Henri de Montmorency, maréchal de Damville, s’était mis en route au premier coup de tocsin de Saint-Germain-l’Auxerrois. Son armée marchait en bon ordre et sans hâte. Nous disons son armée. Damville, en effet, s’attendait à une résistance désespérée: il avait tout prévu et organisé pour l’attaque de l’hôtel de Montmorency comme s’il se fût agi d’une forteresse à emporter.
Il avait d’abord les gentilshommes de sa maison, au nombre de vingt-cinq; puis trois cents soudards à cheval; derrière les cavaliers, roulaient trois tombereaux chargés de tonneaux de poudre; derrière la poudre, deux cents reîtres armés d’arquebuses.
Cette troupe s’était assemblée dans la nuit autour de la petite maison des Fossés-Montmartre.
À peine se fut-elle mise en marche, que le maréchal en confia le commandement à l’un de ses gentilshommes et s’éloigna avec trente cavaliers seulement.
Ils couraient dans la nuit, de leur trot pesant.
Damville était sombre. Il ne manifestait pas la joie furieuse qui éclatait dans les autres troupes de massacreurs; il ne criait pas, il ne faisait aucune attention aux arquebusades, aux torches qui couraient par les rues, aux hurlements des égorgeurs catholiques, aux plaintes des victimes, au mugissement des cloches: toute l’infernale vision du carnage ne l’atteignait pas.
Seulement, du poitrail de son cheval, il renversait tout ce qu’il rencontrait, piétinait les cadavres…
Il était sombre, rêvant à des choses, entrevoyant peut-être une image de femme se dressant parmi ces horreurs.
La petite troupe atteignit rapidement l’hôtel de Mesmes.
C’est là que Damville se rendait!
Il mit pied à terre, s’approcha de la porte de son hôtel, et cria:
– François de Montmorency, est-ce toi qui m’as jeté ce gant?
En même temps, il frappait le gant cloué à la porte.
Dans les environs, le tumulte grandissait, des torches passaient, des cris retentissaient. Les trente cavaliers, immobiles comme des statues, ne tournaient pas la tête vers ces clameurs; ils regardaient leur chef.
Damville frappa le gant. Et d’une voix devenue plus rauque, plus sauvage, il cria:
– Où es-tu, François de Montmorency? Pourquoi n’es-tu pas ici quand je relève ton gant?
Aussitôt, il arracha le gant et alla l’attacher à l’arçon de sa selle.
Il attendit une minute, les bras croisés, immobile, tandis que dans Paris se déchaînait le tumulte immense des rumeurs de mort.
Alors, pour la troisième fois, il cria:
– Lâche! Puisque tu n’es pas ici pour relever ton défi, c’est donc moi qui vais te retrouver!
À ces mots, il monta à cheval et s’élançant au galop, rejoignit son armée au moment où elle venait de franchir le Grand-Pont.
Le maréchal de Montmorency, tenu à l’écart comme nous avons vu, suspect à Guise, haï de la vieille reine, ignorait ce qui devait se passer. L’eût-il su même, il lui eût été impossible de supposer qu’on oserait s’attaquer à un Montmorency.
En effet, non seulement le maréchal était fils aîné, héritier direct de la gloire du nom, successeur de ce connétable Anne qui avait rendu de si éclatants services à la monarchie des Valois et de si terribles à l’Église, non seulement il était le chef de la puissante et de la plus noble seigneurie qui fût alors, mais il était catholique lui-même, et sous son père, avait fait les guerres de religion.
Il est vrai que sa conscience, bientôt, s’était élevée et comme purifiée, rejetant les scories d’une religion de meurtre; mais il avait gardé pour lui ses impressions.
Il est vrai encore que plus d’une fois il avait élevé la voix en faveur des huguenots; mais sa fidélité aux Valois était demeurée inébranlable, et nous avons vu l’attitude qu’il avait prise devant Henri de Navarre.
Il est vrai enfin que tous les modérés du royaume, tous ceux qui voulaient laisser aux huguenots la liberté de conscience le considéraient comme leur chef naturel, mais il n’avait rien entrepris qui ne pût être juste et légitime aux yeux mêmes du roi de France.
François de Montmorency, donc, se savait suspect, mais non désigné aux coups des massacreurs.
Cependant, la fermeture des portes de Paris, mesure exceptionnelle qui avait paru le menacer directement, l’avait averti, pour ainsi dire, qu’il se tramait quelque chose…
Mais quoi? Il n’eut su le dire.
À tout hasard, il mit son hôtel en état de défense.
Une douzaine de gentilshommes, les uns catholiques, les autres huguenots, et bons serviteurs de la monarchie, mais comme lui ayant horreur de tant de guerres sauvages, vivaient dans l’hôtel et composaient sa maison, ou, si l’on veut, sa cour.
Le maréchal porta à quarante le nombre des gens d’armes qu’il entretenait.
De plus, il arma les laquais: il y en avait une vingtaine dans l’hôtel.
Tout cela formait un total d’environ quatre-vingts combattants. L’hôtel fut abondamment pourvu de poudre, de balles, de mousquets de pistolets et d’armes de toute nature, des provisions de bouche pour un mois y furent entassées.
Lorsque tout cela fut fait, le maréchal se prit à sourire et haussa les épaules, croyant vraiment avoir exagéré les précautions.
La successive disparition du vieux Pardaillan et du chevalier raviva ses inquiétudes.
Qu’étaient-ils devenus? Comment le savoir?…
Dès lors, tous les soirs, l’hôtel fut barricadé; des rondes furent organisées…
Pendant ces quelques journées, Loïse vécut auprès de sa mère. La douce folie de Jeanne de Piennes demeurait invariable dans ses manifestations: toujours elle se croyait à Margency et on la voyait prêter l’oreille en murmurant:
– Le voici qui vient… Je vais lui dire… Oh! je tremble…
Et si François apparaissait alors, le cœur serré, les bras vaguement tendus vers celle qui l’avait tant aimé, la folle le regardait d’un air étonné, sans le reconnaître.
Quant à Loïse, si elle souffrit de l’inexplicable disparition du chevalier, il fut impossible de le deviner; son pur et fier profil de vierge ne s’altéra pas; elle parut uniquement occupée de sa mère.
Seulement, l’inquiétude faisait peut-être de terribles ravages dans cette âme.
Le samedi soir, comme elle s’était assise près de Jeanne de Piennes, s’occupant à un travail de broderie, ses doigts fins et blancs comme de l’albâtre s’arrêtèrent tout à coup, ses yeux rêveurs parurent fixer un point dans l’espace; la folle, qui semblait sommeiller, se redressa soudain, se pencha, et, la figure extasiée, murmura:
– Enfin!… le voici!… Oh! quand viendra-t-il?…
Peut-être ce mot de la pauvre démente correspondait-il avec les pensées de la jeune fille, car elle tressaillit, puis, portant la main à ses yeux, se prit à pleurer doucement.
– Il vient! répéta Jeanne.
– Hélas! hélas! murmura Loïse. Où est-il?…
Le maréchal entra à ce moment. Il vit cette scène si douce et si triste d’un seul coup d’œil. Il saisit la mère et la fille dans ses bras et les serra convulsivement contre lui, en proie à une angoisse inexprimable.
Et Jeanne de Piennes souriait… Loïse laissait couler ses larmes, et la même pensée, confuse chez la pauvre folle, poignante chez la jeune fille, se traduisait par le même mot qui s’adressait à deux êtres différents…
– Où est-il? Quand reviendra-t-il?
Vers deux heures du matin, tout dormait dans l’hôtel, en cette nuit du samedi, hormis les gens d’armes du corps de garde. Le silence était profond. Jeanne de Piennes et Loïse reposaient dans la même chambre, l’une dormant de ce sommeil profond qu’elle avait depuis que son esprit avait sombré, l’autre sommeillant et rêvant à demi.
Le maréchal, vers dix heures, s’était retiré dans son appartement, comme d’habitude.
Il faut ici esquisser un plan de l’hôtel, bâti d’ailleurs sur le modèle des demeures seigneuriales de l’époque.
Une cour pavée, séparée de la rue par une forte muraille que perçaient une grande porte à double battant et une autre plus petite. À gauche de la cour, un bâtiment élevé; c’était le logis des gens d’armes, corps de garde, écuries au rez-de-chaussée, deux étages et un grenier. En avant, la loge du suisse; à droite, un autre corps de logis où se trouvaient les appartements des gentilshommes et, tout en haut, les chambres des laquais, cuisiniers, sommeliers, etc. Au fond de la cour, séparé de ces deux bâtiments mais les touchant presque, l’hôtel proprement dit, avec son rez-de-chaussée où se trouvaient les salles d’honneur et de réception, son unique étage richement orné de sculptures, son perron, par où on descendait dans la cour par six marches de marbre.
C’était, on le voit, la même disposition que l’hôtel Coligny, disposition adoptée par la plupart des grands seigneurs du temps.
Les premiers mugissements des cloches réveillèrent François de Montmorency.
Il s’habilla, revêtit une cuirasse de buffle, ceignit son épée de bataille, s’arma d’une dague et ouvrit une fenêtre.
Au ciel, brillaient encore quelques étoiles, de leur dernier éclat pâli.
Une étrange rumeur venait du fond de Paris et semblait gagner les rues de proche en proche. Au loin, de sourdes détonations éclataient. Les cloches sonnaient le tocsin. Des cris s’élevaient, cris de fureur, plaintes déchirantes…
Pendant quelques minutes, le maréchal écouta cette énorme rumeur. Son visage s’assombrit, ses tempes battirent le rappel de l’angoisse.
Alors, il courut à la chambre où dormaient Jeanne de Piennes et Loïse.
Loïse, dès le premier coup de cloche, s’était habillée, et maintenant elle aidait sa mère à se vêtir.
– Tu n’as pas peur, mon enfant? dit le maréchal.
– Je n’ai pas peur, répondit la jeune fille. Mais que se passe-t-il? Pourquoi ces cloches et ces clameurs?
– Je vais le savoir. Mets tes vêtements de route, mon enfant, et tiens toi prête à tout!
François serra les deux femmes dans ses bras et s’élança au dehors. En traversant la grande salle du rez-de-chaussée, il entendit l’horloge sonner la demie de trois heures.
Dans la cour, il trouva ses gentilshommes armés, écoutant l’horrible tumulte dont les rafales allaient grandissant de minute en minute. Les gens d’armes étaient à leur poste.
– Monseigneur, s’écria l’un des gentilshommes, le jeune La Trémoille, que le vieux duc de La Trémoille avait placé auprès de Montmorency pour y apprendre, avait-il dit, l’honneur, le courage et la vertu – monseigneur, je suis sûr que les guisards attaquent le Louvre! Il faut courir au secours du roi [28]! Écoutez! écoutez! On se bat au Louvre!…
Le maréchal secoua la tête. Une inexprimable inquiétude l’envahissait. Non! Il ne s’agissait pas d’un coup de force tenté par Guise!… Guise eût procédé plus vite, plus silencieusement! Mais quoi alors?…
– La Trémoille, dit-il, et vous, Saint-Martin, poussez une pointe jusqu’à la Seine…
Les deux jeunes gens s’élancèrent dans la rue.
Il était tout près de quatre heures lorsqu’ils revinrent. Et sans doute ce qu’ils avaient vu devait être horrible, car ils étaient livides, hagards. De plus, ils avaient dû en découdre, car leurs habits étaient en lambeaux, et Saint-Martin perdait du sang par deux blessures.
– Maréchal! râla Saint-Martin, on meurtrit les huguenots en masse!… on tue… on…
Il tomba évanoui, tout d’une masse.
– Monseigneur! rugit La Trémoille, on tue mes frères! Partout! au Louvre! dans les maisons! dans les rues! Hommes! femmes! enfants! On tue! On tue! Au secours, monseigneur!
– J’y vais! dit Montmorency d’un accent qui fit courir un long frisson parmi les hommes d’armes.
Et il commanda, comme jadis quand il partait pour Thérouanne; d’une voix forte, puissante, il commanda:
– À cheval, messieurs! Holà! mon destrier de bataille!…
Il y eut dans la cour un rapide tumulte de prise d’armes, de chevaux qu’on amenait, cliquetis d’armes et d’éperons…
– Messieurs, dit François, nous allons tenter l’impossible: atteindre le Louvre, pénétrer jusqu’au roi, lui parler, lui demander d’arrêter le carnage… et s’il refuse… bataille!
– Bataille! rugirent les gentilshommes.
– Ouvrez la porte! commanda le maréchal.
Le suisse se précipita vers la grande porte.
À ce moment, un étrange tumulte envahit la rue, tumulte de reîtres arrivant au pas de course, de lourds chevaux martelant le pavé, d’épées entrechoquées, armures, jurons, ébrouements de chevaux… et tout ce tumulte s’arrêta devant l’hôtel… et une voix éclatante, terrible, sauvage, hurla:
– À l’assaut! au pillage! à sac! Sus! sus! sus!…
– Trop tard! rugit La Trémoille en s’arrachant les cheveux.
– Mon frère! gronda François de Montmorency. Mon frère! Enfin!… Nous allons donc nous retrouver face à face comme dans les bois de Margency!…
Et d’une voix terrible qui domina les puissantes rafales de la tempête de mort, il cria:
– Henri! Henri! Malheur! malheur à toi!…
Un formidable coup de madrier ébranla la grande porte massive.
– Pied à terre! commanda Montmorency.
La manœuvre s’exécuta, les chevaux furent rentrés aux écuries.
François, en quelques secondes, prit son dispositif de bataille: devant la porte fermée, les quarante hommes d’armes sur un front de dix arquebuses, et sur quatre rangs: le premier rang, prêt à faire feu, les trois autres, l’arme au pied. À gauche de la porte, un groupe de gentilshommes armés de longues piques; à droite, un autre groupe. Montmorency, sur le perron de l’hôtel, dominant cet ensemble, l’estramaçon au poing.
Un deuxième coup de madrier retentit sourdement sur la porte.
– Lâche! Lâche! hurla la voix de Damville, je relève ton défi! Me voici! Où es-tu, que je te soufflette de ton gant!…
– Ouvrez la porte! tonna Montmorency.
De droite et de gauche, les deux groupes de gentilshommes se précipitèrent, firent tomber les lourdes ferrures, attirèrent à eux les deux énormes vantaux de chêne massif, la porte se trouva grande ouverte!…
Manœuvre audacieuse, manœuvre sublime! Et aussi manœuvre admirablement raisonnée; car les assaillants qui se ruaient pour enfoncer la porte demeurèrent stupéfaits de la voir s’ouvrir – stupéfaits, inquiets, frappés de crainte.
Il y eut dans la rue un recul désordonné devant cette porte qui s’ouvrait.
Puissante et calme, la voix de François tomba du haut du perron:
– Premier rang!… Feu!…
Les dix arquebuses tonnèrent; d’effroyables clameurs retentirent; les dix hommes, déjà, avaient dégagé le deuxième rang et rechargeaient leur armes.
– En avant! En avant! vociféra Damville.
– Deuxième rang!… Feu!…
Un rideau de flammes, un nuage de fumée noire, un coup de tonnerre, cris, vociférations, insultes, tourbillon de recul dans la rue…
– Troisième rang!… Feu!…
– Quatrième rang!… Feu!…
Dans la ruelle par où avaient débouché les Pardaillan, les troupes de Damville fuyaient; trente cadavres jonchaient la rue, à droite et à gauche de la porte, une foule énorme, reîtres, cavaliers, gens du peuple, pêle-mêle, gesticulant, hurlant, et Damville mettant pied à terre, livide de rage, fou furieux, tendant le poing à la forteresse, geste impuissant!…
– Fermez la porte! commanda la voix puissante et calme de Montmorency.
Cependant, Henri de Damville retrouva promptement le sang-froid nécessaire pour organiser un deuxième assaut.
Il commença par rassembler ses reîtres et ses cavaliers auxquels il fit mettre pied à terre; les chevaux furent conduits au bord de la Seine, à l’endroit où aboutissait le bac du passeur.
Puis il fit refouler à droite et à gauche de l’hôtel la foule hurlante.
Alors, devant l’hôtel, il tint conseil avec quelques-uns de ses gentilshommes.
Tout cela dura une heure.
Le soleil était déjà haut dans le ciel lorsque Damville acheva son dispositif pour une nouvelle attaque.
Dans Paris, la rumeur immense de l’égorgement se confondait avec les mugissements des cloches. De tous côtés, Damville entendait les cris des victimes poursuivies et massacrées, les clameurs des bandes de carnassiers qui passaient, rapides visions infernales; des incendies éclataient; des bûchers s’allumaient; des flammes écarlates, au loin, à droite, à gauche, montaient parmi des tourbillons de fumée; partout, on tuait, on brûlait, une soûlerie énorme se dégageait de ce décor d’enfer… et lui seul ne tuait pas! Lui seul ne brûlait pas!…
Les lèvres blanches, la moustache tremblante, la voix brève et rauque, il donnait ses ordres.
Et il persista dans le même plan: défoncer la porte! mais cette fois, en surprenant son frère par l’impétuosité de l’attaque. Il fut reconnu que le madrier dont on s’était servi d’abord était insuffisant.
Alors, au moyen de palans, on dressa une sorte de catapulte devant la porte de l’hôtel. À cette machine fut accrochée une masse de fer composée de trois énormes enclumes attachées ensemble au bout d’une chaîne. On les avait prises chez un forgeron voisin.
En même temps, on pénétrait dans la maison qui faisait mur mitoyen avec le bâtiment de droite: ce mur, on le perça à coups de pioche, et dans l’excavation, un tonneau de poudre fut placé.
Alors, Damville, à droite et à gauche de la porte, massa ses reîtres, avec ordre de se précipiter dans la cour dès que le passage serait ouvert.
À ce moment, il était plus de midi. L’installation de la machine avait demandé plusieurs heures. Un silence relatif s’établit dans la rue. D’un coup d’œil, Damville vit que chacun était à son poste.
Il donna le signal en levant le bras.
Dix hommes s’attelèrent à la masse de fer suspendue à la chaîne qui pendait du haut de quatre immenses madriers placés debout l’un contre l’autre, les quatre sommets liés ensemble, les quatre pieds s’écartant de dix coudées l’un de l’autre.
Les dix hommes ramenèrent la masse de fer jusque dans la ruelle, et soudain, la lâchèrent.
La masse partit, s’élança, décrivit sa courbe de plus en plus foudroyante et alla heurter la porte… les reîtres firent un mouvement pour s’élancer… un craquement sinistre se fit entendre…
Mais reîtres et gentilshommes poussèrent une clameur de malédiction: la porte avait résisté!…
Elle s’était fendue, disloquée, mais elle demeurait debout!… La surprise combinée avec tant de peine, avortait misérablement! Damville se mordait les poings, il comprit que, de l’intérieur, on avait élevé une barricade; tout le temps qu’il avait passé à préparer l’assaut, Montmorency l’avait passé à organiser une défense acharnée.
– Oh! gronda Henri, quand je devrais passer un mois devant cette masure!…
Cette masure, c’était l’hôtel de Montmorency! la demeure qu’avait habitée son père le connétable!
– Quand je devrais mettre le feu à la rue! faire sauter le quartier!…
Il se frappa le front, comme illuminé d’une soudaine pensée, étouffa un rugissement de joie.
– Orthès! appela-t-il.
– Le vicomte promène ses chiens! lui fut-il répondu.
– Les chiens avaient faim! ajouta un autre.
Un sourire de Damville – quel sourire! – prouva qu’il avait compris toute la saveur de cette plaisanterie.
– Sauval! appela-t-il alors.
L’homme ainsi nommé se précipita: c’était celui qui était préposé à la garde de la manipulation des poudres.
– Ici, dit le maréchal, un tonneau. Et là, un tonneau. Est-ce compris?
Il désignait l’encoignure gauche et droite de la porte.
– Compris! dit l’homme.
La manœuvre fut aussitôt exécutée, les tonneaux placés, la mèche amorcée.
Damville y mit lui-même le feu, puis se retira à distance.
Vingt secondes plus tard, l’explosion retentit, un double jet de flammes s’éleva jusqu’au ciel, la porte s’écroula, les barricades qui la maintenaient se disloquèrent, le passage était libre!… Les reîtres, avec une grande clameur, se ruèrent dans la cour de l’hôtel de Montmorency!…
Les reîtres entrèrent dans la cour comme une bande de loups. Des décharges d’arquebuses les accueillirent, mais cette fois, ils étaient lancés, rien ne pouvait les arrêter.
La mêlée commença dans la cour; les arquebuses et les pistolets déchargés se turent; on commença à se battre à coups de piques, de dagues et de rapières.
Serrés en un groupe compact, en un peloton hérissé, les gens de Montmorency tenaient tête à la meute; ils gardaient le silence farouche du désespoir; les assaillants hurlaient, vociféraient; dans la rue, la foule accourue de toutes parts voulait entrer, tuer; le besoin de tuer était dans ces esprits affolés; les flots de sang, les mugissements des cloches, les rumeurs des bandes qui dans les rues voisines continuaient la tuerie, cet épouvantable ensemble de bruits hideux, de visions plus hideuses, faisant monter dans les têtes une exaspération nerveuse; plus de pitié; tout sentiment humain étouffé.
Les soudards de Damville, ivres de fureur, avec de rauques imprécations, des insultes affreuses, tourbillonnaient autour du peloton qui se défendait comme on se défend contre la mort…
Montmorency cherchait des yeux Damville; il ne le voyait pas.
Damville attendait la minute propice.
L’estramaçon de François, de seconde en seconde, se levait et s’abattait.
Il le tenait à deux mains et, autour de lui, quand on voyait se lever la lourde et large lame toute rouge, il y avait des reculs, des frémissements de terreur.
Mais la lame sifflait dans les airs et s’abattait…
Un homme tombait…
Et cela continuait…
Autour de Montmorency, une quinzaine de corps entassés, morts ou blessés, lui faisaient un rempart de chair humaine d’où coulaient des ruisseaux de sang.
Et il se vit comme à Thérouanne…
Par un de ces phénomènes étranges de la mémoire qui s’affole, il se revit, non dans l’hôtel de Montmorency, mais sur la dernière barricade de Thérouanne.
Comme là-bas, il frappait sans arrêt.
Comme là-bas, il se voyait presque seul devant des ennemis qui se multipliaient…
Comme là-bas, deux ou trois combattants farouches remplaçaient ce qu’il tuait…
Cela ne finirait jamais!
Il y en aurait toujours!
Il eut l’intuition que, comme sur la barricade de Thérouanne, il allait tomber; l’illusion fut si puissante que comme là-bas, dans la dernière seconde où il avait vu venir le coup, il murmura:
– Adieu, Jeanne, adieu!…
À ce moment, il poussa un cri terrible; il avait jeté autour de lui un regard suprême, et ce regard, dissipant l’illusion, le ramenait violemment à la situation présente – de Thérouanne à l’hôtel de Montmorency.
Et voici ce qu’il voyait:
Son peloton, réduit de la moitié, s’était massé au pied du perron central de l’hôtel.
Or, pendant que ces reîtres tourbillonnaient autour de cette poignée d’hommes, Damville avait rassemblé cent de ses cavaliers démontés sur la gauche de la cour.
Et il les jetait comme un bélier vivant sur le groupe de défenseurs et d’assaillants.
Leur masse se rua d’un bloc.
Avec la violence d’épaves lancées à la côte, les gens de Montmorency furent précipités sur le bâtiment de droite.
Montmorency, dès lors, n’eut plus qu’une dizaine de combattants autour de lui.
Il monta sur le perron avec ces quelques derniers défenseurs: tous les autres, au nombre d’environ une trentaine encore, étaient refoulés, pressés, étouffés contre la droite de la cour.
Quelques secondes se passèrent; une clameur immense s’éleva tout à coup… et Montmorency vit qu’il n’y avait plus autour de lui que sept ou huit hommes; la cour tout entière appartenait aux gens de Damville: les malheureux qui avaient été acculés au bâtiment de droite s’étaient précipités par les deux portes qui s’ouvraient sur la cour et se barricadaient à l’intérieur.
À ce moment même, une détonation formidable retentissait: le bâtiment de droite s’écroulait presque tout entier, ensevelissant ses défenseurs sous ses décombres fumantes!
Un lieutenant de Damville venait de faire sauter le bâtiment!…
Il ne restait plus debout que la muraille bordant la cour.
Et elle était fendue, lézardée, éventrée par places!…
– Il faut mourir ici! dit Montmorency avec le calme du désespoir.
Et il eut un rire étrange…
Et, comme il jetait derrière lui un rapide regard, par la porte de la salle d’honneur, il vit sa fille Loïse qui accourait, bondissait, une dague a la main.
– Mon père! cria-t-elle, vous allez voir comment sait mourir une Montmorency!
– Ta mère! hurla François en assénant un terrible coup d’estramaçon qui fit reculer le flot des assaillants.
Loïse s’arrêta, pantelante. Sa mère!… Il fallait qu’elle vécût pour sa mère!
À cet instant, François de Montmorency, livide, sanglant, déchiré, effrayant, eut un rugissement de joie terrible:
– Enfin! Toi! toi! Enfin!…
Il avait Damville devant lui!…