Si vite que Marillac eût pris sa course vers le Louvre, Maurevert y arriva avant lui. En effet, Maurevert était poussé par la haine, tandis que Marillac l’était par l’amitié. Les ailes de la haine sont plus rapides que celles de l’amitié.
Il paraît que Maurevert était attendu avec impatience dans cette partie du Louvre où se trouvaient les appartements de la reine mère. Car à peine le capitaine des gardes Nancey, l’eut-il aperçu, qu’il lui fit signe de le suivre et, le conduisant par un couloir privé, l’introduisit dans une antichambre où se trouvait la suivante florentine Paola, laquelle, à son tour, l’introduisit aussitôt dans le fameux oratoire.
Catherine de Médicis était là, écrivant fiévreusement; elle avait devant elle un monceau de lettres déjà terminées et elle venait d’en commencer une nouvelle.
Car la reine écrivait toujours elle-même. Soit défiance naturelle et excessive jusque dans les sujets les plus insignifiants, soit besoin d’assouvir sa dévorante activité, elle n’eut jamais de secrétaire…
À l’entrée de Maurevert, elle leva la tête, fit un signe bref pour lui ordonner d’attendre et acheva la phrase commencée.
Maurevert avait bon œil.
Il essaya de démêler les suscriptions de toutes les lettres déjà cachetées que la reine avait rejetées sur la table, au hasard. Et il put constater que presque toutes ces lettres étaient adressées aux gouverneurs des provinces.
À ce moment, Catherine, levant brusquement la tête, surprit le regard de Maurevert.
– Vous essayez de savoir à qui j’écris? demanda-t-elle.
– Madame… balbutia Maurevert.
– J’aime les gens curieux, reprit la reine avec cette rude bonhomie qu’elle affectait parfois. La curiosité est un signe d’intelligence. Je veux satisfaire la vôtre. Allez à cette fenêtre…
– Je supplie Votre Majesté de croire…
– Obéissez donc…
Maurevert alla à la fenêtre, tremblant et flairant quelque terrible surprise. Mais il se rassura en songeant:
«Bah! elle a besoin de moi!»
– Que voyez-vous dans la cour? demanda Catherine.
– Je vois une trentaine de courriers de Sa Majesté, à cheval, prêts à partir.
– C’est bien, demeurez où vous êtes, reprit la reine qui, en même temps, frappa un timbre d’un coup de son petit marteau d’argent.
Un homme entra qui, stylé d’avance, saisit toutes les lettres cachetées, et sortit en toute hâte, sans avoir dit un mot. Deux minutes plus tard, Maurevert vit apparaître dans la cour le même homme. Il remit une lettre à l’un des courriers, et le courrier partit aussitôt à fond de train; puis il passa au deuxième qui partit à son tour, puis au troisième… au bout de cinq minutes, tous les courriers étaient partis.
– La prochaine fois que vous verrez votre ami le duc de Guise, dit tranquillement Catherine, vous lui direz que vous avez vu partir mes courriers porteurs de dépêches pour chacun de nos gouverneurs. Vous ajouterez que chacune de ces dépêches donne l’ordre à nos gouverneurs de rassembler leurs troupes et de marcher sur Paris pour y arrêter les insensés qui ne craignent pas de conspirer contre le roi. Dans quelques jours, monsieur de Maurevert, soixante mille hommes marcheront sur Paris pour protéger le roi, ou pour le délivrer au cas où certains projets auraient déjà abouti… Quant à vous… voyons… que vais-je faire de vous?
Maurevert sentit un long frisson lui courir le long des reins, comme si la hache du bourreau se fût levée sur son cou.
– Je suis perdu! murmura-t-il.
Ses jambes vacillèrent. Il tomba sur ses genoux. Sa tête se pencha jusqu’à toucher le plancher.
Catherine le regarda un instant avec une sombre expression de doute, de mépris et de triomphe.
Elle avait d’ailleurs menti.
Ses lettres contenaient l’ordre aux gouverneurs d’arrêter tout courrier qui ne serait pas muni d’un sauf-conduit, tout fuyard venant de Paris, et de faire saisir tout huguenot dans une sorte de vaste rafle [16].
– Relevez-vous, monsieur, reprit la reine.
Maurevert obéit. Il était livide. Il cherchait vainement à rassembler ses idées.
– Si vous êtes franc, poursuivit Catherine, je vous donne vie sauve.
Un rugissement de joie souleva la poitrine de Maurevert. La reine ne le faisait pas saisir. La reine discutait encore avec lui. Donc la reine avait besoin de ses services. Donc il était sauvé.
– Où en est la conspiration de M. de Guise? demanda froidement Catherine de Médicis.
– Madame, répondit enfin Maurevert en faisant un effort surhumain pour assurer sa voix, je jure sur le Christ que je n’ai pas conspiré.
– Et qui vous dit que vous conspirez! fit la reine avec un terrible accent de mépris. Allons donc, monsieur de Maurevert, pour conspirer, il faut être quelqu’un! Seulement, vous n’êtes pas sans avoir écouté autour de vous. Que savez-vous?
– Eh bien, madame, on espère que Sa Majesté le roi ne voudra pas prendre contre les hérétiques les mesures nécessaires.
– Et alors?
– Alors, madame, comme Paris est en pleine fermentation, on en profitera pour se faire désigner par la noblesse, par la bourgeoisie et par le peuple, comme le capitaine général des catholiques…
– Et alors?…
– C’est tout, madame! fit Maurevert avec une admirable expression d’étonnement et de sincérité.
– Vous mentez, monsieur de Maurevert.
– Madame, sur le chevalet de torture, je ne pourrais dire plus. Je ne sais rien au-delà de ce que je viens de vous révéler. Cependant… je pense… mais c’est une simple supposition.
– Dites toujours.
– Je pense que, maître de Paris, capitaine général des forces catholiques, on en profiterait peut-être, si les circonstances étaient favorables… pour mener directement Sa Majesté le roi…
– Est-ce que vraiment il ne sait rien? songea la reine.
Maurevert maintenant s’était repris. Son visage était redevenu impénétrable.
– Monsieur, dit tout à coup la reine, vous avez rendu plus d’un service, et vous en rendrez d’autres sans doute.
– Ma vie appartient à Votre Majesté: qu’elle en dispose!
– Je vous pardonne, dit Catherine. Quant au duc de Guise, s’il veut être capitaine général, il le sera. J’aime les emportements de sa foi. Elle va jusqu’à le faire conspirer pour… imposer au roi ses volontés. Je pense comme lui. Et pour l’aider à convaincre le roi, je fais venir à Paris une armée complète. Alors, nous verrons. Guise et moi, nous compterons. Quant à vous…
Elle le fixa de son regard aigu.
Maurevert soutint l’examen avec le courage suprême du désespoir.
Il comprit que s’il faiblissait, s’il donnait un signe de terreur, il allait être saisi, porté jusqu’à la chambre de torture…
– Quant à vous, continua Catherine en traçant quelques mots sur un parchemin, voici ce que je puis faire pour vous.
Maurevert essayait ardemment de lire de loin.
«L’ordre de m’envoyer à la Bastille?» songeait-il.
La reine lui tendit le papier: c’était un bon de cinquante mille livres sur la cassette de la reine mère.
Un frémissement de joie secoua Maurevert qui s’inclina avec respect, mais sans exagération.
– Décidément, il ne sait rien, pensa Catherine qui avait suivi attentivement l’effet de sa générosité… L’heure approche, continua-t-elle; vous allez, mon cher monsieur, aller vous poster chez le chanoine Villemur, avec votre ami… cet ami dont vous me parliez.
– Mais madame, fit Maurevert, cet ami est déjà payé, déjà à son poste. Et les cinquante mille livres que Votre Majesté veut bien m’octroyer…
– Sont pour vous dédommager d’un injuste soupçon, fit Catherine avec son plus charmant sourire, et aussi pour vous récompenser des nouvelles que vous m’apportez. Le miracle?
– Le miracle est fait, madame, dit Maurevert en reprenant tout son aplomb. Le peuple, autour du couvent, crie Noël, le moine Lubin est porté en triomphe, l’eau de la chaudière s’est changée en sang, comme plus de vingt mille personnes pourraient en témoigner.
– Admirable!… Vous êtes précieux, monsieur.
– Oh! madame, soyons juste. C’est le prieur qui a tout fait. Le prieur, et aussi un certain frère Thibaut.
– Ainsi, le peuple crie au miracle?
– Oui, madame, et chacun sait d’ailleurs que les miracles de chaudière sacrée sont toujours le présage de quelque bonne pendaison d’hérétiques. Aussi ai-je commencé par en saisir deux qui, justement, passaient à ma portée. Seulement, j’ai rendu la liberté à l’un d’eux.
Une expression de surprise et d’inquiétude se peignit sur le visage de la reine.
– Celui à qui j’ai rendu la liberté, continua Maurevert, celui que je crois bien avoir sauvé des mains de la foule furieuse, c’est un d’importance… Mais j’ai cru remarquer que Votre Majesté le tenait en estime… C’est celui qu’on appelle le comte de Marillac.
La reine n’eut pas un tressaillement. Elle demeura souriante, presque indifférente. Mais Maurevert eût frémi d’épouvante s’il avait pu entendre le rugissement du cœur de cette mère. Sans la moindre émotion, elle, dit très simplement:
– Vous avez bien fait d’épargner M. de Marillac; il est de mes amis… Et l’autre?
– L’autre, madame!… Daigne Votre Majesté me permettre de lui rappeler une promesse qu’elle a bien voulu me faire?
– Laquelle? dit la reine étonnée.
– Madame, je porte au visage une marque ineffaçable. Tant que je n’aurai pas vengé d’effroyable manière l’insulte…
– Ce coup de fouet? dit la reine.
– Oui, madame, fit Maurevert en grinçant des dents. On dirait, en effet, un coup de cravache… Eh bien, madame, l’homme que j’ai pris devant le couvent, c’est celui qui m’a marqué!
– Le chevalier de Pardaillan!
– Oui, Majesté…
– Ah! décidément, songea Catherine en frémissant de joie, c’est un homme admirable que ce Maurevert!
– Madame, reprit le bravo, j’ose vous rappeler que vous m’avez donné cet homme pour en faire ce que bon me semblerait…
– Où est-il? demanda Catherine.
– Enfermé dans une cellule du couvent.
– Et où voulez-vous le mettre?
– À la Bastille, si Votre Majesté m’en donne l’ordre.
Catherine parut réfléchir quelques instants. Il fut impossible à Maurevert de savoir si la prise du chevalier lui causait une joie, une satisfaction quelconque.
– Et que voulez-vous faire de ces deux hommes? reprit-elle tout à coup.
– Votre Majesté a dit: ces deux hommes? fit Maurevert étonné.
– Oui, l’autre… le père, le vieux truand a été pris chez M. le maréchal de Damville qui m’en a fait prévenir: il est au Temple. M. le maréchal, pour des raisons que j’ignore, m’a demandé un ordre d’avoir à questionner le vieux diable à quatre. M. le maréchal veut assister lui-même à la question. Mais tout cela est assez grave, en somme. Aucun jugement n’a été pris… J’avoue que je suis assez surprise de l’attitude du duc de Damville; il veut faire là un métier qui n’est pas le sien… Ah! est-ce que, par hasard, le Pardaillan posséderait des secrets précieux?
– Que Votre Majesté m’en donne l’ordre, et je saurai bien lui arracher ces secrets.
– Vous comprenez, moi, je n’ai aucun sujet de haine contre ce Pardaillan auquel vous en voulez tant…
– Le chevalier a insulté Votre Majesté en plein Louvre…
– Ce n’est pas bien sûr qu’il ait eu pensée de m’offenser. Et ce jeune homme a d’ailleurs rendu un grand service au roi en sauvant un jour sa cousine d’Albret qu’il tira d’une fort mauvaise situation. Hélas! pauvre reine de Navarre!… Cela ne l’a pas empêchée de mourir… c’est un grand malheur… Il eût été si facile de s’entendre avec elle! Ce n’est pas comme ce M. de Coligny qui est vraiment intraitable! À quelles extrémités en sommes-nous réduits!…
Maurevert eût vainement entrepris de suivre la pensée tortueuse de la reine. Il était, d’ailleurs, trop occupé de sa propre haine et tremblait que le chevalier ne lui échappât.
La reine reprit avec un soupir.
– Je vous ai donné ces deux hommes, je ne m’en dédirai pas. Il faudrait donc, pour bien faire, les mettre ensemble?… Et puisque le vieux se trouve au Temple, c’est donc au Temple que nous enverrons le jeune?
En même temps, elle signait un ordre d’arrestation.
– Ah! madame, au Temple ou à la Bastille, peu importe, pourvu que je les tienne… surtout le chevalier!
– Et vous dites que vous vous chargeriez de les questionner?
– Oui, madame. Et cela suffira à ma vengeance, dit Maurevert avec une sinistre expression qui ne laissa aucun doute à Catherine.
– Prenez-les donc, dit la reine en tendant l’ordre d’arrestation.
Maurevert s’en empara avidement, et s’inclinant:
– Votre Majesté me donne-t-elle congé? fit-il d’une voix tremblante.
– Un moment, Maurevert. Quand comptez-vous appliquer la question à vos deux ennemis?
– Dès tout à l’heure, madame. Le temps de faire transférer le chevalier au Temple, et de faire prévenir le tourmenteur juré.
– Qui ne voudra instrumenter qu’en présence des juges!
– C’est vrai! fit Maurevert atterré.
– À moins qu’il n’ait un ordre positif! reprit la reine.
Et elle écrivit rapidement quelques mots sur un papier qu’elle tendit à Maurevert.
C’était un ordre d’avoir à appliquer la question ordinaire et extraordinaire aux deux Pardaillan, dans la prison du Temple, le samedi 23 août, à dix heures du matin.
– Il faudra donc que j’attende jusque-là! grinça Maurevert.
– Eh! mon cher monsieur, j’ai patienté plus que vous, moi. Qu’est-ce que cinq jours? Car nous sommes à dimanche soir…
– C’est vrai. Que Votre Majesté me pardonne.
– Un dernier mot. Je ne veux personne dans la chambre des questions; personne que vous et le maître bourreau. Est-ce entendu?
– Votre Majesté peut se rassurer.
– Et vous me rapporterez fidèlement les aveux de ces deux hommes?
– Je vous le jure madame!
– C’est bien. Maintenant, sachez une chose, monsieur. C’est que je vous donne la vie de ces deux hommes, contre la vie de M. de Coligny que m’a promise… votre ami. Donc il faut que d’ici samedi au plus tard…
– Dès demain matin, madame, mon ami prendra position dans le cloître Saint-Germain-l’Auxerrois…
Catherine sourit. Et qui l’eût vue sourire à ce moment eût vraiment cru qu’elle convenait d’une partie de plaisir avec un des mignons de son fils d’Anjou.
Maurevert se retira la tête en feu, la gorge sèche, avec une joie effroyable dans le cœur.
– Voilà qui se dessine, murmura Catherine de Médicis… Monsieur l’amiral, dites un pater et un ave, si toutefois vous savez vos prières… Quant à ces deux spadassins, je saurai quel secret Damville voulait leur arracher… il y a justement dans la chambre des tortures du Temple un cabinet noir où je serai à merveille pour tout voir et tout entendre.
À ce moment, Paola, la suivante florentine, entra et dit:
– Madame, M. le comte de Marillac est dans vos antichambres qui s’entretient vivement avec M. de Nancey.
Le sourire de la reine demeura figé sur ses lèvres.
– Et que veut-il, ce cher comte?
– Je crois qu’il prie le capitaine de demander pour lui une audience immédiate à Votre Majesté.
– Eh bien, va dire qu’on peut l’introduire.
Et son sourire se fit plus doux encore, plus paisible, d’une expression plus sereine, tandis qu’elle grondait:
– Que ne puis-je te faire arrêter, toi aussi. Ce serait si simple!… Oui… mais s’il parlait!… Non, non… Patience, patience… encore un jour!… Si je le tuais maintenant, d’ailleurs, cette pécore d’Alice serait capable… Allons donc! je les tiens tous les deux! ne gâtons rien!… Bonjour, mon cher comte… on me dit que vous désirez m’entretenir, et vous le voyez, je remets à plus tard les affaires de l’État pour vous recevoir sur le champ.
En effet, Marillac venait d’entrer.
La reine écarta de la main les lettres qui étaient devant elle.
Le comte, pâle, agité, violemment ému, s’approcha sur un signe qu’elle lui adressa.
– Voyons, reprit celle-ci, qu’êtes-vous venu me demander?…Si tout est prêt pour la cérémonie de demain soir? Ne craignez rien, ami, j’ai trop de souci de votre bonheur…
Marillac fléchit le genou.
– Votre Majesté, dit-il d’une voix tremblante, me comble d’une telle bienveillance que je serais ingrat de douter… Non, madame, ce n’est pas de moi qu’il s’agit. Je suis venu demander grâce.
– Grâce? fit la reine avec étonnement.
– Ou plutôt justice. Un de mes amis vient d’être saisi. Un ami madame! Un frère! Le plus dévoué, le plus charmant gentilhomme: esprit étincelant, cœur tendre, courage indomptable, voilà l’homme…
– Il suffit, comte, dit la reine avec émotion. Il suffit que vous aimiez cet homme pour que je lui veuille tout le bien que je vous veux à vous-même. Son nom?
– Hélas, madame! Il a eu le malheur de vous déplaire à deux reprises différentes; une première fois, dans une entrevue qu’il eut avec vous au Pont-de-Bois, dans cette même salle où j’eus, moi, le bonheur de vous connaître! Une deuxième fois, au Louvre, dans le cabinet de Sa Majesté le roi…
– Comte, dit Catherine de sa voix mélancolique, tant de gens m’ont déplu… je tâche à les oublier… quand on me connaîtra mieux, on ne cherchera plus à me déplaire.
Marillac jeta un regard ardent sur la reine.
– C’est le chevalier de Pardaillan, dit-il.
La reine parut chercher un instant dans sa mémoire, puis frappant ses deux mains l’une contre l’autre:
– Ah! oui!… Eh bien, j’avais complètement oublié ce jeune homme à qui je me souviens maintenant d’avoir offert d’entrer à mon service. Et vous dites qu’il est arrêté?
– Oui, madame. Et je viens vous prier de lui rendre la liberté. Je me porte garant que le chevalier n’a rien pu entreprendre ni contre le roi ni contre Votre Majesté. Si une prière était insuffisante, je crois que le roi de Navarre en personne n’hésiterait pas à intervenir en faveur de mon noble ami… mais j’ose espérer, madame, que ma supplique…
– Vous avez raison, mon cher comte. Un mot de vous peut faire autant, sinon plus, qu’une parole du roi de Navarre.
Ces mots prononcés avec un accent de rude franchise produisirent dans l’esprit de Marillac la plus bienfaisante impression.
– Nancey! appela la reine en frappant de son marteau.
Le capitaine des gardes apparut bientôt.
– Nancey, demanda la reine, êtes-vous au courant de l’arrestation d’un jeune gentilhomme, le chevalier de Pardaillan?
– Oui, madame. C’est ce cavalier qui, arrêté une première fois, s’est évadé de la Bastille.
– Qui a donné l’ordre? dit Catherine en fronçant le sourcil.
– Sa Majesté le roi. Je crois que ce jeune homme est accusé rébellion. En tout cas, on sait qu’il a résisté par deux fois aux soldats du roi.
– Ah! madame, s’écria Marillac, je vais vous dire en quelles circonstances…
– Chut! fit la reine. C’est bien, Nancey.
Le capitaine se retira.
– Mon cher enfant, reprit alors Catherine, je vais vous donner une preuve de… ma bienveillance… telle que mes fils Henri et François pourraient seuls en attendre de moi… Demeurez ici jusqu’à mon retour.
Marillac s’inclina profondément. Il tremblait. Un bouleversement se faisait dans son esprit. La conviction, entrait en lui profonde, indéracinable, que la reine avait pour lui une affection profonde, affection de mère. Il se reprochait ses soupçons comme un crime.
Coupable? criminelle? hypocrite? cette femme qui le regardait avec une pareille douceur, qui lui parlait avec cette agitation que lui seul pouvait comprendre! Cette reine puissante, altière, jalouse de son autorité, qui, sur la simple demande d’un pauvre gentilhomme comme lui, entreprenait sans hésiter, sans réfléchir, de sauver un rebelle!
Et il n’était pas jusqu’à cette confiance illimitée de la reine qui ne lui inspirât une gratitude dont se gonflait son cœur, confiance que la soupçonneuse, Catherine n’eût peut-être pas témoignée au roi lui-même.
En effet, la reine le laissait seul! Et là, devant lui, se trouvaient les lettres qu’elle écrivait, secrets d’État, sans aucun doute!
Ah! plutôt que d’essayer de lire, plutôt que de jeter un regard sur ces secrets augustes, il se fût aveuglé sur l’heure!
Catherine demeura absente une demi-heure pendant laquelle elle ne perdit pas de vue un instant le comte de Marillac.
Un seul point demeurait obscur dans l’esprit du comte.
Maurevert lui avait déclaré que Pardaillan était arrêté par ordre de la reine-mère.
Or la reine paraissait avoir oublié jusqu’au nom du chevalier!
Nancey affirmait que l’ordre venait du roi.
Simples contradictions, après tout! Et puis, qu’était-ce que cette obscurité imperceptible dans la grande clarté radieuse qui jaillissait des paroles, du regard, de toute l’attitude de Catherine!
Soudain, celle-ci rentra: elle rayonnait.
– Nous avons cause gagnée! fit-elle gaiement.
– Ah! madame, murmura Marillac d’une voix que l’émotion rendait sourde, quand donc Votre Majesté me demandera-t-elle ma vie!… Ainsi, mon ami… le chevalier… de Pardaillan… il est libre?
– J’ai la parole du roi. J’avoue que je ne lui ai pas arrachée sans peine. Il paraît que votre ami conspire avec M. le maréchal de Montmorency…
– Lui!… Ah! madame, tenez, puisque l’occasion s’en présente, laissez-moi vous dire ce que le maréchal…
– Silence, comte… Ce ne sont pas là mes affaires, et puis si M. de Pardaillan a quelque chose à me dire au sujet du maréchal, il me le dira lui-même.
– Comme vous êtes une grande reine! fit Marillac avec une expression de tendresse qui eût désarmé Catherine si un sentiment humain eût encore eu prise sur elle.
– Hélas! dit-elle en haussant les épaules, je suis simplement une femme qui a souffert, et la douleur, mon cher comte, est la bonne école de l’indulgence… Je ne veux pas savoir si votre ami conspire ou non. Je veux savoir seulement qu’il est votre ami. Dites-lui que vos amis sont les miens. Dites-lui que s’il a quoi que ce soit à me demander pour lui-même ou pour le maréchal, je le recevrai après-demain matin, à dix heures, lorsque le roi aura achevé de l’interroger…
– Sa Majesté désire donc interroger le chevalier?
– Oui! j’ai pu obtenir cette énorme dérogation à toutes les procédures. Au lieu d’être interrogé par un juge, votre ami le sera par le roi… et si ses réponses sont satisfaisantes, s’il explique pourquoi il demeure renfermé dans l’hôtel de Montmorency… on le tiendra quitte de tout le reste, c’est-à-dire de la triple affaire du Louvre, du cabaret incendié et de la bataille rue Montmartre.
– Ah! madame, s’écria Marillac radieux, l’explication est des plus simples! Pardaillan et le maréchal ne demandent qu’à quitter Paris… si vous saviez!… il n’y a sous tout cela qu’une affaire d’amour…
– Eh bien, mon cher comte, trouvez-vous après-demain matin au lever du roi, et vous emmènerez vous-même votre ami. Mais répétez-lui bien que je voudrais le voir.
– Madame, il ne quittera pas le Louvre sans avoir déposé à vos pieds l’hommage de son dévouement, de sa reconnaissance, et…
Marillac allait ajouter, songeant aux soupçons de Pardaillan:
– De ses remords…
Il se retint, de crainte que le mot ne parût avoir trait à cette conspiration dont on parlait, et il acheva:
– Quant à moi, ma vie vous appartient.
Un éclair flamboya dans les yeux de Catherine. Mais Marillac ne vit pas cet éclair, qui l’eût épouvanté, penché qu’il était devant la reine.
– Adieu, comte, dit celle-ci. À demain soir, d’abord… dans Saint-Germain-l’Auxerrois… puis, au Louvre, après-demain matin…
Le comte sortit enivré.
Il se rendit à pied jusqu’au couvent. Comme il y arrivait, un cavalier en sortait, montait à cheval et disparaissait dans la direction du Louvre. Le comte demanda à être introduit auprès de l’abbé, ou tout au moins auprès du prieur. Ce fut le prieur qui le reçut au parloir.
– Monsieur, demanda-t-il – et ce terme fit faire la grimace au révérend prieur – y a-t-il inconvénient à ce que vous me disiez si M. le chevalier de Pardaillan est encore dans votre couvent?
– Aucun inconvénient: ce jeune homme est encore ici. Il devait être transféré à la Bastille. Mais je viens de recevoir un ordre du Louvre, qui m’enjoint de le garder jusqu’à mardi matin dans la meilleure chambre du couvent: je lui ai cédé la mienne, c’est tout ce que je pouvais faire.
– Et, mardi matin, qu’arrivera-t-il? demanda Marillac palpitant.
– J’ai ordre de remettre ce jeune homme en liberté, en lui disant simplement que le roi veut lui parler à son lever et qu’une auguste personne compte sur son honneur de gentilhomme pour…
– Il ira! Je vous en réponds, moi! s’écria Marillac transporté. Mais, dites-moi, mon digne monsieur, ne pourrais-je voir le chevalier quelques instants?
Le prieur réfléchit:
– Monsieur, dit-il, je n’y verrais pour ma part aucun obstacle. Mais je n’ai reçu aucun ordre à ce sujet. Mettez-vous à ma place… Vous avez été arrêté tous deux aujourd’hui, vous voici libre. Votre compagnon le sera mardi matin. Il y a dans tout cela quelque chose qui me dépasse, et je me demande si on n’a pas voulu vous séparer… Alors, vous comprenez?
– Oui, oui, fit Marillac en souriant… Je n’insiste pas. Du moins, vous pouvez dire au chevalier que je serai ici mardi matin pour l’accompagner au Louvre.
– Oh! quant à cela, chose facile, dit le prieur avec bonhomie. La commission sera faite dans cinq minutes.
Le comte salua et se retira, l’âme ravie…
Et pourtant il sentait peser sur lui une indéfinissable angoisse qui ressemblait vaguement à de la terreur.
– C’est la joie, s’affirma-t-il. Voyons, récapitulons tout mon bonheur. Demain matin, c’est le mariage du roi Henri à Notre-Dame. Bon. Après cela, je suis libre. Je demande un congé jusqu’au moment de l’entrée en campagne. Demain soir, à minuit… ma mère, oui, ma mère elle-même daigne conduire mon Alice à l’autel, et un prêtre m’unit enfin à celle qui est toute ma vie… Un prêtre! Bah! je puis bien faire cela pour ma mère!… Et puis, j’ai l’exemple du roi sous les yeux… Bon! Après-demain matin, je vais prendre Pardaillan, je le conduis au Louvre, j’obtiens pour le maréchal et sa famille une autorisation de franchir les portes… Nous partons tous!… Ah! ma mère! qui m’eût dit, il y a quelques mois, que je vous devrais tant de bonheur!
Il faisait nuit noire.
Des groupes silencieux traversaient les rues. Il y avait dans les profondeurs obscures de Paris des rumeurs inaccoutumées…
«Les Parisiens se préparent aux grandes fêtes qui commenceront demain! songea Marillac.»
Le prieur avait menti en disant que le chevalier se trouvait encore dans son couvent; depuis plus d’une heure déjà, une escorte de vingt cavaliers commandée par Maurevert était arrivée: le chevalier tout ligoté avait été porté dans une voiture fermée. Et la voiture s’était élancée au galop, entourée par les cavaliers.
Elle s’arrêta devant la prison du Temple.
Le vaste enclos conservait encore à cette époque le nom qu’il avait reçu jadis au temps où les moines-soldats qu’on appelait des Templiers l’avaient habité. Il se nommait Ville neuve du Temple, comme s’il eût été une ville dans la ville.
Pourtant, depuis plus de deux siècles, les Templiers avaient été exterminés, et les chevaliers de Malte qui les avaient remplacés s’étaient dispersés depuis longtemps.
La plupart des bâtiments tombaient en ruine dès cette époque.
Il ne restait plus guère de solide que la vieille tour où deux cent vingt ans plus tard, Louis XVI devait être enfermé avant d’être conduit à l’échafaud.
Vers 1802, les murailles de l’enclos achevèrent d’être abattues.
Et en 1811, ce fut la tour elle-même qui fut démolie: de tout ce sombre passé inscrit sur les pierres noires, il ne resta plus que l’ineffaçable souvenir des drames qui s’étaient joués là.
Quant à l’emplacement du vieux Temple, on sait qu’un vaste marché s’y est élevé. Ce marché disparaît ou va disparaître, et bientôt des maisons neuves vont s’élever sur l’enclos des Templiers, dont il ne restera plus que le nom jusqu’à ce qu’un conseil municipal quelconque efface ce nom lui-même.
Ainsi les choses du passé, par successives poussées, entrent dans le néant définitif comme les feuilles de la forêt sont lentement refoulées dans le sol jusqu’à ce qu’elles se désagrègent et deviennent de l’humus.
En 1572, la tour du Temple servait déjà de prison. Et déjà même, François Ier l’avait employée à cet usage.
Mais elle avait aussi une autre destination – et ceci est important pour la suite de notre récit.
Elle servait de coffre-fort; Catherine y avait déposé son trésor particulier, qu’elle fit ensuite transporter au nouvel hôtel de la reine. Mais le trésor royal de la couronne y demeura. Cet exemple fut, par la suite, suivi par quelques rois qui y établirent des cachettes compliquées. Ainsi les oubliettes qui avaient dévoré de malheureux prisonniers devinrent des cavernes pleines d’or et d’argent.
Donc, prison et trésorerie, voilà ce qu’était la tour du Temple à l’époque que nous essayons d’évoquer.
Autour de cette haute bâtisse carrée dont chaque angle se hérissait d’une tourelle terminée par un toit conique, il y avait une atmosphère d’épouvante.
Quant aux prisonniers qu’on y enfermait, c’étaient en général des prisonniers d’État, des gens qui avaient surpris quelque secret, des gentilshommes qui avaient peut-être regardé le roi en face, enfin des êtres dangereux.
Le Temple avait son gouverneur, sa garnison, commandée par un capitaine, sa chambre de torture, ses cellules convenablement aménagées, ses cachots, ses souterrains, ses oubliettes, enfin tout ce qui constituait une bonne prison comme celles de la Bastille, du Châtelet, de Notre-Dame, du Louvre, etc.
Le gouverneur s’appelait Marc de Montluc; c’était le fils de ce Blaise de Montluc qui, en Guyenne, tailla les huguenots avec tant d’ardeur qu’on l’appela le Boucher royaliste, et qui a laissé des Commentaires où il se vante lui-même avec une terrible naïveté des horreurs qu’il accomplit.
Quant à Marc de Montluc, digne fils d’un tel père, il avait la tournure et l’âme d’un geôlier. C’était un homme de trente-cinq ans, cheveux roux en broussaille, encolure de taureau, visage flétri par les vices, regard sanglant – une belle brute qui ne s’apaisait que devant un flacon de vin ou devant une fille.
D’ailleurs, il faut être juste: il ne recherchait pas les vins rares, et pourvu que son gobelet fut plein dès qu’il l’avait vidé, il s’inquiétait peu de la qualité du contenu; quant aux filles, il ne leur demandait ni la grâce ni la beauté, l’impudeur excessive était la vertu qu’il recherchait en elles. Il les prenait n’importe où, et la plupart des ribaudes de la cour des Miracles avaient défilé dans sa chambre où l’orgie avait élu domicile.
Le vieux Blaise de Montluc avait servi sous le connétable de Montmorency, d’abord, puis sous le maréchal de Damville. Et c’était à Damville qu’il avait recommandé son fils. Le maréchal lui avait obtenu cette fonction de gouverneur du Temple en se disant que peut-être un jour il aurait besoin d’une créature dans cette prison, au cas où il y serait enfermé…
Lorsque Damville se fut emparé du vieux Pardaillan, il l’expédia donc tout droit au Temple: il se méfiait de la Bastille dont le gouverneur Guitalens, bien que de ses amis, ne lui semblait pas assez énergique.
Puis il rendit compte de sa capture à la reine Catherine et s’en prévalut naturellement comme d’un grand service.
Le maréchal se réservait de questionner lui-même le vieux routier.
Son plan devait être renversé par Maurevert qui, ayant capturé le chevalier de Pardaillan, fut chargé par Catherine de procéder à l’opération de la question. On a vu que la reine avait l’intention d’assister, cachée, à cette opération.
On a vu, en outre que la reine avait fixé au samedi 23 août, dans la matinée, la torture des deux Pardaillan.
Et cette torture qui devait être la vengeance de Maurevert, elle l’avait présentée au bravo comme la récompense de l’assassinat de Coligny.
Maurevert donnait un cadavre à la reine. La reine lui en donnait deux. C’était royalement payé.
Depuis l’instant où il avait été transporté dans le couvent, le chevalier n’avait pas ouvert les yeux. Il songeait. Le visage immobile, un pli d’ironie au coin des lèvres, il attendait le coup mortel. Car il ne doutait pas que Maurevert ne fût décidé à le tuer.
«Je voudrais bien savoir pour quel compte ce Maurevert m’assassine. Je ne crois pas qu’il ait gardé rancune du coup d’épée à revers dont je le souffletai; il n’en a gardé que la marque. Voyons, qui me fait tuer? La grande Catherine? Peut-être! Pourquoi? Parce que j’ai refusé de lui tuer son fils. Pauvre ami! je crois que nous allons mourir ensemble… Au fait, le duc d’Anjou n’est peut-être pas étranger à ce qui m’arrive là?… Quand je pense que je le traitai de laquais! Hum, c’était dur… À moins que le duc de Guise et M. de Damville… pourquoi? Parce que je sais leur secret?… Que d’ennemis! Il faut avouer qu’il m’était difficile d’échapper à une pareille meute! Qu’ai-je donc à trembler? Eh bien, Loïse épousera le comte de Margency, voilà tout!»
Il fit un violent effort pour briser ses liens en se raidissant, en s’arc-boutant sur la tête et les pieds. Les cordes tinrent bon et il retomba en soufflant fortement.
Et toutes les fois que ce nom de Loïse revînt dans son triste monologue, le même effort le tordit dans un spasme impuissant.
Une dizaine d’hommes entrèrent tout à coup. Pardaillan rouvrit les yeux voulant regarder en face ses assassins. À sa grande surprise, il ne vit pas Maurevert, et ceux qui venaient d’entrer se contentèrent de le soulever et de l’emporter jusqu’à une voiture où il fut jeté tout ligoté. Au bout de vingt minutes, il comprit que la voiture passait sur un pont-levis. Puis il entendit le bruit grinçant d’une porte qu’on referme. Puis on le tira de sa prison roulante, et il reconnut qu’il était dans la cour du Temple. Il vit Maurevert qui causait avec un homme de haute taille, fort comme un hercule. Derrière cet homme, vingt gardes étaient alignés. Près de lui, deux geôliers portaient des flambeaux, car il faisait nuit.
– Monsieur de Montluc, disait Maurevert, vous êtes responsable de ces deux hommes jusqu’à samedi.
«Deux hommes? se demanda le chevalier. Pourquoi jusqu’à samedi?… Deux hommes! Ah! oui, Marillac…»
– C’est bon, monsieur de Maurevert, dit le gouverneur en riant; j’en aurai tellement soin qu’ils ne voudront jamais me quitter. J’en réponds donc jusqu’à samedi. Et alors, samedi?…
– Lisez ceci, dit Maurevert en tendant à Montluc un papier.
– Ah! ah! ricana le gouverneur. Question ordinaire…
– Et extraordinaire, monsieur de Montluc.
Le chevalier frissonna longuement.
– Pour samedi, à dix heures, bon!
– Prévenez le tourmenteur juré pour dix heures, dit Maurevert.
– Et les fossoyeurs pour midi! acheva Montluc avec son rire épais d’ivrogne.
Alors toute cette vision disparut, la cour noire, la face rouge du gouverneur, les torches, les gardes… Saisi par cinq ou six geôliers, il fut entraîné dans l’antre formidable et sombre de la Tour carrée.
On monta un escalier. Une porte fut ouverte. Le chevalier fut rapidement délié, puis poussé dans une sorte de cachot; la porte se referma.
– Bonsoir, messieurs! dit une voix que le chevalier reconnut pour celle de Montluc.
«Pourquoi messieurs?» se demanda-t-il.
À ce moment, quelqu’un le saisit à pleins bras, quelqu’un qu’il ne put reconnaître dans la profonde obscurité. Mais ce quelqu’un l’ayant embrassé en poussant force soupirs, finit par dire d’une voix rauque de douleur:
– Toi!… Toi ici!… Toi dans cet enfer!
– Mon père! s’écria le chevalier qui eut une seconde de joie intense.
Et tendrement, il serra à son tour le vieux routier dans ses bras.
– Nous sommes perdus, cette fois, reprit Pardaillan père. Pour Moi, le mal n’est pas grand. Mais toi! toi, mon pauvre chevalier!…
– Bon! Vous saviez bien que notre destinée était de mourir ensemble!
– Et vous aurez satisfaction, ricana derrière la porte la voix de Maurevert. C’est grâce à moi, messieurs, que vous êtes ici dans la même chambre; c’est grâce à moi que vous subirez la même torture; c’est grâce à moi que vous mourrez ensemble! Voilà votre coup de cravache payé!… Remerciez-moi, et bonsoir!… Samedi, à dix heures du matin, nous reprendrons la conversation, avec le bourreau en tiers.
– Misérable! hurla le vieux routier en se jetant sur la porte, qu’il secoua frénétiquement.
Le chevalier n’avait pas bronché.
Cette fois, d’ailleurs, il entendit des pas qui s’éloignaient.
– Viens! reprit Pardaillan en prenant son fils par la main. Viens t’asseoir, mon pauvre enfant…
Et comme il connaissait le cachot qu’il habitait depuis quelques jours, il conduisit le chevalier dans un coin où se trouvait entassée de la paille, à la fois siège et couchette des habitants de ce lieu sinistre.
Le chevalier allongea sur la paille ses membres endoloris par la pression des cordes. Le premier moment de joie instinctive passé, il éprouvait maintenant une douleur plus accablante qu’au moment où il avait été arrêté. Vaguement, sans se le dire, il avait compté sur son père pour sauver Loïse! Lui mort, le vieux serait encore là pour protéger la jeune fille et la mettre en sûreté. Voilà les calculs qui avaient donné à ce cœur généreux la force de regarder la mort en face.
Tout était fini! Le vieux Pardaillan était prisonnier comme lui.
Et alors, une nouvelle angoisse vint le saisir à la gorge, et cela lui parut si amer qu’il lui sembla qu’il allait mourir à l’instant.
Quoi! Son père! Il allait le voir torturer sous ses yeux! Il allait entendre les horribles cris du pauvre vieux qu’il avait tant aimé! Il allait voir ses membres se tordre et panteler sur le chevalet!…
Le chevalier éclata en sanglots. Il saisit dans ses bras la tête vénérée au vieux routier.
– Ô mon père! bégaya-t-il… mon pauvre père!…
Pardaillan demeura tout saisi, tout bouleversé d’entendre pleurer son fils.
C’était la première fois!…
Oui! Si loin qu’il remontât dans sa vie, jamais il n’avait vu pleurer le chevalier… Lorsque, tout enfant, il lui était arrivé de le corriger d’une taloche – bien rare du reste – le petit lui tournait le dos après l’avoir fièrement regardé, mais il ne pleurait pas!… Plus tard, lorsqu’après de longues années passées ensemble sur les routes à travers les mêmes aventures et les mêmes périls, il s’était décidé à partir seul de Paris, il avait bien surpris dans l’œil du chevalier, quelque chose comme une humide buée… mais il ne pouvait dire qu’il eût réellement pleuré! Lorsque le jeune homme éperdu d’amour avait eu cette conviction que sa Loïse ne serait jamais à lui, il n’avait pas pleuré encore!
Ces larmes brûlantes qui tombaient sur ses cheveux blancs lui causèrent une inexprimable sensation d’étonnement douloureux.
– Jean, dit-il d’une voix basse et tremblante, Jean, mon fils, je cherche vainement dans mon cœur des paroles de consolation… Comme tu dois souffrir, mon pauvre enfant!… Si jeune, si beau, si brave… Si je pouvais mourir deux fois, et que cela suffise aux misérables… mais non! c’est à toi qu’ils en veulent… ils ne m’ont pris que pour t’atteindre plus sûrement… Pleure, mon petit Jean, pleure avec ton vieux père qui se maudit de n’avoir que des larmes à t’offrir dans ce suprême moment… pleure ta jeune existence brisée…
Le chevalier fit un effort, refoula ses sanglots et répondit:
– Mon vénéré père, vous vous trompez. Je mourrai sans faiblir et saurai faire honneur à votre nom.
– C’est, donc ta petite Loïse que tu pleures?
– Non, mon père… Loïse m’aime… je le sais… et mourir avec cette certitude, voyez-vous, c’est mourir avec le paradis dans le cœur… Mais tenez, ne parlons plus de ce moment de faiblesse que je viens d’avoir… conservons toutes nos forces pour l’instant… où…
Le chevalier ne put achever et se mordit violemment les lèvres. Le vieux Pardaillan s’était levé et, habitué déjà à l’obscurité, arpentait furieusement le cachot.
– Chevalier, grondait-il, je ne suis qu’un sot! De m’être fait prendre ainsi, alors que je croyais prendre, je n’en reviens pas. Si je n’avais pas commis la folie d’aller me jeter dans la gueule du loup, je serais libre, et fût-ce même en mettant le feu à cette vieille tour, je te délivrerais!
Il raconta alors comment il s’était rendu à l’hôtel de Mesmes, croyant y trouver le maréchal seul et le forcer à se battre avec lui. De son côté, le chevalier raconta la scène du couvent. Enfin, brisé de fatigue, le jeune homme finit par s’endormir et sommeilla quelques heures…
Quand il ouvrit les yeux, il constata qu’une sorte de faux jour éclairait assez le cachot pour qu’on pût y voir.
Sa première idée fut d’examiner soigneusement la porte, puis l’étroite lucarne par où passait la lumière. Le vieux routier le laissa faire en secouant la tête. Lorsque le chevalier eut achevé son inspection, il se tourna vers son père.
– Ce que tu viens de faire, dit celui-ci, je l’ai fait pendant la première journée de mon emprisonnement. Et voici ce que j’ai pu apprendre: si nous parvenions à ouvrir la porte – et il faudrait pour cela dix à quinze jours de travail – nous tomberions dans un couloir qui n’a qu’une issue, laquelle est gardée par une trentaine d’arquebusiers…
– N’importe, mon père!… Mieux vaudrait, après tout, mourir d’une arquebusade.
– C’est juste; mais nous n’avons plus que quatre jours pour exécuter un travail qui en demanderait huit à des gens travaillant en pleine lumière, avec des outils. Et note qu’au premier bruit, la sentinelle dont tu entends les pas donnerait l’alarme.
– Et la lucarne? fit le chevalier avec un calme terrible.
– Regarde. Il faudrait desceller trois ou quatre de ces blocs cimentés pour arriver jusqu’aux barreaux, et alors, il faudrait desceller les barreaux eux-mêmes, et alors il faudrait descendre dans la cour toujours pleine de gardes…
– N’y a-t-il donc aucun moyen? aucun espoir?…
– Aucun moyen d’évasion, dit le vieux routier. Et quant à l’espoir, il ne nous en reste qu’un: celui de ne pas trop souffrir en mourant et de ne pas faire une trop vilaine grimace.
Avant de quitter le Temple, revenons pour quelques instants à cette violente figure de Montluc que nous n’avons fait qu’entrevoir. Après avoir fait conduire son nouveau prisonnier dans son cachot et souhaité à Maurevert qui se retirait toutes sortes de prospérités, le gouverneur du Temple était rentré dans son appartement. L’arrivée de Maurevert l’avait surpris en plein dîner: le prisonnier dûment verrouillé, Montluc reprenait tout simplement son dîner où il l’avait laissé.
– À boire! fit-il en se laissant lourdement tomber dans le fauteuil en chêne sculpté.
La salle à manger était vaste et riche. Des dressoirs en chêne, des aiguières d’étain poli pour se laver les mains, de belles vaisselles à fleurs, des flambeaux d’argent donnaient à cette salle une apparence de bourgeoisie cossue. Mais tout était en désordre. Il y avait de la poussière sur les vaisselles, et on avait négligé depuis longtemps de gratter la cire qui avait coulé le long des flambeaux. Les dressoirs étaient salis de taches, il y avait des toiles d’araignée aux solives du plafond.
Au milieu de cette salle se trouvait une table bien éclairée, chargée de venaisons diverses et surtout de flacons de toutes dimensions. Trois couverts étaient mis: celui de Marc de Montluc et ceux de deux jeunes femmes qui, en le voyant rentrer, lourd et pesant comme un homme qui ne veut pas tituber, se hâtèrent de remplir son gobelet, vaste récipient d’étain qui contenait une demi-pinte.
Ces deux femmes étaient à peine vêtues; leurs seins nus débordaient de leurs corsages ouverts; elles avaient les cheveux dénoués et le visage peint. Elles étaient jolies, malgré la flétrissure de la débauche; c’étaient deux fortes gaillardes, telles que les aimait Montluc, l’une rousse, d’un roux ardent comme une bête fauve, l’autre brune, avec une magnifique chevelure d’Espagnole. Ces deux femmes étaient des ribaudes…
La rousse se nommait tout simplement la Roussotte, et elle-même ne se connaissait pas d’autre nom.
La brune s’appelait Pâquette.
Toutes deux étaient douces, inoffensives, très bêtes, même pas fières de la splendeur un peu fanée de leurs chairs, dociles, passives, et enfin très honnêtes, attendu que contre la somme d’argent qui leur était dévolue, elles faisaient les plus louables efforts pour plaire à l’inconnu qui, pour une heure, devenait leur seigneur et maître.
Marc de Montluc vida d’un trait le large et profond gobelet qui venait de lui être présenté, puis il répéta:
– À boire! J’ai l’enfer dans la gorge.
– Ce doit être ce jambon, observa la Roussotte.
– Ou plutôt les épices de ce quartier de chevreuil, riposta Pâquette déjà jalouse.
– Quoi que ce soit, j’enrage, mes mignonnettes, j’enrage de soif et d’amour.
– Buvez donc, monseigneur! dirent ensemble les deux ribaudes qui, saisissant chacune un flacon, se mirent à verser en même temps dans le fameux gobelet; ce que voyant, Montluc éclata d’un tel rire que les vaisselles en tremblèrent.
Ce repas, cette orgie plutôt, fut ce qu’il devait être. Montluc qui était déjà ivre lorsque Maurevert était arrivé, eut de plus en plus soif. Les ribaudes, à force de boire, se firent bacchantes. Vers dix heures, elles avaient fini par laisser tomber les robes légères qui les couvraient encore; elles étaient entièrement nues, et Montluc, faune formidable, s’amusait dans son énorme gaieté à les porter toutes les deux à bras tendus, la Roussotte, à cheval sur le bras droit, Pâquette, à cheval sur le bras gauche. Puis il s’amusa encore à les envoyer au plafond comme des balles et à les recevoir dans ses bras. Elles riaient, écorchées d’ailleurs et toutes contuses. Pâquette avait une plaie au front. La Roussotte saignait du nez. La gaieté de Montluc devenait du délire. Parmi les vaisselles brisées, les flacons renversés, il imagina alors de lutter contre les deux ribaudes.
– Si je suis vaincu, hurla-t-il, je vous promets une récompense rare. Tête et ventre! La reine mère en serait jalouse!
La lutte commença aussitôt. Les deux ribaudes attaquèrent le colosse. Les trois nudités s’étreignirent en des enlacements furieux et formèrent un groupe cynique dont les attitudes furent des chefs-d’œuvre d’insolente impudeur.
Le mâle se laissa terrasser, accablé de baisers, de morsures et de coups de griffe, remplissant la salle du tonnerre de son rire.
– Voyons la récompense! crièrent en chœur la Roussotte et Pâquette.
– La récompense, bégaya Montluc, ah! oui…
– Est-ce ce beau collier que vous nous fîtes voir? demanda Pâquette.
– Non, par le diable, c’est mieux que cela!
– Doux Jésus! s’écria la Roussotte, cette ceinture toute en soie bleue passementée d’or?
– Mieux encore, fit l’ivrogne en cherchant à rassembler ses idées, je veux… vous mener… écoutez, mes brebis…
– Voir les baladins! s’écrièrent les ribaudes en frappant des mains.
– Non… voir torturer…
La Roussotte et Pâquette se regardèrent inquiètes, dégrisées, un peu pâles.
Montluc asséna sur la table un coup de poing qui renversa un flambeau.
– À boire! dit-il. Je veux… vous mener… à la question… vous verrez le chevalet… et comme on enfonce… les coins… ah! ah!… ce sera beau, par saint Marc! Il y aura deux questionnés… ils n’en sortiront pas vivants, à boire!
– Qu’ont-ils fait? demanda Pâquette en frissonnant.
– Rien, dit Montluc.
– Sont-ils jeunes? vieux? gentilshommes?
– Un vieux… monsieur de Pardaillan… et un jeune… monsieur de Pardaillan… le père et le fils…
Les deux ribaudes firent le signe de croix.
Lorsque le rire de Montluc se fut apaisé, la Roussotte demanda:
– Et quand verrons-nous appliquer la question, monseigneur?
– Quand? fit Montluc. Ah! voilà… Attendez…
Un travail confus se fit dans la cervelle épaissie de l’ivrogne. Une lueur de raison lui fit entrevoir les conséquences que pourrait avoir pour lui la fantaisie qui venait de lui passer par la tête. Il risquait sa place, un procès peut-être!…
Et, pourtant, il ne voulait pas se rétracter, avoir l’air de reculer…
Une idée soudaine l’illumina, et comme la question devait être appliquée le samedi matin, il bredouilla:
– Dimanche, mes brebis… venez dimanche… à la première heure… n’oubliez pas… dimanche!…