XXXI LES MYSTÈRES DE LA RÉINCARNATION

Vers ce moment-là, c’est-à-dire entre deux et trois heures du matin, à cet instant solennel où des souffles d’angoisse faisaient frissonner la nuit, une scène effroyable se déroulait au Temple, avec, pour uniques personnages, le vieux routier et son fils, le chevalier de Pardaillan.


C’était une de ces scènes qui, par l’épouvante qu’elles dégagent, dépassent l’imagination, et devant lesquelles la plume du romancier hésite et tremble.


Il faut pourtant que nous la racontions, puisque deux héros de ce récit en furent les acteurs.


Mais pour la présenter au lecteur dans son exorbitante horreur, pour lui faire comprendre ce qu’il y avait de tragiquement exceptionnel, de monstrueux, de délirant, dans la situation où se trouvaient placés les Pardaillan, nous devons, pour quelques moments, nous attacher aux faits et gestes d’un personnage sur lequel nous concentrons toute notre attention.


Ce personnage, c’était l’astrologue de la reine: Ruggieri.


Ruggieri était sans doute l’homme le plus convaincu de la cour de France. Il avait la foi. Il croyait, d’une croyance profonde et sincère, à la possibilité de l’Absolu. Était-ce un fou? C’est possible, sans que ce soit certain. Quel homme, d’ailleurs, n’a été tenté par l’Absolu? De nos jours, Ruggieri eût été un de ces paisibles savants qui se passionne pour la découverte des secrets naturels. Et après tout, nul ne peut préjuger des limites qui séparent le possible de l’impossible. Il y a seulement trente ans, la recherche de la liquéfaction de certains gaz, de l’air, par exemple, était considéré comme une folle tentative en chimie: pourtant, l’air a été liquéfié.


Ruggieri portait en lui le mystère du Moyen Age agonisant. Né à Florence, il était peut-être le fils de quelque magicienne syriaque ou égyptienne, qui lui avait transmis l’amour des études ésotériques.


L’alchimie et l’astrologie étaient la double et incessante préoccupation de cet homme. Et cet esprit ténébreux, ondoyant, insaisissable, quand il se transportait dans le domaine des réalités vivantes, devenait d’une fermeté, d’une lucidité extraordinaires quand il abordait les spéculations où tant de génies ont sombré, depuis les mages de la Chaldée jusqu’à Lulle, Nicolas Flamel jusqu’à Paracelse, jusqu’à Leibnitz, jusqu’à Spinoza.


En cherchant la pierre philosophale, en manipulant et en combinant des corps chimiques, Ruggieri avait trouvé des poisons redoutables; il avait trouvé des parfums charmants; il avait trouvé des cosmétiques merveilleux: découvertes insignifiantes pour lui.


Par l’astrologie, il cherchait:


Sur le front des étoiles,

Ce que la nuit des temps renferme dans ses voiles,


pour citer une parole somptueuse vraiment du glorieux et admirable La Fontaine.


Mais il faut noter que, pour Ruggieri, la pierre philosophale et la connaissance de l’avenir par les astres n’étaient que deux formes de l’Absolu. Ses études ésotériques comprenaient une troisième forme, qui était la recherche de l’immortalité de l’homme.


Ainsi donc: la toute-puissance par la richesse infinie, la science absolue par la connaissance de l’avenir; la parfaite jouissance de la vie par l’immortalité, voilà le rêve fabuleux qui hantait ce cerveau.


Cet homme qui tremblait devant Catherine, laquelle n’était après tout que son élève, cet homme, gauche et timide devant les grands, cet homme qui s’était ravalé à d’abominables besognes pour complaire à la vieille reine, devenait dans son laboratoire une sorte de géant; alors, soit que l’orgueil de ses précédents travaux l’aveuglât, soit que l’excès même du travail l’eût conduit aux portes de la folie, son esprit déployait des ailes d’une envergure démesurée, et il se lançait dans les abîmes de l’insondable.


Quand il était fatigué de regarder au ciel, il redescendait à la chimie; quand il était fatigué de se pencher sur ses creusets, il se colletait avec la mort…


Et, courbé sur le cadavre de quelque supplicié qu’il avait acheté au bourreau, il cherchait, oui, il cherchait le moyen de faire revivre ce cadavre!…


«Qu’est-ce que le cœur? songeait-il: un balancier. Qu’est-ce que le sang? Le charroi de la vie. Voici un corps. Le sang y est toujours, c’est-à-dire le moyen de véhiculer la vie. Le cœur y est toujours, c’est-à-dire le régulateur nécessaire aux mouvements de la vie. Nerfs, muscles, chair, cerveau, tout y est. Or, ce corps, tel qu’il est maintenant, vivait ce matin. Il a suffi qu’une corde l’ait serré au cou pour qu’il devienne cadavre. Et cependant, il est tel qu’il était avant la pendaison. Que manque-t-il à ce corps de matière? Évidemment le corps astral qui mettait en mouvement le balancier et charriait de la vie à travers les veines. Ce que j’appelle mort n’est que la séparation du corps astral et du corps matériel. Voici le corps matériel inerte, prêt à se décomposer. Mais le corps astral qui l’a quitté vit par là, quelque part, tout près d’ici, sans aucun doute. De quoi s’agit-il donc, en somme? D’obliger ce corps astral à se réincarner en ce corps matériel. Voilà tout. Si je trouve le charme ou l’incantation qui forcera le corps astral à rentrer dans cette enveloppe, cet homme sera donc ressuscité… Et lorsque j’aurai trouvé cela, ne trouverai-je donc pas du même coup le moyen d’obliger le corps astral à ne jamais quitter le corps matériel… c’est-à-dire l’immortalité!»


Quand il avait bien ainsi rêvé, Ruggieri modelait une statuette de cire qui représentait à ses yeux le corps astral du cadavre. Et sur ce simulacre, il essayait ses incantations…


Quelquefois, il lui avait semblé voir le cadavre tressaillir comme prêt à se réveiller. Mais l’illusion s’envolait bientôt.


À force de triturer le problème sous toutes ses faces, un jour, il se frappa le front:


– Quelle erreur! murmura-t-il. Je dis que le sang est dans le cadavre. Oui, il y est. Mais il n’y est plus à l’état liquide. Il est coagulé. Il ne peut plus charrier la vie. Il faudra donc au prochain cadavre que j’achèterai, il faudra qu’avant toute incantation, je lui transfuse un sang vivant!…


Or, maintenant que nous avons complété le portrait de Ruggieri, maintenant qu’une lumière livide, mais nécessaire, a été projeté sur cette monstrueuse silhouette, nous prierons le lecteur de se transporter de cinq jours en arrière, jusqu’au moment où le groupe d’hommes que nous avons signalé en temps et lieu, pénétra dans l’église Saint-Germain-l’Auxerrois et enleva le cadavre de Marillac.


Catherine s’était montrée généreuse: à Panigarola, elle laissait le cadavre d’Alice; à Ruggieri, elle envoyait celui de son fils. Ruggieri attendait, en effet, hors l’église. Quand il vit les hommes qui emportaient Marillac mort, il s’approcha et prononça quelques paroles, sans doute un mot de reconnaissance.


Alors, il fit un signe, et les funèbres porteurs se mirent à le suivre.


Arrivé rue de la Hache, Ruggieri s’arrêta non loin de la maison qu’avait habitée Alice de Lux, et ayant fait déposer le cadavre à terre, il renvoya les porteurs. Quand il fut bien sûr que ces gens étaient partis et ne l’épiaient pas pour savoir où il entrait, il alla ouvrir une petite porte basse qui avait été pratiquée exprès pour lui près de la tour et par où il entrait d’habitude dans les jardins du nouvel hôtel de la reine.


Alors, il revint au cadavre; à grand-peine, il le souleva et le transporta ou plutôt le traîna jusque dans les jardins. Et il referma la petite porte. Puis à nouveau, il chargea sur ses épaules le lugubre fardeau et parvint enfin jusqu’à la petite maison si coquette que nous avons décrite et où se trouvaient ses laboratoires.


Lorsque le corps se trouva étendu sur une grande table de marbre, lorsque Ruggieri l’eut déshabillé et soigneusement lavé, sa première besogne fut de lui injecter des aromates destinés à empêcher toute décomposition pendant quelques jours au moins; et ceci n’était qu’un jeu pour ce redoutable créateur de poisons. Quand ces diverses manipulations furent accomplies, il s’aperçut qu’il faisait grand jour. Mais il n’éteignit pas les flambeaux qu’il avait allumés; il ferma hermétiquement les rideaux pour faire une nuit factice dans le laboratoire.


Il revint alors s’asseoir près de la table de marbre à laquelle il s’accouda, et examina le corps de son fils: il était labouré de coups de poignard dont plusieurs avaient pénétré jusqu’aux sources de la vie; la poitrine, les épaules, le cou étaient zébrés de longues plaies entrouvertes. La tête avait conservé une sérénité remarquable. Évidemment, Marillac ne s’était pas aperçu qu’on le tuait. Le premier coup qui lui avait été porté au moment où il descendait vers Alice, avait dû le foudroyer. Les paupières étaient légèrement soulevées. Ruggieri essaya en vain de les fermer et, n’y arrivant pas, il jeta sur le visage un mouchoir de fine baptiste parfumée qu’il avait trouvé dans le pourpoint du mort et qui était au chiffre d’Alice: probablement un de ces souvenirs que les amants aiment à place sur leur cœur pour avoir toujours sur eux quelque chose de la bien-aimée.


Ruggieri n’était nullement ému.


La douleur paternelle disparaissait dans l’effort cérébral du savant.


Et cet effort devait être énorme.


Car pendant plusieurs heures de suite, le mage demeura pétrifié dans une immobilité telle qu’on l’eût pris pour un autre cadavre, si une espèce de tremblement n’eût parfois agité ses mains. Il était d’ailleurs aussi pâle que le mort qu’il étudiait. Mais ses yeux laissaient échapper une flamme ardente: il y avait de la folie dans ce regard d’où toute expression humaine avait disparu.


À un moment de cette sinistre méditation, il bredouilla quelques mots:


– Il a perdu tout son sang… l’opération n’en est-elle pas simplifiée?… je recoudrai toutes ces plaies, sauf une… celle-ci… qui a ouvert la carotide… c’est par là que je dois faire la transfusion…


À un autre moment de la journée, il murmura:


– Nostradamus ne m’a-t-il pas affirmé qu’il avait obligé le corps astral d’un de ses enfants à demeurer près de lui pendant plus d’un mois?… Et moi-même, n’ai-je pas vu tressaillir à diverses reprises les cadavres que je voulais ranimer? Est-ce que le corps astral n’était pas là, alors, qui essayait de réintégrer sa demeure charnelle? Qu’a-t-il manqué pour que la résurrection fût certaine et la réincarnation complète? Sans doute un rien… une parole de charme qui m’aura fait défaut, ou peut-être une défaillance de mon énergie… cette fois-ci, ma volonté ne défaillira pas… et lorsque mon fils revivra, nous fuirons…


Vers le soir, à l’heure où la nuit commençait à tomber au dehors, Ruggieri se leva brusquement, courut à une vaste armoire pleine de livres et de manuscrits, et il se mit à la fouiller fébrilement.


Cette fois, il était bouleversé d’émotion: il tremblait convulsivement et il répétait:


– Oh! je le trouverai… je le trouverai…


Au bout de deux heures, ayant jonché le parquet de papiers et de volumes épars, il finit par mettre la main sur ce qu’il cherchait: c’était un livre qui ne contenait guère qu’une cinquantaine de pages. Il était relié en bois, avec un fermoir de fer. Les pages étaient moisies. Les caractères de l’écriture étaient hébraïques.


Ruggieri poussa un cri terrible en mettant la main sur ce volume et, tout tremblant, il l’emporta sur la table de marbre, près du cadavre. Lentement, il se mit à le feuilleter. Ses yeux, d’un seul trait, parcouraient chaque page.


À la vingt-neuvième page, il eut comme un sourd rugissement, et son doigt se posa, s’incrusta sur une ligne.


– La formule d’incantation! gronda-t-il [25].


Il était à ce moment dix heures du soir. Le silence était profond au dehors.


Le laboratoire, vaste de proportions, était noyé d’ombres. Vaguement, l’immense manteau de la cheminée au-dessus des fourneaux encombrés de creusets et de cornues prenait l’allure d’un monument funèbre; sur des rayons, les masques de verres, les fioles, les bocaux reluisaient confusément. Au centre, la lumière plus vive de deux flambeaux qui brûlent; la table de marbre; sur la table, le cadavre allongé, tout raide, avec des teintes livides; près de lui, le livre cabalistique; et penché sur le livre, le mage Ruggieri qui attend, immobile…


Comme minuit approchait, il alluma cinq autres flambeaux, ce qui faisait sept en tout.


Il les plaça sur le parquet dans l’angle du laboratoire tourné à l’est. Les flambeaux étaient placés en fer à cheval dont l’ouverture se trouvait donc tournée vers l’ouest, et formaient un demi-cercle dans le coin, un demi-cercle appuyé à l’est. Dans ce demi-cercle de lumière, Ruggieri se plaça debout, tourné vers l’intérieur du laboratoire, c’est-à-dire regardant l’ouest, qui est le lieu de ténèbres, par rapport à l’est d’où vient la lumière.


De la main, il traça dans l’air un cercle, comme pour s’enfermer.


Puis, devant lui, à ses pieds, au milieu des deux branches du fer à cheval formé par les sept flambeaux, il enfonça profondément son poignard dont la garde formait une croix.


Alors, tirant un chapelet de son pourpoint, il en détacha douze grains qu’il plaça en cercle autour du poignard dressé comme une croix. Les sept flambeaux figuraient sans aucun doute les sept jours de la semaine, et les douze grains, les douze mois de l’année.


Enfin, le livre dans la main gauche, la main droite placée devant lui, le bras tendu vers l’ouest, le mage attendit.


Minuit commença à sonner ses douze coups lents et sonores, voilés de tristesse…


Au sixième coup, Ruggieri prononça la formule d’une voix calme, forte et grave.


Les vibrations du douzième coup de minuit résonnaient encore sourdement dans les airs, lorsqu’il vit à l’autre extrémité du laboratoire une forme blanche qui, d’abord indécise, se précisa rapidement jusqu’à dessiner une silhouette humaine.


Nous ne disons pas que cette sorte de vapeur blanche apparut dans le laboratoire.


Nous disons que Ruggieri la vit.


Ses traits s’étaient comme pétrifiés. Sa main gauche parfaitement immobile supportait, sans la moindre apparence de fatigue, le livre à couvercle de bois et à fermoir de fer très lourd. Son bras droit était tendu vers le même point, sans qu’il éprouvât le moindre fléchissement, alors qu’il est presque impossible à un homme de demeurer dans cette position plus d’une quarantaine de secondes. Ses yeux enfin s’étaient convulsés comme au moment où, dans la tour, près de Catherine, il avait vu le corps astral de son fils se balancer dans l’espace.


Alors, d’un pas saccadé, Ruggieri sortit du cercle formé par les flambeaux et la croix.


Et il s’avança vers la forme blanche qu’il voyait.


Il ne faisait guère qu’un pas par minute, et chacun de ses pas s’accomplissait avec la raideur lente et sans arrêt d’un mécanisme.


Au bout de douze pas, il s’arrêta et demanda:


– Est-ce toi, mon enfant?…


Il ne vit pas les lèvres de l’apparition remuer. Aucun son ne frappa ses oreilles. Mais il entendit en lui-même, et très distinctement, la réponse:


– Pourquoi m’avez-vous appelé, mon père?


Ruggieri se remit en marche; son bras droit n’avait pas changé de la position qu’il avait prise depuis une quinzaine de minutes. Alors, à mesure qu’il avançait, il vit l’apparition reculer; le corps astral essayait de le fuir; mais lui le poursuivait; en sorte que, par suite d’une évolution, Ruggieri se vit à la place qu’occupait d’abord la forme blanche, tandis que la forme elle-même se trouvait rapprochée du cercle des flambeaux.


Ruggieri continua à marcher, revenant cette fois sur le cercle.


L’apparition se trouvait près du poignard entre les deux branches du fer à cheval lumineux.


Alors, Ruggieri parla de nouveau. Il dit:


– Mon enfant, il faut entrer.


Il vit la forme blanche s’agiter violemment. Et comme tout à l’heure, en lui-même, il entendit:


– Pourquoi ne me laissez-vous pas à l’éternel repos?


– Tu entreras, je le veux, dit Ruggieri. Pardonne-moi, mon fils, de t’emprisonner ici. Entre, je le veux.


Il vit la forme blanche hésiter, reculer, prendre son élan, et se placer enfin au centre des lumières, à la place même qu’il avait occupée.


Une satisfaction infinie se peignit sur les traits pétrifiés de Ruggieri.


Au bout de quelques minutes, son visage se détendit, ses yeux reprirent leur position naturelle, son bras droit retomba pesamment, le livre s’échappa de sa main gauche et roula sur le parquet.


Regardant dans le cercle de lumière, Ruggieri ne vit plus rien: la forme blanche avait disparu.


Mais il sourit et murmura:


– Je ne suis plus en état de voyant; donc je ne vois pas; mais il est là; le corps astral de mon fils est là; et il ne sortira que lorsque je le voudrai. Ô mon fils, pardonne-moi. Tu n’attendras pas longtemps…


Ruggieri subit alors, et d’une façon soudaine, la réaction de l’état morbide où il s’était placé par suite d’un phénomène de volonté connu et décrit par tous les anciens auteurs des sciences ésotériques, mais que la médecine moderne a inventé… en lui donnant le nom tout battant neuf d’autosuggestion.


La Salpêtrière [26] est remplie de gens qui voient et entendent comme Ruggieri vit et entendit.


Pendant quelques minutes, il demeura tremblant, vacillant, agité de frissons fiévreux, les cheveux hérissés par ce que les vieux poètes de l’antiquité appelaient «l’horreur sacrée».


Mais bientôt il se remit, et courant aux volumes qu’il avait jetés sur le parquet, il saisit l’un d’eux et sortit rapidement de son laboratoire.


Le cadavre demeura seul sur la table de marbre, tandis que les sept flambeaux continuaient à brûler dans l’angle éloigné, éclairant le poignard planté en forme de croix.


Ruggieri était entré dans sa chambre à coucher et, ayant allumé une lampe, se mit à parcourir le volume qui portait ce titre; Traité des fardements.


C’était une œuvre de Nostradamus publiée à Lyon en l’an 1552.


Vers le milieu du volume se trouvaient cinq pages manuscrites.


– Voilà, murmura Ruggieri, voilà ce que me laissa en mourant mon bon maître Nostradame. Que de fois j’ai lu et relu ces lignes tracées par sa main quelques heures avant sa mort! Que de nuits j’ai passées sur ces cinq pages qu’il m’a sans doute laissées pour que je pusse tenter sa réincarnation!… Je la tentai. Par trois fois, j’entrai dans son tombeau, là-bas, dans l’église de Salon… mais je n’avais pas de sang à lui transfuser… Lisons encore… essayons!…


Le manuscrit était divisé en trois parties très courtes, écrites à la hâte, et dont beaucoup de phrases était simplement commencées.


La première partie commençait par ces mots:


– La réincarnation peut s’obtenir moyennant le rappel du corps astral…


La deuxième partie portait une sorte de titre qui était:


– Accointances qu’il peut y avoir entre le corps astral et le corps matériel après leur séparation.


Enfin la troisième partie était également résumée par quelques mots placés en tête de la page:


– Quel sang il faut infuser au cadavre.


Ce fut cette dernière partie que Ruggieri se mit à lire et à relire longuement, la tête dans les deux mains.


Enfin il se leva, alla à une armoire de fer encastrée dans le mur et dissimulée par une tapisserie. L’ayant ouverte, il en tira, parmi une foule de papiers, un rouleau de parchemin qu’il déroula sur la table et sur lequel il s’accouda.


C’était une grande feuille sur laquelle étaient tracés des signes géométriques avec renvois explicatifs sur les côtés. En haut de la feuille, ces mots étaient écrits:


– Horoscope de mon fils Déodat, comte de Marillac, et diverses constellations en conjonction avec la sienne.


Alors, l’astrologue se mit à commencer une série de calculs géométriques dont chacun était suivi de calculs chiffrés. Quand il avait terminé l’une de ses opérations, il jetait un regard ardent sur les signes de l’horoscope, puis, secouant la tête, il recommençait.


Cela dura des heures.


Vers la fin, il écrivait avec une sorte de fièvre délirante. Une joie intense resplendissait sur son visage.


– J’y suis! murmura-t-il tout à coup, voilà la constellation de l’homme qu’il me faut!… quel est cet homme?… Oh! je le trouverai! Dussé-je passer toutes mes nuits sur le haut de la tour et toutes mes journées au travail! Je trouverai!… je…


Il s’évanouit soudain.


Peut-être de joie ou peut-être de fatigue.


Quand il revint à lui, au bout de quelques minutes, il se dit:


– Le jour ne va pas tarder à paraître maintenant… Eh bien! j’attendrai à ce soir!…


Il se releva alors, rangea ses papiers dans l’armoire de fer, et en tira une boîte qu’il ouvrit: elle contenait un certain nombre de pilules; il en prit une et, l’ayant avalée, un bien-être immédiat succéda aussitôt à l’énorme fatigue qu’il éprouvait.


Ses yeux tombèrent alors sur son horloge.


– Neuf heures, dit-il, il fait grand jour…


Il tira les rideaux de la fenêtre et il vit qu’il faisait nuit.


Alors, il comprit. Il venait de passer toute une journée à étudier l’horoscope, après toute la nuit passée à évoquer le corps astral de son fils. On était au mercredi soir… Or, le cadavre de Marillac était entré dans le laboratoire dans la nuit du lundi au mardi, vers trois heures du matin!… Il y avait donc à tout le moins quarante-deux heures que Ruggieri n’avait pas mangé! qu’il n’avait pas bu!… qu’il n’avait pas dormi!


Sans aucun doute, les pilules dont il venait d’en absorber une et qu’il avait composées lui-même devaient contenir une substance fortifiante d’une extrême énergie, car il ne se sentit ni faim ni sommeil, et se contenta de boire un grand verre d’eau.


Toute la nuit qui suivit, Ruggieri la passa au sommet de la tour, l’œil fixé à une puissante lunette qu’il avait perfectionnée pour son usage personnel.


Le vendredi, dans la nuit, il fut distrait du travail forcené auquel il se livrait par un envoyé de la reine, qui l’appelait. Lorsqu’il revint du Louvre, il se remit à étudier la constellation de l’homme dont le sang était nécessaire à la réincarnation de son fils.


Vers trois heures, comme les astres pâlissaient et qu’il allait remettre à la nuit suivante la suite de ses recherches, il poussa un cri terrible:


– J’ai trouvé! C’est lui! Il est impossible que ce ne soit pas lui!…


Il courut à sa chambre, sortit de l’armoire de fer une feuille de parchemin pareille à celle qui contenait l’horoscope de son fils. Et c’était en effet un autre horoscope.


En cette journée qui était celle du samedi, Ruggieri étudia et compara les deux horoscopes.


Il tremblait de joie au point qu’il n’écrivait qu’avec difficulté. Une flamme étrange jaillissait de ses yeux. Et il murmurait après chaque calcul:


– Oui… c’est bien lui… cela coïncide… Encore cette preuve, et ce sera tout…


Et il recommençait.


À six heures du soir, il poussa un long soupir, pareil à un rugissement et s’évanouit de nouveau en prononçant un nom:


– Pardaillan!…


Voilà donc ce que Ruggieri avait trouvé! Le nom de l’homme dont le sang était nécessaire à la réincarnation de son fils!… Les horoscopes comparés, les conjonctions d’astres, ses calculs, tout lui prouvait que pour ressusciter son fils, c’était le sang de cet homme et non celui d’un autre qu’il lui fallait!


Et cet homme, c’était le chevalier de Pardaillan!


C’est sur le chevalier de Pardaillan qu’il allait tenter la hideuse, l’effroyable expérience!…


Comment le sinistre astrologue avait-il pu arriver à cette conclusion?


Il est probable que dans son aberration, dans l’état de délire à froid où il vivait depuis l’assassinat de l’infortuné Marillac, il est probable que dans le détraquement final de cette cervelle qui avait reçu tant de secousses, il est probable, disons-nous, que la figure de Pardaillan se présenta d’elle-même à lui.


Ruggieri, lorsqu’il avait été trouver le chevalier à l’auberge de la Devinière pour lui faire des propositions au nom de la reine, avait rencontré dans l’escalier, et sans doute reconnu du premier coup, son fils Déodat.


On se rappelle sans doute avec quelle émotion il voulut, avant tout, lire dans la main du chevalier.


Plus tard, il avait essayé d’établir son horoscope.


Mais de cette rencontre de son fils trouvé en allant voir Pardaillan était née dans ce cerveau sans cesse préoccupé de conjonctions, la certitude que le comte de Marillac et le chevalier de Pardaillan étaient unis par d’invisibles liens et que leurs destinées faisaient corps.


Cette conviction qui dormait au fond de son esprit s’était réveillée sans qu’il en eût conscience, au moment où il cherchait dans le ciel la constellation de l’homme dont le sang lui était nécessaire.


Sa certitude était parfaite que les astres lui indiquaient Pardaillan.


En réalité, dès la première minute, il avait été obsédé par l’énergie du chevalier, et comme il arrive à tous ceux qui poursuivent un problème insoluble, il avait amoncelé d’instinct les preuves autour de la solution ardemment souhaitée. Et alors qu’il croyait que cette solution lui venait de ses calculs, c’est lui qui l’y avait mise dès avant de commencer le calcul.


Toute folie trouve son explication: celle de la magie aussi bien que celle de la religion. Nous devions celle-ci à nos lecteurs avant de poursuivre notre récit. Mais ce qui est incontestable, c’est que le mage – le fou, si on veut – était sincère, comme peut l’être l’hystérique de la Salpêtrière au moment de se livrer à quelque acte insensé.


Ruggieri revint rapidement à lui.


En toute hâte, de l’armoire de fer, il tira trois ou quatre papiers.


Ces papiers étaient blancs.


Mais au bas de chacun d’eux se trouvaient la signature de Charles IX et le sceau royal.


Comment Ruggieri s’était-il procuré ces ordres en blanc, papiers redoutables qui mettaient en ses mains une puissance extraordinaire? Les avait-il obtenus de Catherine? Étaient-ce de parfaites imitations? Peu importe.


Il en remplit deux.


Puis il descendit à son laboratoire et renouvela ceux des flambeaux du cercle lumineux qui étaient près de s’éteindre, opération qu’il avait soigneusement recommencée plusieurs fois depuis l’incantation; car les lumières ne devaient pas s’éteindre: une seule lumière éteinte, c’était une porte par où le corps astral pouvait fuir.


– Ô mon fils! dit-il, sois rassuré; dès cette nuit, je verserai dans ton corps matériel le sang nécessaire; et pour chasser les esprits jaloux, pour que des bouleversements prodigieux troublent les airs et la terre, pour que dans ce cataclysme nous puissions échapper à la surveillance des esprits qui voudraient te retenir, je sonnerai le glas, le glas terrible qui sera le signal des milliers de morts, afin que des milliers de corps astraux encombrent l’atmosphère!


Ainsi parla le fou…


Nous disons «le fou».


En effet, Ruggieri, pour ainsi dire exorbité, parvenait à ce moment au plus haut degré de l’hyperesthésie.


Il devenait capable d’actes étranges et monstrueux. À ce moment, il était hors de lui.


Mais quant à ses pratiques astrologiques et magiques, elles ne constituaient pas précisément une folie. En tout cas, il eût été alors en nombreuse compagnie: car les chroniqueurs les plus modérés évaluent à vingt mille le nombre de mages, sorciers, astrologues qui se livraient à ces pratiques en 1572 sur une population d’environ deux cent mille Parisiens.


Ayant parlé au corps astral comme on vient de le dire, Ruggieri sortit du laboratoire sans regarder le cadavre tout raide et livide sur sa table de marbre. Et ayant enfourché sa mule, il se hâta vers le Temple.


Introduit auprès de Montluc, il exhiba les papiers qu’il avait remplis.


Montluc, les ayant lus, jeta sur l’astrologue un regard de stupeur et presque d’épouvante.


– Mais, observa-t-il enfin d’une voix d’épouvante, je ne sais pas si la mécanique fonctionne encore… il y a longtemps qu’elle n’a servi… vous comprenez, nous avons mieux aujourd’hui, nous sommes plus expéditifs…


– Ne vous inquiétez de rien. Mettez-moi seulement en relation avec l’homme.


– Bon. Venez donc.


Montluc et Ruggieri descendirent, gagnèrent une cour étroite au fond de laquelle s’élevait une cahute en planches.


– Il est là, dit Montluc. Parlez-lui. Je vais m’occuper de faire descendre vos deux gaillards. Est-il besoin que j’assiste à l’opération?


– Nullement.


Montluc salua et se retira avec une hâte que motivait peut-être un sentiment d’horreur, ou peut-être simplement le désir de courir à son appartement où il devait attendre les deux ribaudes qui lui avaient promis leur visite pour ce soir-là.


Ruggieri étant entré dans la cabane, vit un homme qui s’occupait à raccommoder une paire de sandales.


Cet homme, court sur ses jambes torses, avait une tête monstrueuse, des épaules énormes, et devait être d’une force herculéenne. C’était un ancien condamné aux galères qu’on avait gracié à condition qu’il remplît au Temple certaines fonctions d’un ordre particulier.


Ruggieri lui montra l’un de ses papiers. L’homme fit signe qu’il obéirait. Ruggieri lui donna alors quelques ordres à voix basse. L’homme répondit:


– J’y vais.


– Non, dit l’astrologue. Pas maintenant.


– Et quand?


– Cette nuit. Je ne pourrai être ici qu’à trois heures et demie. Je veux recueillir moi-même la chose.


– Trois heures et demie. Bon. Je commencerai donc à tourner la manivelle vers trois heures.


Ruggieri approuva d’un signe de tête et sortit.


Mais au moment où il allait franchir la porte du Temple, il s’arrêta soudain et murmura:


– Il faut que je le voie… il est essentiel que je lise dans sa main.

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