Une vingtaine de jours après l’entrée du roi dans Paris eurent lieu les fiançailles d’Henri de Béarn et de Marguerite, sœur de Charles IX. À cette occasion, une fête fut donnée au Louvre, fête somptueuse et telle qu’on n’en avait plus vu depuis les grandes mises en scène auxquelles se complurent François Ier et Henri II. Il y eut des danses où les dames huguenotes firent vis-à-vis aux seigneurs catholiques; il y eut deux ballets magnifiques; il y eut collation et mascarade… Margot, dont le jeune Henri se montrait fort épris, parut en hamadryade [6], avec un costume d’une merveilleuse impudence, dont les guirlandes de feuillage faisaient le principal ornement; – mais n’anticipons pas.
Cette mémorable, fastueuse et terrible soirée, il faut que nous la suivions pour ainsi dire heure par heure.
Le Louvre flamboyait de lumières, un immense bruissement de rires s’élevait de cette fournaise, et chacune des salles où se déployaient ces magnificences contenait un drame…
Au dehors, une foule de peuple, difficilement contenue par les archers de service soutenus par des compagnies d’arquebusiers, roulait autour du Louvre, comme une mer aux flots noirs qui mugit autour d’un brillant rocher. Cette foule n’était pas seulement attirée par la curiosité. Malgré les édits criés à diverses reprises, la plupart des bourgeois étaient armés de pertuisanes et avaient endossé la cuirasse. De groupe en groupe, couraient des gens qui paraissaient donner un mot d’ordre. Tantôt sur un point, tantôt sur un autre, des clameurs soudaines s’élevaient, de grands cris de: «Vive la messe! ou de: Mort aux huguenots!»
Au début de cette soirée, et comme la nuit s’étendait sur Paris, Catherine de Médicis et son fils Charles IX se trouvaient seuls dans une pièce dont le balcon dominait la Seine et la rive gauche.
Habillé de noir comme à son habitude, plus pâle que jamais, ses maigres mains d’ivoire incrustées sur la balustrade de fer, Charles IX regardait au loin une grande lueur rouge. Et près de lui, d’un pas en arrière, Catherine souriait, de son sourire énigmatique et cruel, sphinx formidable.
– Pourquoi m’avez-vous amené là, madame? demanda le roi.
– Pour vous montrer ce feu, sire.
– Un feu de joie? Mes bons Parisiens se réjouissent.
– Non, sire. Les Parisiens brûlent une maison où l’on a surpris une réunion de parpaillots… Et tenez… voici encore un feu qui s’allume… là, sur votre gauche! Par Notre-Dame, si cela, continue, Paris va brûler!
Une bouffée de sang monta aux joues blêmes de Charles IX, qui murmura un juron.
– Plaise au ciel, continua Catherine, que l’idée ne leur vienne pas de brûler le Louvre!
– Par le sang du Christ! Je vais donner l’ordre de charger les incendiaires…
Et se retournant, le roi cria:
– Holà, Cosseins!
– Êtes-vous fou, Charles! gronda Catherine en saisissant la main de son fils. Voulez-vous donc provoquer des émotions et des émeutes dans Paris? Quoi! Vous êtes donc aveugle! vous ne voyez donc pas que la couronne chancelle sur votre tête, et que bientôt, si vous n’y prenez garde, vous aurez le royaume entier contre vous!
– Que dites-vous là, madame? dit Charles en frissonnant.
– La vérité!… Vous avez rêvé la fusion des catholiques et des huguenots. Dieu sait si j’en ai gémi en moi-même, car je voyais clairement l’abîme où vous couriez. Quoi! n’avez-vous pas entendu les murmures du peuple et les cris de la seigneurie quand vous avez donné La Rochelle, Montauban, Cognac et La Charité aux parpaillots? Ne voyez-vous pas les visages menaçants qui vous entourent depuis que Jeanne d’Albret, Henri de Béarn, Condé et Coligny sont ici! Aveugle! Aveugle et sourd aux avertissements du ciel!… Regardez, mon fils!
Au loin, l’incendie montait et s’étendait, vaste nappe de flammes rouges qui ondulait dans la nuit. Des tourbillons de fumée s’élevaient de cette fournaise et couvraient d’un crêpe la moitié de Paris.
– Voilà la réponse des Parisiens aux fiançailles de ce soir! reprit Catherine avec cette rude éloquence qui avait établi son despotique empire sur le faible esprit du roi. Vous invoquez le ciel, sire! Regardez: on ne le voit plus, les étoiles disparaissent, et l’enfer est dans Paris.
Les yeux exorbités, les mâchoires serrées, Charles IX regardait. Par moment, un frisson le secouait.
– Charles, continua la reine. Écoutez-moi. Vous savez avec quelle joie j’ai poussé à la paix; vous savez que moi-même je me suis humiliée devant l’orgueilleuse Jeanne d’Albret. Vous savez que j’ai été jusqu’à imaginer le mariage de ma propre fille avec Henri de Béarn. C’est que, moi aussi, j’étais aveugle! Je croyais alors que la paix était possible entre huguenots et catholiques. La paix avec les huguenots? Délire! Rêve insensé! Il faut que l’hérésie ou l’Église triomphe ou meure! Il n’y a pas de place pour ces deux forces, et le monde, sire, est trop étroit pour les contenir! L’une des deux doit disparaître, et comme il est impossible que l’Église succombe, que Rome disparaisse et que Dieu meure, c’est l’hérésie qu’il faut tuer!… Malheur à ceux qui soutiendront l’hérésie! Ils périront avec elle!…
– Madame!… Vous m’épouvantez!… Il est impossible que les choses en soient là parce que j’ai eu horreur de tout le sang qui se versait!
– Impossible? N’avez-vous pas lu les lettres que les ambassadeurs de tous les États nous apportent? Que nous dit le roi d’Espagne?… Qu’il prépare une armée pour rétablir le règne de Dieu compromis par notre faiblesse!
– Je ferai la guerre à l’Espagnol! dit Charles en se raidissant.
– Insensé! Que nous dit Venise? que nous disent Parme et Mantoue? Que nous disent les États de l’Empire? Tous, tous, du nord au sud, du levant au couchant, tous nous blâment, tous nous menacent!
– Je tiendrai tête à l’Europe, s’il le faut!…
Et Charles essuya la sueur qui coulait à flots de son front.
– Tiendrez-vous tête au Souverain Pontife? gronda Catherine. Vous relèverez-vous de l’excommunication dont il vous menace?
– Par l’enfer, madame! Le pape est le pape, et moi, je suis le roi de France!…
Et cramponné à la balustrade, Charles se raidit davantage.
– Silence! dit-il. Je veux qu’on se taise autour de moi! J’ai décidé la paix, et la paix se fera dans mon royaume! S’il faut faire la guerre à l’Espagne, à l’Empire, au pape lui-même, je ferai la guerre!
– Avec quoi! dit Catherine d’une voix glaciale.
– Avec mes armées, avec ma noblesse, avec mon peuple!…
– Votre peuple!… Venez, sire! Et vous allez entendre ce qu’il veut. Car la puissance royale est à ce point compromise par mes rêves de paix et les vôtres que le peuple a maintenant une volonté.
En même temps, la reine saisit la main de son fils avec un geste d’irrésistible autorité, et l’entraînant, elle lui fit traverser plusieurs pièces. En bas, on entendait le bruit de la fête, le son des violons marquant la cadence des danses lentes.
Catherine s’arrêta dans une grande salle qui donnait sur le côté du Louvre opposé à la Seine.
– Vous parlez de votre noblesse, dit-elle alors. Sur qui compterez-vous? Sur un Guise qui fomente je ne sais quoi dans l’ombre? Sur un Montmorency qui s’enferme dans son hôtel pour y donner refuge aux rebelles?
– Mordieu! madame, de quels rebelles parlez-vous?
– De ces deux aventuriers qui, en plein Paris, ont tenu tête à vos gentilshommes et à votre guet, et qui, en plein Louvre, nous ont insultés, vous et moi. De ces deux Pardaillan, spadassins et truands sans vergogne, qui résistent au roi de France et que le roi de France ne peut faire arrêter!
– Et vous dites que Montmorency leur donne asile?
– Oui, sire. Et toute votre noblesse en est à ce point de révolte ouverte… Quant au peuple, écoutez…
Catherine entraîna le roi dans l’embrasure d’une fenêtre ouverte, et Charles, se penchant, vit au-delà des fossés du Louvre, la foule énorme qui se pressait et hurlait:
– Vive la messe! Mort aux huguenots!…
Mais ces cris eux-mêmes étaient dominés et couverts par une clameur plus forte, plus volontaire, comme organisée:
– Vive Guise! Vive notre capitaine-général!…
Charles choqua violemment ses mains l’une contre l’autre et, se tournant vers la reine-mère:
– Que signifie?… Qui est capitaine-général?
– Votre peuple vous le dit, sire: c’est Henri de Guise!
– Et de quoi est-il capitaine-général?
– Des troupes catholiques, sire!
– Or ça, madame, perdons-nous le sens?… Où donc sont ces troupes catholiques? Et qui les a instituées?…
– Charles, dit Catherine avec un emportement étudié, je crois, en vérité, que vous perdez le sens… Ces troupes, c’est tout le royaume! Ce sont les seigneurs qui ne veulent pas que l’hérétique soit traité sur le même pied que le loyal serviteur! Ce sont les bourgeois que vous pouvez voir ici, la pertuisane au poing! C’est tout votre peuple, enfin, qui s’arme pour sauver la vieille religion qui, elle, a sauvé le monde… Et c’est cela qui fait une armée, sire! Et cette armée réclame un capitaine-général, puisque le roi de France ne veut pas la commander!
Charles IX referma violemment la fenêtre et se mit à arpenter la salle d’un pas agité.
– Que faire? Que faire? balbutiait-il.
– Eh! par Notre-Dame, votre devoir de roi! de fils aîné de l’Église!
– Quoi! Une trahison contre ce pauvre Coligny qui pleure de joie quand je l’appelle mon père! Contre ce pauvre Henri qui est si rayonnant et qui m’assure de toute son amitié… Jamais, madame! Faites tout ce que vous voudrez, je ne veux pas m’en mêler.
Tout Charles IX était dans ce mot.
Catherine réprima le tressaillement de joie qui l’agita.
Mais cette sorte d’autorisation que donnait le roi ne lui suffisait pas. Elle voulut plus encore. Elle marcha donc rapidement vers son fils, lui prit la main, fixa son regard aigu sur ses yeux troubles et, d’une voix sourde, basse, comme lorsqu’on complote un crime, elle murmura:
– Charles, votre bon cœur vous perdra. Malheureux enfant, ne vois-tu pas que tu as introduit le loup dans Paris? Tu parles de l’amitié d’Henri de Béarn! Sais-tu où se trouvait Henri lorsque tu le croyais au camp de la Rochelle, avant ton départ pour Blois? Interroge là-dessus ton grand-prévôt…
– Parlez, madame!…
– Eh bien! Il était à Paris avec Condé, d’Andelot et Coligny. Et sais-tu ce qu’il y venait faire?…
Bouleversé, atterré par cette épouvante qui parfois se saisissait de lui Charles IX étouffa un cri.
– Ce qu’il venait faire! acheva la reine. Il conspirait ta mort pour s’emparer de ta couronne!
Le roi devint livide et jeta autour de lui des yeux hagards…
Sans doute, Catherine le jugea dans l’état où elle le voulait. Sans doute, elle pensa que pour le moment, il ne fallait pas davantage tirer sur la corde, de crainte de la briser. Car, se penchant à l’oreille de son fils, elle ajouta:
– Pas un mot, sire! Pas un geste qui ne laisse comprendre aux damnés huguenots que vous savez l’horrible vérité! Dissimulez, sire, pour quelques jours encore, ou nous sommes tous perdus!…
Alors, elle s’éloigna, descendit un escalier dérobé, et parvint à son oratoire.
– Paola! appela-t-elle.
Sa suivante florentine apparut.
– Sont-ils là? demanda la reine.
– Oui. Majesté. Lui, ici… et l’autre, là!
– Bien! le bravo d’abord… Et ensuite, lui!
La suivante sortit et reparut quelques instants après, suivie d’un homme qui s’inclina jusqu’à terre.
– Bonjour, mon cher Maurevert, dit la reine avec son plus gracieux sourire. Je vois que vous êtes toujours de nos amis, toujours empressé lorsque nous avons besoin d’un homme brave, énergique et dévoué.
– Votre Majesté me comble, dit Maurevert en se redressant.
– Pas du tout, mon cher monsieur de Maurevert. J’aime à rendre hommage aux amis de la couronne. Pauvre couronne! Bien peu solide sur la tête de mon fils!… Il y a tant de gens qui la regardent d’un œil d’envie!
– Diable! songea Maurevert en pâlissant, aurait-elle vent de quelque chose?
Et tout haut, il dit:
– S’il ne faut que risquer ma vie pour consolider cette couronne, Votre Majesté n’a qu’à parler: je suis tout prêt… à tout.
Alors, il se redressa et son regard, plus impudent qu’audacieux, fixa la reine avec une hardiesse qui eût pu sembler étrange à Catherine si celle-ci n’eût été entièrement absorbée par ses pensées.
Au fond, Maurevert tremblait.
Il avait jeté autour de lui un rapide coup d’œil pour s’assurer qu’il était bien seul avec la reine.
Puisque nous tenons ce Maurevert, dessinons-le en quelques traits.
Il paraissait une trentaine d’années; svelte, mince, les cheveux et la barbe d’un blond ardent, presque roux, l’œil gris, avec des reflets d’acier, la figure régulière, la tournure élégante, il avait la démarche souple d’un fauve et, dans son ensemble, ne manquait pas d’une sorte de beauté.
Rompu à tous les exercices, vigoureux, il passait pour très dangereux l’épée à la main et, en outre, avait une réputation établie de tireur infaillible à l’arquebuse et au pistolet.
Il n’avait pas de situation fixe à la cour. On ignorait d’où il venait et quelle était sa famille. Mais il avait été d’abord très protégé par le duc d’Anjou, frère du roi, à qui il avait rendu de ces inavouables services qu’un bravo pouvait rendre à un prince. En récompense, Henri l’avait présenté à la reine Catherine, en lui disant:
– Madame ma mère, M. de Maurevert tuerait son père si je lui en donnais l’ordre.
Maurevert, en marge de la cour, méprisé par les uns, redouté par les autres, accepté, toléré plutôt, parce qu’on lui savait de hautes protections, Maurevert s’était glissé, faufilé jusqu’au cœur des intrigues les plus secrètes.
Il n’aimait et ne haïssait personne; mais il était capable de tuer froidement quiconque le gênait. Il causait peu, écoutait beaucoup, cherchait à passer inaperçu et à se rendre indispensable.
Que voulait-il? De l’argent d’abord, beaucoup d’argent. Et puis, un titre qui lui permît de faire bonne figure parmi les nobles compagnons qui acceptaient sa société.
Il trahissait secrètement le duc d’Anjou pour le duc de Guise, tout prêt à trahir le duc de Guise pour le roi Charles. Il savait que le frère du roi attendait avec impatience la mort de Charles IX, et peut-être Maurevert eût-il assassiné le roi s’il n’eût craint d’être ensuite abandonné par Anjou. Il avait découvert la conspiration de Guise et il en faisait partie tout naturellement: il était de tout et partout.
En somme, ce n’était pas une banale figure de bravo.
Du bravo, d’ailleurs, il avait tous les instincts. Pour le moment, il était embusqué à la cour; mais il se fût aussi bien embusqué dans une forêt pour détrousser le voyageur.
Lors donc que Catherine lui eût fait entendre qu’elle craignait pour la couronne, Maurevert s’imagina que la reine avait peut-être des soupçons sur la conspiration de Guise.
– S’il en est ainsi, pensa-t-il, et qu’elle me veuille faire arrêter, je saute sur elle, je l’étrangle, et je prouve au roi que la reine-mère voulait le tuer pour mettre Anjou sur le trône.
C’est pourquoi il répondit sur un ton de menace que Catherine ne pouvait comprendre:
– Je suis prêt… à tout!
– Je le sais, monsieur, je le sais, et c’est pourquoi, dans les circonstances difficiles que nous traversons, j’ai songé à vous. J’ai des ennemis, ou plutôt mon fils a beaucoup d’ennemis…
– De quel fils Votre Majesté parle-t-elle en ce moment? fit Maurevert.
– Oh! oh! pensa la reine. Corpo di Christo, voilà un gaillard plus intelligent que je ne le pensais!
Elle poussa un soupir, et dit d’un ton languissant:
– Mais de quel fils voulez-vous que je parle, sinon du roi… pauvre enfant… si faible, si malade.
– C’est que, comme j’ai été, comme je suis encore le plus fidèle serviteur de Mgr Henri, j’ai toujours une tendance à m’imaginer que c’est lui le seul fils de la reine. Pardonnez-moi, madame, j’oubliais le roi!
Catherine tressaillit.
– M. de Maurevert, dit-elle, j’aime également mes enfants… Une bonne mère comme moi ne saurait faire de différence entre ses fils… Lorsqu’il plaira à Dieu de rappeler à lui mon pauvre Charles, je serai heureuse de savoir qu’Henri possède des serviteurs aussi dévoués que vous… Mais ce dévouement que vous avez pour le duc d’Anjou, ne sauriez-vous l’offrir au roi pour un temps?
– Madame, dit Maurevert, ce que j’en ai dit, c’est pour faire comprendre à Votre Majesté que j’appartiens corps et âme à Mgr d’Anjou…
Les yeux de la reine étincelèrent de joie. Maurevert surprit cette joie et continua:
– Mais il va sans dire que si le roi a besoin de mes faibles services, je lui suis tout acquis: c’est mon devoir de fidèle sujet.
Il y avait une telle différence entre le ton que le bravo employait pour parler du duc d’Anjou et pour parler du roi que Catherine transportée s’écria:
– Monsieur de Maurevert, vous êtes un honnête homme et si vous voulez m’obéir, je me charge de votre fortune!
Car cette femme si rusée, si subtile, si prompte à deviner la véritable pensée de ses interlocuteurs, devenait aveugle dès qu’on la flattait dans son amour pour Henri d’Anjou.
Elle reprit après une minute de réflexion:
– Puisque vous voulez servir le roi, je veux vous donner une preuve de mon amitié en vous disant quels sont ses ennemis…
– J’écoute Votre Majesté, tout prêt à renfermer dans mon cœur comme au fond d’une tombe les secrets qu’elle daignera me confier.
– Je connais votre discrétion… Mais est-ce bien un secret pour vous? Ne vous doutez-vous pas un peu de quels ennemis je veux parler?
– Serait-ce de M. le duc de Guise?
L’œil de la reine flamboya. Mais cet éclair s’éteignit aussitôt.
– Guise? fit-elle. Oh! non… le duc nous est tout dévoué… et il nous est uni par les liens de la religion.
– Alors, Votre Majesté veut parler du maréchal de Damville.
– Damville, à qui nous avons donné le gouvernement de la Guyenne, est un de nos plus féaux amis…
– Alors, fit Maurevert, il s’agit de celui qu’on appelle le chef des Politiques, ramassis de mécontents, mauvais serviteurs de l’Église, qui sous une apparence d’austérité cachent les plus basses ambitions. Et ce chef…
– Montmorency! dit la reine. Cette fois, c’est bien un ennemi que vous désignez. Mais nous en parlerons plus tard.
– Alors, reprit Maurevert impénétrable, je ne vois pas…
– Songez que le roi, c’est le fils aîné de l’Église.
– Votre Majesté veut parler des huguenots! s’écria le bravo avec une surprise parfaitement jouée. Mais le roi lui-même n’a-t-il pas proclamé la grande réconciliation? Votre Majesté elle-même n’a-t-elle pas donné l’accolade à la reine de Navarre?
– Eh bien, oui! Mais malgré toutes nos avances, malgré la sincérité de nos offres, les huguenots conspirent. Ils sont insatiables. Ils accourent à Paris de tous les points du royaume. Ils nous écrasent, ils nous submergent! Le vieux La Garde vide nos arsenaux pour armer les troupes de M. de Coligny, sous prétexte d’aller faire la guerre au duc d’Albe [7], mais en réalité pour l’accomplissement de je ne sais quels ténébreux projets. Ah! Maurevert, je tremble pour mon fils!…
– Pourquoi Votre Majesté ne fait-elle pas arrêter l’amiral! L’armée huguenote, une fois décapitée…
– Trop tard, mon bon Maurevert, trop tard! fit Catherine avec un désespoir qui ne parvint pas à tromper le bravo. Arrêter l’amiral! Qui donc oserait maintenant se charger d’une telle besogne?…
– Moi! fit Maurevert.
– Vous!…
– Pourquoi pas? Que le roi m’en signe l’ordre, et dès ce soir, en pleine fête, j’arrête Coligny.
– Quel scandale!… Non, non, c’est impossible!… Ah! je suis une reine bien malheureuse!… Ah! si le ciel pouvait donc une fois exaucer ma prière! Le roi serait sauvé, et avec le roi, le royaume et l’Église… Mais le ciel est sourd par moments, ou du moins il nous veut imposer de dures épreuves… Sans cela, une bonne fièvre quartaine [8] nous délivrerait de Coligny, et il n’y aurait pas de scandale… vous comprenez…
Maurevert suivait avec une attention soutenue les paroles de la reine et les jeux de physionomie qui accompagnaient ces paroles.
– Hélas! reprit Catherine, nous en serons réduits à subir la loi des hérétiques et à entendre la messe en français! car d’espérer que le ciel enverra à l’amiral la fièvre qui nous sauverait tous, et qui vous enrichirait, mon bon monsieur de Maurevert, d’espérer cela, il n’y faut pas songer… L’amiral se porte bien, hélas!… et sauf accident…
La reine s’arrêta sur ce mot. Maurevert sourit.
«Allons donc, briccone!» songea Catherine en voyant ce sourire.
Mais Maurevert voulait des ordres positifs. Il avait d’ailleurs compris depuis longtemps.
– Un accident! fit-il machinalement.
– Eh oui! dit la reine. Une tuile ne peut-elle pas tomber sur la tête de l’amiral?
– Hum! Il faudrait que cette tuile fût douée d’un dévouement…
– Qui coûterait cher, n’est-ce pas?… Parlez sans crainte, mon cher monsieur de Maurevert. Que faudrait-il pour donner de l’intelligence et du dévouement à cette tuile?
– Je l’ignore, madame. Mais à défaut de la tuile, je connais quelque part une bonne arquebuse qui, placée dans les mains d’un de mes amis, serait parfaitement capable de cette intelligence et de ce dévouement qui, combinés heureusement, produiraient l’accident en question.
– Mais c’est tout ce qu’il faut! Nous ne sommes pas exigeants… Et l’arquebuse que le ciel chargerait de sauver l’Église et le roi serait la bienvenue…
– En ce cas, que Votre Majesté cesse de craindre. Je n’ai qu’un mot à dire à cet ami.
– Voyons. Comment s’y prendrait cet ami?
– Mais de la façon la plus simple et la plus scandaleuse. Il attendrait au détour de quelque rue M. l’amiral qui tous les jours quitte le Louvre à la même heure et suit le même chemin pour se rendre à son hôtel… et tenez, madame, je vois d’ici l’endroit… Votre Majesté connaît-elle le révérend Villemur?
– Le chanoine de Saint-Germain-l’Auxerrois?
– C’est cela. Eh bien, ce digne chanoine, qui est des amis les plus zélés de l’Église, demeure justement dans le cloître Saint-Germain-l’Auxerrois, que M. l’amiral traverse tous les jours pour gagner la rue de Béthisy. Il loge dans une fort belle maison, cet excellent Villemur. Et il se trouve que les fenêtres de son logis sont grillées au rez-de-chaussée d’un assez fort treillis, en sorte que, de la rue, il est impossible de voir ce qui se passe à l’intérieur de la maison.
– Très bien! Très bien…
– Supposons donc que mon ami va demander l’hospitalité au chanoine, et qu’il se place près de la fenêtre, son arquebuse à la main. Il joue avec cette arquebuse. Tout à coup la balle part et va frapper M. l’amiral qui passe juste à ce moment. L’amiral tombe mort, accident fâcheux dont nul n’est responsable, et que Votre Majesté est la première à déplorer. Je crois bien, madame, que ceci vaut la tuile ou la fièvre.
– Certes! Et si un tel accident arrivait, votre ami serait royalement récompensé. Voyons, il n’est pas sans désirer quelque chose, votre ami.
– S’il s’agissait de moi, je répondrais que ma plus belle récompense serait la satisfaction d’avoir servi ma reine.
– Oui, mais tout le monde n’a pas votre désintéressement, mon bon monsieur de Maurevert.
– Ce n’est que trop vrai, madame. Je crois donc que l’ami dont je vous parle et qui est d’une adresse extraordinaire à l’arquebuse pourrait bien se montrer maladroit si j’étais là pour assurer un paiement raisonnable. Mais que Votre Majesté ne s’en inquiète pas: je possède une cinquantaine de mille livres, et avec cette faible somme, je le déciderai.
Catherine eut un haut-le-corps. Mais se remettant aussitôt, elle attira à elle une feuille de papier et y traça quelques mots.
– Monsieur de Maurevert, dit-elle, je ne souffrirai pas un tel sacrifice. Gardez vos cinquante mille livres. Quant à votre ami, voici pour lui un bon de vingt-cinq mille livres sur le trésor.
Maurevert lut le papier, le plia et l’emporta.
– Le reste… après l’accident, dit Catherine. Vous voyez que je ne marchande pas quand il s’agit de récompenser vos amis, mais j’espère qu’il m’en sera tenu compte… Prévenez aussi votre ami que j’aurai besoin de lui…
– Contre qui, madame?…
– Je vais vous le dire. Mais il ne s’agit plus là ni du roi ni de l’Église. Il s’agit…
Catherine, se déchargeant de cette souriante simplicité dont elle s’était couverte pour parler des affaires de l’État, laissa la haine éclater sur son visage qui parut alors reprendre son expression la plus naturelle – comme un autre visage fût naturellement revenu à une expression humaine: il y avait du fauve chez cette femme. Et ses traits ne semblaient en harmonie avec sa conscience que lorsqu’ils s’imprégnaient de cruauté.
Tout cuirassé qu’il fût contre les impressions violentes, le bravo ne put s’empêcher de frémir.
– Il s’agit, poursuivit la reine, de deux hommes qui m’ont mortellement offensée. Sans eux, ou du moins sans l’un d’eux, nous n’en serions pas où nous sommes. Il n’y aurait plus d’armée huguenote. Il n’y aurait pas de fiançailles royales ce soir dans le Louvre. Grâce à cet homme, un vaste plan laborieusement échafaudé s’est écroulé. En sauvant Jeanne d’Albret, il nous a menacés, mes fils et moi, d’une ruine que toutes mes ressources pourront à peine conjurer. Mais ce n’est pas tout. Ce misérable se mêle de protéger quelqu’un qui est, dans ma vie, un obstacle terrible. Ce n’est pas tout. Par deux fois, il m’a bafouée. Lui et son père, je les hais, Maurevert, et je vous donne, en vous révélant cette haine, la plus grande preuve d’estime que j’aie jamais donnée à personne. Tuez-moi ces deux hommes et je vous crée comte…
Maurevert tressaillit.
– Je vous trouverai un comté à votre taille. Et en attendant, pour chacune de ces têtes, il y a cent mille livres: ce sera la dotation de votre comté.
– Ce sont donc de bien puissants personnages, madame?
– Ce sont deux misérables aventuriers. Mais, prenez-y garde, ces deux hommes sont de fer. On croit les avoir tués: ils reparaissent. On les brûle dans une maison, on les retrouve dans une autre. On les cerne, vingt épées se lèvent contre eux… Mais vous y étiez, Maurevert! Vous étiez à l’incendie du cabaret, vous étiez au siège de la rue Montmartre, vous étiez ici même lorsque j’ai été insultée, bafouée.
– Vous parlez des Pardaillan, madame! fit Maurevert en se redressant à son tour avec une sombre expression de haine.
– Vous les avez nommés! Ils sont maintenant…
– À l’hôtel de Montmorency, je le sais, madame. Car je suis ces deux hommes-là pas à pas. Eh bien, madame, je vais vous étonner: pour la vie de ces deux hommes, je ne veux ni de votre comté, ni de vos deux cents mille livres… et je donnerais moi-même jusqu’à la dernière goutte de mon sang pour les tenir un jour à ma merci et les étrangler de mes mains…
– Ah! ah! fit lentement Catherine. Il paraît que vous leur en voulez fort, mon bon Maurevert.
Maurevert posa son doigt sur sa joue droite.
Sur cette joue, une longue cicatrice apparaissait, livide, sous les couches de pâte.
– Joli coup de cravache, dit la reine avec sa terrible tranquillité. Vous en serez marqué toute la vie.
– Oui, madame, et j’ai déjà tué trois hommes pour avoir regardé en souriant cette cicatrice! Coup de cravache, ou coup d’épée…
– Coup de cravache! reprit la reine. Il est impossible de voir là un coup d’épée.
Maurevert grinça des dents. Mais se remettant presque aussitôt, il s’inclina:
– La reine me donne-t-elle congé?
– Allez monsieur. Et songez que si je suis bien servie, vous pourrez demander ce que vous voudrez sans craindre de trop demander.
Maurevert s’éloigna.
«Bon! songea la reine. Coligny. Les Pardaillan. Voyons maintenant où en est cette bonne Jeanne d’Albret.»
Elle s’assit dans le vaste fauteuil de cet oratoire sévère dont nous avons parlé, et qui attenait à ce somptueux cabinet dont nous avons également fait la description.
Peu à peu, les traits convulsés de Catherine se détendirent. Une expression de mélancolie rêveuse remplaça l’expression de haine. Elle saisit un petit miroir pour s’examiner, et quand elle se vit ce qu’elle voulait qu’elle fût, elle s’arrangea dans son fauteuil, prit une pose affaissée, ramena sur ses épaules le voile noir qui couvrait sa tête et s’en fit ainsi une sorte de cadre qui seyait merveilleusement à cette attitude et à cette mélancolie.
Alors seulement elle appela la suivante, et lui fit un signe.
Paola pénétra dans une pièce voisine, et de même qu’elle avait introduit Maurevert, elle introduisit cette fois un nouveau personnage, et s’éclipsa sans bruit.
Quant à Maurevert, il avait regagné les immenses salles où évoluaient dix mille invités. Sans que la fête battît encore son plein, il commençait déjà à régner dans cette foule ce laisser-aller qui dénote que la froideur première est passée.
Maurevert parcourut longtemps les salons, cherchant quelqu’un.
Il aperçut enfin un groupe nombreux de seigneurs qui paraissaient faire leur cour à un personnage qui, d’après l’attitude et le nombre des courtisans, ne pouvait être que le roi lui-même.
Ce n’était pas le roi, c’était Henri, duc de Guise.
Il portait avec une grâce hautaine un costume qui était une merveille de magnificence et de bon goût; la garde de son épée de parade étincelait de diamants; chacun des rubans de son pourpoint était fixé par une grosse perle; une agrafe de rubis et d’émeraudes supportait les plumes blanches de sa toque.
Tout cet étalage de bijoux, qui ferait sourire aujourd’hui, était considéré alors comme la preuve visible de la richesse. Aujourd’hui, les seigneurs en habit noir se contentent d’étaler cette preuve sur les épaules de leurs femmes; en sorte que les curieux en convoitant l’opulence du seigneur, convoitent du même coup sa femme.
Quoi qu’il en soit, Henri de Lorraine, duc de Guise, heureux, souriant, resplendissant de jeunesse, réellement magnifique, pouvait en cette soirée passer pour le cavalier le plus accompli de la cour de France. Il riait avec les siens des huguenots qui passaient en leurs costumes plus sévères.
Tout à coup, l’idée d’une excellente farce traversa sans doute son esprit. Car il se mit à rire plus nerveusement que jamais: Téligny, gendre de l’amiral, venait d’apparaître, donnant la main à sa femme, Louise de Coligny, alors dans tout l’éclat de sa beauté.
Guise la vit de loin. Il étouffa un soupir et pâlit légèrement. Puis, éclatant de rire, comme nous avons dit, il s’écria:
– Messieurs, une jolie comédie!… Approchez-vous, je vais vous expliquer cela.
Le cercle des courtisans se resserra, les têtes empreintes d’une curiosité outrée, les lèvres déjà rieuses à l’avance.
À ce moment, quelqu’un toucha Henri de Guise au bras. Le duc se retourna et vit Maurevert.
– Attendez-moi, messieurs, dit-il. Je reviens à l’instant, et nous allons combiner ensemble une petite mascarade dont il sera parlé! Vive Dieu! il faut bien amuser un peu MM. les huguenots!
Là-dessus, il se retira du cercle, suivi de Maurevert, et se réfugia dans l’embrasure d’une large fenêtre dont les rideaux le cachaient à demi.
– Eh bien, fit-il, que voulait-elle?
– Me donner l’ordre de tuer Coligny, dit brutalement Maurevert. Le duc tressaillit et murmura sourdement:
– Elle cherche à nous devancer!… Mais n’importe! Autant commencer par l’amiral! Ah! Coligny! Coligny! Tu pleureras des larmes de sang, pour m’avoir fait pleurer des larmes d’amour!
Il demeura une minute silencieux, comme s’il eût combattu en lui quelque pensée, puis il reprit:
– Qu’as-tu promis?
– De tirer sur l’amiral.
Le duc hésita un instant mais, secouant la tête, il dit:
– Bien!… Seulement tu attendras que je te dise le bon moment. Tu comprends?… Ne tire pas sans mon ordre.
– Oui, monseigneur.
– Et puis… le jour où tu tireras… tu t’arrangeras pour blesser grièvement le bonhomme, tu entends… mais non pour le tuer sur le coup.
– Oui, monseigneur.
Ces quelques paroles avaient été échangées en souriant, comme s’ils eussent parlé de quelque bonne partie, en sorte que Maurevert fut à l’instant considéré comme un favori du duc et que plus d’un le jalousa furieusement.
Cependant les deux hommes, le bravo et le grand seigneur, s’étaient séparés. Guise regagna son cercle de courtisans auxquels il commença à expliquer son idée qui devait être des plus bouffonnes à en juger par les rires et les bravos qui l’accueillaient.
Quant à Maurevert, il se perdit dans la foule, gagna lentement les portes des salons, puis sortit du Louvre et disparut dans les rues noires, comme un oiseau de nuit qui, un instant effarouché par les lumières, s’enfonce plus profondément dans les ténèbres.