La nuit était claire; c’est-à-dire que le ciel constellé du zénith jusqu’à l’horizon paraissait tout pâle de cette pâleur indécise et tendre de la toute première aube. Pourtant l’aube était loin encore. Il y avait au firmament une telle profusion d’astres que, malgré l’absence de la lune, l’océan noir des toits de Paris en était vaguement illuminé. Mais, sous ces toits qui se touchaient presque d’un bord à l’autre des rues, les chaussées demeuraient pleines de ténèbres.
Un calme infini flottait sur toutes choses.
La chaleur n’était pas étouffante comme par les nuits d’été orageuses; mais une tiédeur vaporeuse alanguissait les arbres dans les nombreux jardins d’où montaient des parfums de roses.
Catho marchait, étonnée de cette majestueuse sérénité; bien que son âme inculte et farouche fût peu apte à regarder face à face les beautés insondables, elle levait parfois la tête vers le zénith diamanté; puis peut-être parce qu’elle ne pouvait saisir l’émotion qui tombait de ces harmonies, elle baissait son regard en frissonnant.
Seulement, elle pensait:
«Comme la nuit est belle ce soir!»
Et comme cette pensée traversait son esprit, elle s’étonna de ne pas voir dans l’ombre les couples d’amoureux qui cherchent les belles nuits, comme si l’amour éprouvait le besoin de prendre le ciel à témoin.
Elle s’étonna que Paris fût aussi profondément silencieux.
Où étaient les amoureux? Où étaient les truands? Pourquoi tout le monde se cachait-il?
Pourquoi tant de silence?
Voilà ce que Catho se demandait en marchant.
Tout à coup, elle vit une porte s’ouvrir, la porte d’une belle maison, la maison de quelque homme noble ou tout au moins bourgeois. Une quinzaine de personnages en sortirent. Ils étaient armés d’arquebuses, de pistolets, de pertuisanes, de hallebardes, un peu de tout ce qu’ils avaient pu, évidemment. L’un d’eux portait une lanterne sourde. Un autre portait un papier. Tous, portaient un brassard blanc, quelques-uns avaient une croix blanche sur le pourpoint.
Cette troupe se mit en marche.
L’homme qui tenait le papier marchait en tête, près de l’homme à la lanterne.
Ils ne faisaient aucun bruit et tenaient soigneusement leurs armes de façon à ne pas les entrechoquer.
«Où vont-ils? Que font-ils?» se demandait Catho en poursuivant sa route.
La troupe s’arrêta soudain, l’homme qui était en tête consulta son papier et, s’approchant d’une maison, traça sur la porte un signe.
Ces gens, alors, allèrent plus loin et Catho étant arrivée devant la porte, vit que le signe tracé était une croix blanche marquée à la craie.
La troupe s’arrêta encore devant deux autres maisons, et le même homme les marqua d’une croix blanche.
Puis ils tournèrent brusquement dans une autre rue, et Catho poursuivit son chemin.
Mais alors, à vingt pas devant elle, une deuxième troupe lui apparut; puis, à gauche, à droite, dans toutes les rues qu’elle longeait ou qu’elle traversait, elle aperçut des troupes pareilles. Et toutes escortaient un homme qui portait un papier; cet homme s’arrêtait de temps à autre, examinait son papier et marquait une maison d’une croix blanche…
Et toutes marchaient silencieusement. Lorsque deux de ces troupes se rencontraient, elles échangeaient à voix basse un mot d’ordre; puis chacune d’elles continuait sa besogne, sans hâte, avec une tranquillité sinistre.
Catho compta d’abord ces petites lanternes sourdes qui se promenaient de place en place; elle compta aussi les portes que, sur sa route, elle vit marquées d’une croix blanche; puis elle y renonça… il y en avait trop.
Et comme deux heures sonnaient au loin, dans le solennel silence, elle tressaillit et hâta le pas en disant:
– À quoi vais-je penser là!… Voici l’heure, et on m’attend!…
Deux heures venaient de sonner. Il se fit par toute la ville comme une vaste et sourde rumeur, pareille à un coup de vent qui bruisse tout à coup à travers une forêt. Il sembla que derrière chaque porte fermée se fussent agitées des feuilles, mais des feuilles d’acier.
Puis le silence se fit plus profond…
Henri de Guise était à cheval dans la cour de son hôtel, remplie de gens d’armes.
Le duc d’Aumale était posté non loin de l’hôtel Coligny, sous un hangar, avec cent arquebusiers.
Le marquis chancelier de Birague était devant Saint-Germain-l’Auxerrois, et à voix basse, donnait des ordres à un capitaine de quartier qui commandait cinquante hommes.
Le maréchal de Damville attendait hors sa maison, frissonnant d’impatience. Il était à cheval. Autour de lui, trois cents cavaliers pareils à des statues équestres.
Crucé était embusqué près de l’hôtel du duc de La Force, vieux huguenot qui, depuis la mort de sa femme, vivait retiré, se consacrant à l’éducation de son jeune fils. Crucé avait avec lui une vingtaine d’hommes, si le nom d’hommes peut s’appliquer à ces hideuses figures que convulsait l’attente.
Trente garçons bouchers, les bras nus, le coutelas à la main, entouraient Pezou, qui avait choisi pour poste une cour appartenant à un bon catholique et de laquelle on pouvait fondre sur l’hôtel du duc de La Rochefoucauld, protestant de marque et supposé très riche.
Le libraire Kervier, avec un certain Charpentier, commandait à une bande de truands, déjà ivres de vin en attendant qu’ils fussent ivres de sang. Ce Charpentier était un docteur plus ou moins savant, mais rival haineux du vieux Ramus. Et Ramus avait toujours refusé d’imprimer ses livres chez Kervier; le libraire, le docteur, et leurs truands attendaient devant le collège de Presles, où Ramus passait souvent la nuit, car un logement y était aménagé pour lui.
Le maréchal de Tavannes, posté sur le grand pont, écoutait, penché sur l’encolure de son cheval. Deux cents fantassins, la pique au poing, avaient l’œil fixé sur sa haute silhouette noire.
À chaque pont, il y avait ainsi un barrage de fantassins; les chaînes étaient d’ailleurs tendues du côté de l’université, pour que ces troupes ne pussent être assaillies par derrière.
À chaque carrefour de la ville, il y avait un capitaine de quartier et cinquante bourgeois en armes.
Derrière les portes fermées de toutes les maisons catholiques, des gens, prêts à se ruer au dehors, la figure livide, écoutaient le silence.
De groupe en groupe, silencieux et rapides, couraient des gens, soit pour porter des mots d’ordre, soit pour encourager ceux qui attendaient; c’étaient Nevers et Montpensier, sombres et furtifs; c’étaient des gentilshommes au visage convulsé d’inquiétude, car le signal se faisait trop attendre; c’étaient des moines, cordeliers, augustins, génovéfains, barrés, jésuites, tous radieux, les lèvres serrées, des gourdins au poing.
Le silence était énorme; c’était le silence de la mort.
Chacun était à son poste.
Et l’ombre de l’inquisition catholique planait sur Paris…