XXVII LA CHAMBRE DE TORTURE

Pendant que se déroulaient au Louvre les tragiques incidents de ce formidable et suprême conciliabule que nous avons essayé d’esquisser, les deux Pardaillan, dans leur prison du Temple, sur leur botte de paille, dormaient côte à côte, et de tout leur sommeil intrépide, leur dernière nuit de condamnés.


Car c’est ce matin-là, samedi 23 août, qu’ils devaient tous les deux subir la question ordinaire et extraordinaire.


Et cela équivalait à une condamnation à mort.


Quelle mort!… Les os broyés, les chairs arrachées par des tenailles chauffées à blanc, les jambes serrées dans l’étau mortel au point que les veines éclatent et que le sang jaillisse et gicle!…


Voilà ce qui attendait les deux aventuriers. La chose devait se faire à dix heures du matin.


Ils dormaient.


Depuis six jours que le chevalier, ayant été pris devant le couvent où Dieu fut bouilli, avait rejoint son père dans ce cachot, les deux prisonniers n’avaient eu aucune nouvelle du dehors. Montluc n’était pas venu les voir. Peut-être l’ivrogne les avait-il oubliés. Ils ne voyaient même pas le geôlier, car on leur passait à boire et à manger par une sorte de chatière ménagée au bas de la porte. Le seul bruit qui leur parvînt, c’était le pas monotone et sonore d’une sentinelle sur les dalles du couloir, ou bien la crosse d’un mousquet qu’on reposait lourdement.


Les trois premiers jours, et quoi que son père lui en eût dit, le chevalier avait activement cherché un moyen d’évasion.


Il avait sondé les murs: leur épaisseur – peut-être cinq ou six pieds – défiait toute tentative; il eût fallu un an pour arriver à les percer sans le secours des instruments nécessaires – et pour aboutir où? Sans doute dans quelque cachot voisin.


Quant à la lucarne par où filtrait une lumière avare de ses rayons, il n’y avait même pas moyen d’atteindre les barreaux.


La porte était en chêne massif, bardée de fer, hérissée de clous énormes.


L’emploi de la force étant inutile, le chevalier songea à la ruse. Un soir, il se mit à plat ventre, la tête contre la chatière, appela la sentinelle et lui offrit cinq cents écus d’or s’il voulait l’aider à sortir, ne doutant pas que le duc de Montmorency ne payât la dette. La sentinelle répondit que M. de Montluc, le gouverneur, avait une telle défiance qu’il gardait chez lui les clés des cachots où se trouvaient les prisonniers les plus importants; que, même eût-il ces clés, lui soldat, n’ouvrirait pas pour tout l’or du royaume, vu qu’il tenait à sa tête plus encore qu’à la richesse; et enfin, que si le prisonnier lui adressait encore la parole pour quelque motif que ce fût, il se verrait dans l’obligation de faire prévenir le gouverneur, qui ne manquerait pas de faire descendre le tentateur au fond de quelque oubliette des sous-sols. Là-dessus, la sentinelle avait repris sa promenade monotone.


– Tu vois? dit le vieux Pardaillan. Tout ce que tu gagnerais à de nouvelles tentatives, ce serait de nous faire séparer; or, puisque nous n’avons plus que deux ou trois jours à vivre, tâchons de les vivre ensemble. Ah! si tu m’avais écouté, chevalier! Si tu avais suivi mes conseils! Les hommes sont méchants, les femmes perverses. Je t’avais dit de te méfier! Pourquoi diable as-tu voulu déranger le bon ordre établi depuis le commencement des siècles? Un honnête homme, vois-tu, c’est un redoutable animal, et quand, par hasard, il s’en présente un dans ce vaste troupeau de loups qu’est l’humanité, les autres hommes n’ont de paix et de tranquillité que lorsqu’ils l’ont accablé par la force ou par la calomnie, ou enfin, par l’un des mille moyens de tuer que le génie inventif des sociétés a pris soin de créer et de perfectionner. Or ça, qu’as-tu à soupirer? Regretterais-tu de mourir?


– Ma foi oui, monsieur, répondit le chevalier dans la simplicité de son âme. J’aime la vie, je l’avoue. Et puis, il me semblait que j’avais un rôle à jouer et que j’en ai esquissé les premiers gestes à peine. J’eusse voulu faire revivre la vieille chevalerie du temps de Charlemagne. J’eusse voulu être un de ces hommes simples et dignes qui, la lance au poing, le cœur ferme et l’esprit libre, s’en allaient par le monde afin de terroriser les méchants et de réconforter les faibles. Car il y a plus de douleur que de méchanceté parmi les hommes. Le grand troupeau ne rêve que paix et bonheur. Il y a des loups, c’est vrai. Rois, princes, ils sont quelques-uns qui font peser sur le monde le terrible poids de leur ambition; il eût suffi peut-être de susciter quelques bons chevaliers contre ces dévorants. J’eusse voulu être l’un de ceux-là, mon père.


C’est en devisant de ces choses que les deux Pardaillan – évitant avec soin de parler de Loïse, l’un pour ne pas éveiller une suprême douleur chez son fils, l’autre pour ne pas pleurer – c’est ainsi qu’ils atteignirent la nuit du vendredi, la dernière nuit.


Comme tous les soirs, ils s’endormirent paisiblement.


Comme tous les matins, le vieux Pardaillan se réveilla le premier, vers six heures. Un mince filet de jour se jouait sur le visage du chevalier; il souriait, rêvant sans doute de Loïse.


Le routier le contempla avec une inexprimable expression de tendresse et de douleur. L’heure terrible était arrivée. Un léger mouvement qu’il fit, réveilla le jeune homme. Il ouvrit les yeux et vit son père penché sur lui.


Alors, chacun d’eux frémit jusqu’au plus profond de l’être, et chacun d’eux s’efforça de garder un visage serein.


Ils ne se dirent rien. Que se fussent-ils dit à ce moment suprême? Le chevalier avait pris une main du vieux routier dans la sienne, et se regardant de leurs yeux intrépides, se souriant parfois comme pour répondre à de lointaines pensées, ils attendirent ainsi.


Enfin, après des heures qui leur parurent des minutes, ils entendirent dans le couloir un bruit de pas nombreux.


À l’instant, ils furent sur pied tous les deux.


Ils s’étreignirent silencieusement, d’une longue étreinte d’adieu.


Toute parole eût été impossible à ce moment. Chacun d’eux n’avait plus qu’une idée: ne pas faire souffrir l’autre par le spectacle de sa propre douleur, ne pas aggraver son agonie…


Au premier mot, ils eussent éclaté en sanglots…


La porte s’ouvrit. Montluc parut. Il avait une escorte de vingt arquebusiers.


Les deux prisonniers se tenaient par la main, d’une si étroite étreinte qu’il eût été difficile de les séparer.


Montluc fit un signe: les gardes entourèrent les deux Pardaillan, qui eurent un dernier éclair de joie sombre en voyant que jusqu’au bout, ils seraient ensemble.


On se mit en marche. Le chevalier constata qu’au bout du couloir, il y avait d’autres gardes qui attendaient; toute la garnison du Temple – soixante soldats – était sur pied.


On descendit un escalier de pierre. On s’enfonça dans les entrailles de la vieille prison.


Enfin, on pénétra dans une vaste pièce dallée.


C’était la chambre de torture.


Le bourreau-juré était là. Près de lui se trouvait un homme qu’à la lueur des torches le chevalier reconnut aussitôt: c’était Maurevert. Le chevalier tourna la tête vers son père et sourit. Maurevert était livide et tremblant de haine impatiente.


Trente arquebusiers se rangèrent autour de la salle aux voûtes surbaissées. De six en six hommes, il y avait une torche. Les Pardaillan virent tout cela d’un coup d’œil. Ils virent le chevalet de torture, avec ses ais, ses cordes, les cordes de bois et le maillet posés sur une dalle; ils virent un brasier où chauffaient des fers, des tenailles. Ils virent le bourreau qui donnait des instructions à deux hommes: ses aides; ils virent Montluc qui causait avec Maurevert… ce fut, dans une seconde, une atroce vision de cauchemar.


– Par lequel commençons-nous? demanda Montluc.


– Monsieur… fit le chevalier en avançant d’un pas.


Aussitôt dix mains rudes s’abattirent sur lui comme si on eût craint quelque tentative désespérée.


– Que voulez-vous? grommela Montluc.


– Une grâce, dit le chevalier en affermissant sa voix d’un effort terrible.


– Parlez…


– Faites que je sois questionné le premier.


– Morbleu! cria le vieux Pardaillan, ce que tu demandes là est injuste. Honneur à la vieillesse, que diable!


– Moi, ça m’est égal, dit Montluc qui interrogea Maurevert du regard.


Maurevert chercha les yeux du chevalier; mais le jeune homme avait tourné vers son père un suprême regard d’adieu.


– Le vieux d’abord! gronda Maurevert avec un accent de haine implacable.


Il avait deviné tout ce que le chevalier allait souffrir en voyant torturer son père. En même temps, il recula vivement vers une porte qui donnait sur une porte de cabinet où divers ustensiles étaient rangés. Là, dans l’ombre, une femme vêtue de noir, le visage couvert d’un long voile, attendait, semblable au génie familier de cet enfer.


Elle fit un signe à Maurevert, qui cria:


– Allons, bourreau, commence ton office.


– Nous disons le plus vieux d’abord? demanda le bourreau d’une voix indifférente.


– Oui. Allons. Dépêche! répondit Maurevert qui haletait.


Les deux aides, le bourreau et quelques gardes saisirent le vieux routier.


– Mon père! mon père! rugit le chevalier dans une clameur déchirante.


Et le désespoir le galvanisant d’une secousse électrique, il se courba, se raidit, se secoua, faisant vaciller et trembler les huit gardes qui essayaient de le maintenir. Il y eut une minute de tumulte et de désordre, Montluc tirait sa dague, et Maurevert cria: Les chaînes! les chaînes! lorsque tout à coup la porte de la chambre des questions s’ouvrit, et une voix haletante, une voix de femme, éclatante, domina les bruits de l’affreuse lutte:


– Au nom du roi!… Il y a sursis!…


À ce cri «au nom du roi», tous demeurèrent immobiles, jusqu’au bourreau qui laissa tomber les chaînettes dont il commençait à lier les jambes du chevalier, jusqu’à Maurevert qui se mordit les poings pour étouffer un hurlement de rage, jusqu’à Catherine de Médicis qui, dans son ombre, tressaillit violemment.


Et tous virent alors une femme, une jeune femme à tournure élégante, modestement vêtue, qui jetait un regard de compassion émue et de joie profonde sur les deux condamnés, et qui, les mains jointes, murmurait:


– Que bénie soit la Vierge Marie, ma sainte patronne, j’arrive à temps!


Les deux Pardaillan s’étaient saisis par la main.


– Marie Touchet! murmura le chevalier qui s’inclina d’un air de grâce d’une simplicité prodigieuse en un tel moment.


– Qui êtes-vous, madame? demanda Montluc en s’avançant vers la jeune femme.


– Je suis une messagère du roi de France, voilà tout ce qui vous importe, monsieur, dit Marie Touchet.


– Comment êtes-vous parvenue ici?


Sans répondre, elle tendit un papier que Montluc alla lire à la lueur d’une torche. Il contenait ses mots:


«Ordre au gouverneur, portiers et tous geôliers du Temple de laisser passer le porteur des présentes jusqu’à la chambre des questions. Signé: Charles, roi.»


– Et maintenant, lisez ceci, reprit Marie Touchet.


Et elle tendit à Montluc stupéfait un deuxième papier sur lequel le roi avait, de sa main, tracé cette ligne:


«Ordre de surseoir à l’interrogatoire de messieurs de Pardaillan père et fils. Signé: Charles, roi.»


Montluc, ayant lu, se tourna vers le sergent qui commandait les gardes, et dit:


– Emmenez les prisonniers dans leur cachot. Bourreau, tu reviendras quand il plaira au roi.


– Un instant, gronda Maurevert. Tout n’est pas dit…


– Tout est dit quand le roi ordonne, dit Montluc. Gardes, emmenez les prisonniers.


Le chevalier et le vieux routier, pendant ces quelques instants, avaient tenu leurs yeux fixés sur Marie Touchet et l’éloquence de leurs regards la remerciait. Ils sortirent, environnés de leurs gardes, déjà plus respectueux; ils étaient étourdis, l’âme endolorie de cette joie puissante que peu de condamnés en pareilles circonstances peuvent supporter sans défaillir.


Alors Marie Touchet s’éloigna à son tour, pareille à un de ces anges de la légende descendu un instant dans la demeure des démons.


Il n’y eut plus dans la lugubre salle que Maurevert et Montluc.


– Confiez-moi ces papiers, dit Maurevert. Le roi sera sans doute heureux de votre promptitude à obéir; mais enfin, s’ils n’étaient pas de lui!…


– Ma foi, mon cher monsieur, dit le soudard, qu’ils soient du roi ou d’un autre, peu m’en chaut. Y a-t-il un cachet sur ces papiers? Oui: ce cachet est-il aux armes du roi? Oui. Le reste ne me regarde pas. Au surplus, voici les deux chiffons. Interrogez là-dessus la vieille donzelle qui est venue ici au nom de la reine…


Maurevert eut un sourire aigu à entendre le gouverneur parler avec si peu de respect: cette vieille donzelle, c’était la reine elle-même. Elle devait avoir entendu. Et Maurevert haïssait maintenant Montluc.


Il prit les papiers, saisit un flambeau et entra dans le cabinet.


– J’ai tout entendu, dit la reine en jetant à peine un coup d’œil sur les papiers. Je connais la personne qui est venue.


– Ainsi, c’est bien le roi qui a signé? balbutia Maurevert. Que faire alors?


– Obéir. Je vais au Louvre et j’arrangerai la chose. Tenez-vous en paix; ce qui est dit est dit; vous aurez ces deux hommes. Dans huit jours, trouvez-vous à mon hôtel. D’ici là, voyagez; ne demeurez pas à Paris. Vous avez commis une première maladresse en manquant l’amiral. Si vous en commettiez une deuxième en vous laissant arrêter – car on cherche le meurtrier – vous seriez, cette fois, perdu sans recours.


Maurevert frémissait. Il croyait comprendre que Pardaillan lui échappait; et résolu à risquer sa vie pour assouvir sa vengeance, convaincu d’ailleurs que Catherine avait encore besoin de lui, il répondit:


– Madame, je crois que mon intérêt exige que je demeure à Paris. Dans huit jours, d’ailleurs, on aura autant d’intérêt que maintenant à trouver l’auteur de l’arquebusade du cloître.


– Je ne crois pas! dit Catherine avec un sourire livide.


Et saisissant le bras de Maurevert:


– Je vous couvre, entendez-vous? Votre grande faute n’est pas d’avoir tiré sur l’amiral, c’est de l’avoir manqué. Mais au surplus, les choses sont mieux ainsi; votre maladresse est peut-être un coup d’adresse extraordinaire. C’est pourquoi, Maurevert, je vous pardonne d’avoir fait grâce à Coligny; c’est pourquoi je vous destine à de plus hautes besognes. Obéissez, partez, revenez dans huit jours, et vous saurez alors ma pensée. Et quant à ces deux hommes, ne craignez rien: je vous en réponds.


– J’obéirai, madame, dit Maurevert qui s’inclina profondément.


Il sortit en disant:


– Je me loge aux abords du Temple et je n’en bouge pas de huit jours: je veux voir, moi!…


La reine s’éloigna à son tour, escortée par un simple sergent des gardes qui la reconduisit jusqu’à la petite porte, car tout le monde, même Montluc, ignorait au Temple qui était la dame voilée de noir.


– Comment et pourquoi la maîtresse du roi s’intéresse-t-elle à ces deux aventuriers? se demandait Catherine. Comment et pourquoi a-t-elle obtenu cet ordre de sursis?… Je le saurai dans quelques jours Les Pardaillan ne peuvent m’échapper. Pour aujourd’hui, écartons ce souci infime et songeons à la grande besogne!


* * * * *

Comment Marie Touchet avait obtenu le sursis? C’est ce que nous devons expliquer rapidement.


Le valet du roi était entré à sept heures du matin dans l’appartement de Charles IX, et l’avait trouvé qui se déshabillait.


– Tu vois, avait dit Charles, j’ai passé la nuit à travailler…


– Aussi Votre Majesté est-elle à faire peur, dit familièrement le valet.


– Je vais réparer cela. Je veux dormir jusqu’à onze heures, tu entends? Que personne n’entre ici; tu diras à mes gentilshommes qu’il n’y aura pas de lever ce matin, et que je les attends à mon jeu de paume après-midi. Va, va… je veux être seul.


Le valet parti, le roi acheva de se déshabiller, mais pour revêtir aussitôt un costume de drap, d’apparence bourgeoise. Bientôt, par des couloirs et des escaliers dérobés, il gagna une cour déserte, atteignit une petite porte située non loin de l’angle qui avoisine Saint-Germain-l’Auxerrois, et l’ayant ouverte avec une clé qu’il était seul à posséder, se trouva sous une voûte. Cette sorte de poterne était fermée du côté intérieur par une lourde porte de fer. Le chemin en pente raide aboutissait au fossé. Une passerelle en planches était jetée sur l’eau courante. Après la passerelle, des marches taillées dans la glaise gazonnée permettaient au roi de remonter sur le bord extérieur du fossé. C’est par là qu’il passait quand il voulait qu’on le crût au Louvre alors qu’il se promenait dans sa bonne ville, comme un écolier heureux d’échapper pour quelques heures à la dure contrainte.


Dès qu’il se trouva dehors, le roi huma à pleins poumons l’air vif de la Seine. Sa poitrine étroite se dilata. Un peu de couleur anima ses joues, et ses yeux, un moment, se reposèrent sur le joli panorama du fleuve, ses ponts chargés de maisons à toits aigus, l’enfilade des clochetons et des girouettes, et en perspective, dans la grande lumière pure et chaude de ce matin d’août. Notre-Dame dont le soleil rosait les tours.


Nul n’eût reconnu dans ce petit bourgeois souriant et heureux l’homme qui venait de se débattre dans une crise affreuse contre des visions formidables, le roi qui venait de décréter l’hécatombe des huguenots…


Il remonta le cours de la Seine, puis tourna à gauche, atteignit la rue des Barrés et pénétra dans la maison de Marie Touchet.


C’est là qu’après ces terribles accès qui faisaient de lui tantôt une misérable loque humaine, tantôt un fou furieux, c’est là qu’il venait chercher le repos réparateur; c’est là, lorsqu’il sentait son âme empoisonnée par l’air du Louvre, qu’il venait respirer en liberté; c’est là qu’il venait trouver l’apaisement et la douceur, lorsque quelque terrible scène l’avait mis aux prises avec sa mère.


Lorsque le roi eut été introduit dans l’appartement de Marie Touchet, il s’arrêta dans l’encadrement de la porte, émerveillé par le spectacle qu’il avait sous les yeux: Marie Touchet, assise près d’une fenêtre dont les châssis levés laissaient entrer à flots l’air et la lumière, était en déshabillé du matin. Son sein était nu. Et à ce sein se suspendait l’enfant rose, joufflu, ses deux petites mains pressant le beau sein blanc qu’il tétait assidûment, ses jambes en l’air se livrant à une gymnastique de satisfaction; il se frottait les pieds comme on se frotte les mains. Marie le contemplait en souriant. Elle avait l’air de dire: Est-il glouton! Bois mon petit, bois sans crainte le bon lait de ta mère… Charles ne bougeait pas…


Enfin, l’enfant, repu sans doute, s’endormit tout à coup, une goutte de lait au coin des lèvres.


Alors Marie Touchet se leva et le déposa doucement dans le berceau.


Et elle demeura là, le visage plein d’admiration.


À ce moment, Charles s’avança sans bruit, la saisit par derrière dans ses bras et lui mit ses deux mains sur les yeux, en riant comme un gamin qui fait une bonne farce.


Marie le reconnut aussitôt, mais se prêtant au jeu de son amant, elle s’écria dans un joli rire:


– Qui est là? Quel vilain m’empêche de voir monsieur mon fils? Ah! c’est trop fort, je m’en plaindrai au roi…


– Plains-toi donc! fit Charles en ôtant ses mains et en se reculant, car voici le roi.


Et Marie se jetant dans ses bras lui tendit ses lèvres en disant:


– Mon cher seigneur, le premier baiser pour moi… Et maintenant, monsieur votre fils, ajouta-t-elle lorsque Charles l’eut embrassée.


Le roi se pencha sur le berceau. Marie était près de lui, penchée aussi.


Les deux têtes se touchaient.


Toutes les deux exprimaient la même admiration naïve qui, chez le roi, se nuançait d’étonnement… Quoi! ce petit être si fort, si beau, c’est mon fils!… Le roi était perplexe… Il cherchait une place pour embrasser le petit sans l’éveiller, et finalement, n’osant pas, chercha les lèvres de Marie en disant:


– Tiens, donne-lui ce baiser… je pourrais lui faire mal, moi…


Marie Touchet déposa doucement ses lèvres sur le front de l’enfant.


Puis, tous deux se relevant, gagnèrent sur la pointe des pieds la salle à manger où le roi se jeta dans un fauteuil en disant:


– Je tombe de sommeil et de fatigue…


Marie Touchet s’était assise sur ses genoux et caressait doucement les cheveux de Charles.


– Raconte-moi tes peines, disait-elle. Comme tu es pâle!… Qui t’a encore tourmenté?… J’espère que tu n’as pas eu de crise, au moins?… Mon bon Charles… raconte à ta petite amie…


– Eh bien, oui, Marie, j’ai encore eu une crise, et elle a été terrible… Ce qui est affreux, vois-tu, c’est qu’il y a quelque chose de nouveau dans mon mal… Autrefois, tu te rappelles, c’était court… Je souffrais beaucoup, c’est vrai, mais la crise passée, je redevenais moi-même. Maintenant, je sens que mon esprit est atteint… ma cervelle se détraque… lorsque je sens la crise venir, il entre en moi comme un souffle de haine furieuse contre l’humanité… Dans ces minutes-là, je voudrais détruire tout ce qui m’entoure, mettre le feu à Paris comme je t’ai dit que cet empereur fit de Rome, frapper, tuer… Ah! Marie, on m’a trop dit que les rois ne sont forts que lorsqu’on les redoute, lorsqu’ils tuent… et cela, vois-tu, m’est entré dans le sang…


– Allons, tout cela passera… Il ne te faut qu’un peu de repos…


– Oui… du calme… du repos… Mais où en trouver hormis ici? Marie, je suis entouré de conspirateurs.


– N’y songe pas en ce moment. Prends ici, du moins, le peu de repos qui calme ta pauvre chère tête… plains-toi, dis-moi ce que tu as souffert, mais ne me dis pas ce que tu redoutes, car c’est toujours en songeant à ces choses que tu t’affoles… enfant!… tu es le roi… rassure-toi, nul n’oserait te toucher…


Elle parla ainsi longuement de sa voix douce et monotone, le berçant, le consolant…


Mais cette fois le roi ne voulait pas être consolé. Trop de choses et des choses trop terribles se préparaient autour de lui. Et comme il n’osait en parler, il se mit à raconter que le parti des Guises travaillait à sa perte et que sa mère avait découvert la preuve de la conspiration, et que, ce matin même, on allait questionner deux dangereux acolytes de Guise.


– Voici neuf heures, termina-t-il. Dans une heure, ces maudits Pardaillan auront tout avoué, et je saurai la vérité.


Marie Touchet jeta un cri.


– Tu dis qu’on va questionner deux hommes qui s’appellent Pardaillan?


– Oui-dà. Ce sont sans doute des serviteurs de Guise. Il est sûr qu’ils sont au courant de bien des secrets…


– Sire, s’écria Marie Touchet, je vous demande grâce pour ces deux hommes.


– Çà! perds-tu la tête!…


– Non, non, mon bon Charles! Ne t’ai-je pas dit que j’ai été sauvée par deux inconnus qui m’ont dit s’appeler Brisard et La Rochette?… Eh bien, ce sont eux! Ramus a su leurs vrais noms…


– Ah! tu vois bien qu’ils conspirent, puisqu’ils cachent leurs noms… Écoute, Marie, veux-tu que je sois tué?…


– Charles! mon Charles! je te jure qu’ils ne peuvent être coupables! Oh! tu les cherchais pour les combler d’honneurs… et voici qu’on va les questionner!… Ceci est affreux, sire! Ces deux hommes m’ont sauvée! Si je suis vivante, c’est à eux que je le dois…


– Marie!…


– Non, Charles! Je serais une infâme si je laissais livrer au bourreau deux vaillants gentilshommes qui ont risqué leur vie pour moi! Ne peux-tu les faire venir au Louvre? les interroger sans l’aide du bourreau? Ils diront tout! Je m’en fais la caution!…


– C’est pardieu vrai! Pourquoi ne leur parlerais-je pas moi-même?…


Marie, toute tremblante, entraîna le roi à un secrétaire.


– Écris, dit-elle, écris un ordre de sursis. Ah! qu’ils ne soient pas tenaillés!… Ils seront tout de même en prison, puisqu’on les tient!…


Charles écrivit l’ordre de sursis…


– Où sont-ils? demanda-t-elle.


– Au Temple. Je vais envoyer…


– Non, non! J’y vais! J’y cours! s’écria Marie Touchet en jetant à la hâte une capeline sur sa tête et un manteau sur ses épaules. Donne-moi seulement un sauf-conduit…


Charles écrivit le laisser-passer. Il apposa son cachet sur les deux papiers et les remit à Marie Touchet qui les serra dans ses bras.


– Ô mon Charles, comme tu es bon… comme je t’aime!…


Et elle s’élança au dehors, laissant le roi tout effaré, mais charmé. On sait le reste. Le roi demeura quelques minutes encore dans la paisible maison, alla revoir son fils qui dormait dans son berceau; puis, calme, l’âme purifiée, les yeux brillants, il reprit le chemin du Louvre.

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