les Macchabées [10] ont jadis donné l’exemple au monde. En un mot, mon cher fils, permettez-moi de vous donner ce nom, songez que vous leur portez un mot d’ordre.
– Votre Révérence peut se rassurer, dit Panigarola. Je ferai de mon mieux.
– Si cela est vrai, dit l’abbé en se levant, de grandes choses s’accompliront. Car le désir d’un noble combat enflamme nos amis et nos prêtres. Mais l’élan a été brisé. Nul n’ose dire ce qu’il pense. Il suffirait d’un seul coup de trompette dans le camp pour que chacun coure aux armes… c’est vous qui allez le donner. Mon fils, recevez ma bénédiction…
Panigarola se courba sous le geste.
Quand il se redressa, il vit l’abbé qui s’en allait.
Alors, il se dirigea vers cette partie du couvent où se trouvaient logés un certain nombre d’employés laïques, et qui était séparée du monastère proprement dit par un mur percé d’une porte. Le moine franchit cette porte, traversa une cour, entra dans un bâtiment isolé et pénétra enfin dans une chambrette où dormait un enfant.
Panigarola n’alluma pas de flambeau.
Il se pencha sur le petit lit et, longuement, contempla l’enfant, comme s’il eût vu clair dans la nuit.
De sombres pensées l’agitèrent sans doute, car une sorte de râle, par moments, soulevait sa poitrine. Enfin, il se laissa tomber à genoux, le visage dans les deux mains, et des larmes brûlantes glissèrent à travers ses doigts.
Et qui se fût trouvé près de lui, l’eût entendu murmurer dans un sanglot:
– Ô mon fils!… Si, du moins, elle t’aimait!… Si tu pouvais me faire reconquérir ta mère!…
Le petit Jacques-Clément dormait son innocent sommeil; un souffle régulier s’échappait de ses lèvres sur lesquelles se jouait un sourire.
Le lendemain soir, le révérend Panigarola prêcha dans Saint-Germain-l’Auxerrois.
L’archevêque de Paris assista à ce sermon. Les évêques Vigor et Sorbin de Sainte-Foi, prédicateur ordinaire du roi, le chanoine Villemur à la tête du chapitre de son église, les curés, doyens et vicaires de toutes les paroisses, près de trois mille prêtres emplissaient la vaste nef. Les portes étaient fermées. Une vingtaine de laïques furent seuls admis; de ce nombre étaient le duc de Guise, le maréchal de Tavannes, le chancelier Birague, le duc de Nevers, le maréchal de Damville, le prévôt Charron, Curcé l’orfèvre, le libraire Kervier, le boucher Pezou, le poète Dorat.
En outre, un certain nombre de capitaines des milices bourgeoises, des centainiers et même quelques simples dizainiers se massèrent à l’intérieur, près des portes, et purent entendre le sermon.
Le discours du révérend fut entendu dans le plus grand silence.
Seulement, quand ce fut fini, un frémissement terrible parcourut cette assemblée, surtout parmi les curés.
Puis, tout ce monde s’écoula.
Alors une femme qui, cachée dans une des loges, avait tout vu, tout entendu, se leva à son tour et sortit. À la porte, elle retrouva quelques gentilshommes qui escortèrent sa litière jusqu’à l’hôtel de la reine.
En effet, c’était Catherine.
Et Catherine, au moment où le sermon se finissait, s’était penchée; son regard, chargé d’une haine avide, s’était appesanti sur le duc de Guise, et elle avait murmuré:
– Messieurs de Lorraine, exterminez-moi les huguenots!… Ce sera bien étonnant si dans la bagarre quelques bonnes arquebuses huguenotes ou autres, ne me débarrassent de vous en même temps! Le royaume purifié des huguenots par les Guises et des Guises par les huguenots… voilà le plus beau trait de ma vie! Quant au roi, ajouta-t-elle, avec un sourire, il n’est pas besoin de le tuer: il meurt. Ô mon Henri, tu régneras sans conteste sous l’égide de ta bonne mère!…
Dès le lendemain de cette mémorable soirée, de furieuses prédications éclatèrent à la fois dans toutes les églises de Paris.
Et à la suite de chacun de ces prêches, le peuple se répandait dans les rues avec des menaces et des imprécations contre les réformés.
Les huguenots conçurent bien quelque inquiétude de ce retour offensif de haines qu’ils croyaient éteintes. Mais, comme tous les jours le roi les invitait à son jeu de paume, comme il paraissait ne plus pouvoir se passer de Coligny, comme il s’entourait toujours des huguenots pour aller à la chasse, les inquiétudes finirent par s’atténuer.
D’ailleurs, tous les esprits étaient préoccupés de la prochaine célébration du mariage d’Henri de Béarn et de Marguerite.
Seuls, quelques esprits chagrins voulaient voir une mystérieuse coïncidence entre la mort foudroyante de Jeanne d’Albret et ces sentiments d’hostilité qui se déchaînaient dans le peuple de Paris.